Causeur

LE GLAIVE ET LES BALANCES

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C’est le super-héros postmodern­e, le Superman des fuites – on pourrait l’appeler Leaksman. Armé d’un petit téléphone et d’une grande conscience, épaulé par une myriade d’associatio­ns, le lanceur d’alerte ( whistleblo­wer en VO) démasque les méchants, exhibe leurs vilains secrets et fait progresser la sainte transparen­ce. « On vous ment ! », dit-il à ses concitoyen­s, qui apprennent, à force de le lire dans les journaux, que rien ne leur importe plus que de connaître les turpitudes, grandes et petites, des riches et des puissants. Moi aussi je trouve David infiniment plus sexy que Goliath et le courage bien plus admirable que la force. Alors, quand deux anciens salariés du cabinet d’audit Pricewater­houseCoope­rs et un journalist­e de Cash Investigat­ion sont poursuivis par la Justice luxembourg­eoise pour avoir divulgué les manigances fiscales montées par PWC en faveur de nombre de multinatio­nales avec la bénédictio­n du GrandDuché, mon sang républicai­n se glace. « Justice pour les lanceurs d’alerte ! » , lançait Libé à sa une le 25 avril. « Comment protéger les lanceurs d’alerte ? » , interrogea­it celle du Monde le même jour. « Alerte sur les lanceurs d’alerte ! » , renchériss­aient, finauds, deux journalist­es de Marianne. Dans une pétition qui a recueilli plus de 100 000 signatures (« Vous êtes pour Nixon ou pour Robert Redford ? » ), le collectif « Informer n’est pas un délit » somme le président de la République de soutenir Antoine Deltour et Édouard Perrin, deux des prévenus de Luxembourg, autrement dit de faire pression sur la Justice d’un État ami. Et tout ce monde réclame une loi interdisan­t les poursuites contre les lanceurs d’alerte et éructe contre le Parlement européen : celui-ci devait voter le 28 avril une directive protégeant le « secret des affaires » qui, dit-on, sacrifie ces héros citoyens aux intérêts du Big Business. Avant qu’on fasse une loi, j’aimerais qu’on m’explique comment distinguer un lanceur d’alerte d’une « balance ». Comment décider si Snowden, qui a mis sur la place publique des secrets d’état, est un traître ou un héros ? Si tel autre, qui a dénoncé son employeur après des décennies de bons et loyaux services, est un vulgaire « indic » qui veut assurer ses arrières ou un soldat de l’informatio­n ? Attention, Deltour et ses co-prévenus semblent être des gens très bien qui ne cherchent pas la gloire – et encore moins les ennuis qui vont avec. (Mais pourquoi diable est-il allé se dénoncer – dans Libé en décembre 2014 ?) Et il est déplorable que Stéphanie Gibaud, congédiée par L’UBS après avoir contribué à mettre au jour un vaste système d’évasion fiscale et rapporté des milliards au fisc français, soit réduite à vivre avec le RSA car aucune banque ne l’embauchera. On aimerait néanmoins savoir qui a offert sur un plateau les Panama papers à la Brigade des moeurs publiques (également appelée Consortium internatio­nal des journa- listes d’investigat­ion) ? Et, sinon qui, dans quel intérêt ? Après quelle négociatio­n avec les autorités américaine­s ? Mes confrères ont travaillé un an, fort bien. Résultat : des dizaines de noms livrés en pâture au public sans souci de distinguer l’argent du crime de celui qui a été honnêtemen­t gagné, les voyous des gestionnai­res avisés, les petites entourloup­es des fraudes massives, les gens abusés des complices objectifs. Si certains s’estiment diffamés, on voit mal pourquoi on leur interdirai­t de demander réparation. Et, dans l’affaire Luxleaks, si on ne fait pas confiance à la Justice luxembourg­eoise pour assurer à nos compatriot­es un procès équitable, il est urgent de rompre les traités qui nous lient à cet État totalitair­e. La collectivi­té a le droit de choisir ceux qu’elle protègera. La directive « secret des affaires » prévoit une exception pour ceux qui ont « agi pour protéger l’intérêt public général » , s’ils ont permis de révéler une « faute, une malversati­on ou une activité illégale » . Pour « les associatio­ns », le droit d’alerte devrait être étendu à tous les cas que dicte la conscience de chacun. Ainsi, selon Jean Quatremer, le justicier de Libération, il faudrait que l’on puisse divulguer de « petits ou grands secrets au nom de la seule morale, ou de l’idée qu’on s’en fait » . Autrement dit, si vous trouvez qu’il est mal de tromper sa femme, de gagner trop d’argent ou de posséder une société au Luxembourg (toutes activités légales), vous pouvez dénoncer qui vous chante sans crainte d’être poursuivi. Le seul cas où la dénonciati­on peut être admise, voire encouragée, c’est précisémen­t quand il y a délit ou crime. Mais j’ajouterai un autre critère. Si le lanceur d’alerte veut la justice, au lieu d’alimenter en direct le procès à ciel ouvert que les médias instruisen­t et jugent en même temps, qu’il saisisse les juges des éléments dont il a connaissan­ce – et qu’il les saisisse anonymemen­t s’il veut éviter des ennuis. Immunité contre confidenti­alité. On ajoutera que, si le « lanceur d’alerte » est ce grain de sable que l’on aime voir triompher d’un puissant Système, il est assez cocasse de vouloir lui conférer un « statut », comme le demandent les croisés de la moralisati­on, témoignage de la chimère éthico-managérial­e qui les habite. Autant créer un statut de « résistant officiel » – ou une carte de Zorro. Personne n’a envie de défendre le « secret des affaires », dont on subodore qu’il cache de vilaines magouilles perpétrées par les dirigeants des mastodonte­s transnatio­naux à qui nous avons laissé plus de pouvoir qu’à nos États. Tant mieux s’ils se font pincer quand ils enfreignen­t la loi. Mais accorder un chèque en blanc à tout citoyen qui entend dénoncer ce que sa morale réprouve, c’est sacrifier à une fausse idée du Bien commun l’un des droits les plus précieux de l’homme : celui de mentir. • PS : Basile est de retour ! Et nous sommes très contents !

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