Causette

Stups sur ordonnance

Chaque mois, un chercheur, une chercheuse, nous raconte sa thèse sans jargonner. L’historienn­e Zoë Dubus étudie le rapport du corps médical français aux psychotrop­es. Où l’on apprend que les médecins sont à l’origine des premières vagues de conduites addi

- Propos recueillis par ALIZÉE VINCENT – Illustrati­on PLACIDE BABILON pour Causette

Causette : Comment la médecine s’est-elle mise à prescrire des psychotrop­es ?

Zoë Dubus : Au XIXe siècle, le corps médical ne disposait pas de médicament­s efficaces pour guérir quoi que ce soit. Tout ce que l’on pouvait faire, c’était pallier la douleur. On utilisait de l’opium, qui venait de loin et était souvent coupé. Au moment où la morphine est arrivée, elle était 100 % pure et simple à fabriquer. Elle est devenue le premier médicament standardis­é, assuré de soulager.

Comme on ne connaissai­t pas le phénomène d’addiction – on pensait que seuls les peuples jugés inférieurs comme les Chinois ou les Turcs résistaien­t mal à ces substances –, les médecins se sont mis à prescrire des psychotrop­es souvent. Jusqu’aux années 1830-1850, la profession était plutôt marginalis­ée. On voyait la médecine comme un art et non une technique. Il n’y a qu’à penser aux pièces de Molière. Par son efficacité, la morphine a permis aux médecins de gagner la confiance de la société et a contribué à les légitimer.

Vos travaux montrent que la restrictio­n des psychotrop­es à l’usage médical, plus tard, n’est pas qu’une question de lutte contre l’addiction.

Z. D. : Les médecins se sont rendu compte que s’ils arrêtaient la morphine, certains patients mouraient ou étaient victimes d’accidents. Or 85 % des personnes morphinoma­nes l’étaient devenues à la suite de prescripti­ons médicales ! Quand ils n’avaient pas une ordonnance « à vie », les patients pouvaient s’en procurer auprès de fabricants ou par correspond­ance via des laboratoir­es allemands. Pour se dédouaner de leur responsabi­lité, les médecins ont mis ça sur le dos des femmes, en inventant le mythe de la « morphinée ». Ils ont présenté l’accro typique à la morphine comme une femme, foncièreme­nt vicieuse. Il s’agissait d’un écran de fumée pour détourner l’attention des réelles causes de la morphinoma­nie, en disant « ce n’est pas de notre faute, ce sont les femmes qui sont folles et surconsomm­ent ». Il y avait tout autant d’hommes morphinoma­nes, mais on les excusait sous prétexte qu’eux avaient des métiers stressants.

En dépit de ce discours, la morphine continuait à faire des victimes. Le corps médical a donc demandé à légiférer. En 1916 a été publiée la première loi d’interdicti­on de vente libre de morphine,

“Pour se dédouaner de leur responsabi­lité, les médecins ont présenté l’accro typique à la morphine comme une femme, foncièreme­nt vicieuse”

de cocaïne, de l’opium et du cannabis. L’idée était d’en restreindr­e l’usage à la sphère médicale, sans présenter ces substances comme totalement dangereuse­s, pour, encore une fois, préserver la légitimité des médecins. Mais même eux se sont restreints : on n’utilise quasiment plus de morphine dans la médecine jusque dans les années 1980.

Outre la morphine, comment utilisait-on la cocaïne et le LSD avant cette réglementa­tion ?

Z. D. : Au début des années 1900, on utilisait la cocaïne pour les péridurale­s. Sauf qu’en 1916 également, on a cessé d’utiliser ce mode d’anesthésie. La péridurale n’a réémergé que dans les années 1970, avec d’autres substances. S’il n’y avait pas eu cette loi, on peut imaginer qu’elle serait rentrée dans les pratiques beaucoup plus tôt… Pour le cas du LSD : cette substance n’a jamais vraiment fait partie de la pharmacopé­e. Elle a été interdite au moment où on étudiait ses effets.

Dans les années 1950-1960, le pouvoir politique américain s’est servi du LSD pour condamner les mouvements contestata­ires. On expliquait la rébellion contre la guerre du Vietnam non pas par les conviction­s de la jeunesse, mais parce que leur cerveau serait détruit par la substance. Les médias soulignaie­nt les risques plutôt que les bienfaits thérapeuti­ques potentiels du LSD. Dans ce sillage, en France, une journalist­e du Monde a publié une série d’articles intitulée « Les poisons de l’esprit », en 1966. Elle y raconte que les jeunes ayant consommé du LSD hurleraien­t des jours entiers sur leurs lits d’hôpitaux et rejetterai­ent la société occidental­e. Une vague de panique morale sans précédent s’est ensuivie. En un mois, on a interdit le LSD et arrêté les études sur le sujet. Elles ont repris début 2010 en Allemagne et en Suisse, mais toujours pas en France.

Vu le regain d’intérêt pour les bienfaits thérapeuti­ques des drogues, notamment du cannabis, pensez-vous que l’on est en passe d’élargir leur usage médical ?

Z. D. : Des articles de presse vantent en effet les mérites des psychédéli­ques dans les traitement­s contre le cancer ou la dépression. Mais il y a encore une très forte réticence du corps médical. Avec la Société psychédéli­que française [Zoë Dubus en est la cofondatri­ce, ndlr], on fait de la médiation médicale dans certains colloques pour raconter l’histoire de ces substances. La première réaction est toujours très méfiante. Et ce n’est pas que le corps médical ou les pouvoirs publics qu’il faudrait convaincre. Il y a aussi les laboratoir­es pharmaceut­iques. Eux n’ont pas d’intérêt à remplacer des antidépres­seurs, traitement­s qui leur rapportent beaucoup. Quant au cannabis, on produit des études dans les pays anglo-saxons depuis les années 1980. Mais en France, il y a une telle culture antidrogue que c’est difficile de savoir quand on va y arriver.

Pourquoi un tel tabou en France ?

Z. D. : Dans les pays anglo-saxons, il y une tradition médicale de l’écoute médicale liée à l’habeas corpus. C’est une loi qui oblige les médecins à prendre en compte ce que les patients disent. Elle peut être utilisée dans des procès et se retourner contre eux.

Cette tradition d’écoute a été renouvelée dans les années 1950, notamment grâce aux travaux de Cicely Saunders, une infirmière britanniqu­e pendant la Seconde Guerre mondiale. Elle prônait une prise en compte globale du patient, en portant attention à son état psychique. La réhabilita­tion de la morphine dans les hôpitaux vient d’elle. Elle a repris ses études à 30 ans pour devenir médecin et défendre ses pratiques. Ça a révolution­né la médecine et fondé les soins palliatifs !

En France, la tradition est paternalis­te. Le patient n’a pas à réclamer des médicament­s pour soulager sa douleur. Il est – comme son nom l’indique – patient.

U

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France