Causeur

ÉTAT LA FUITE DES CERVEAUX

Depuis un an, les portes claquent dans la haute fonction publique. Le responsabl­e du réseau ferré, le directeur financier D'EDF et le patron de la pénitentia­ire ont tous démissioné pour la même raison : l'état ne leur donne plus les moyens de sa politique

- Par Erwan Seznec

19 février 2016. À la surprise générale, Jacques Rapoport démissionn­e de la présidence de SNCF Réseau. Cet énarque de 63 ans évoque dans sa lettre des « raisons personnell­es » qui le conduiraie­nt à abandonner la tête de l’organisme public gestionnai­re des infrastruc­tures du rail. Dix jours plus tard, le 1er mars 2016, c’est le directeur financier D’EDF, Thomas Piquemal, qui démissionn­e à son tour. Un an après, début avril 2017, Philippe Galli, directeur de l’administra­tion pénitentia­ire, tire sa révérence.

Le rail, l’électricit­é, les prisons. Trois dossiers en apparence déconnecté­s les uns des autres, mais trois démissions qui intervienn­ent, en définitive, dans des contextes très proches. Si ces grands serviteurs de l’état ont claqué la porte, c’est parce que le pouvoir politique leur demandait de faire mieux avec moins. Leur ministre de tutelle leur fixait des objectifs, sans leur accorder les moyens financiers de les atteindre. Jacques Rapoport a toujours gardé le silence. Thomas Piquemal, en revanche, s’est expliqué longuement, à l’invitation de la commission des affaires économique­s de l’assemblée nationale, le 4 mai 2016. Son audition, disponible sur le site de l’assemblée, mérite d’être lue en intégralit­é pour comprendre la gravité de la situation. EDF a sur les bras deux chantiers de réacteurs dernière géné- →

ration, dits EPR (Evolutiona­ry Power Reactor), l’un en Finlande, l’autre à Flamanvill­e (Manche). En 2013, le groupe a signé pour la constructi­on de deux autres EPR en Grande-bretagne. Malheureus­ement, rien ne s’est passé comme prévu. Les deux chantiers en cours cumulent les retards et les avanies. Les prix de l’énergie sont au plus bas. Areva, enfin, est en petite forme et ne peut assumer sa part de financemen­t (10 %) dans la constructi­on des EPR britanniqu­es.

« On joue la survie D'EDF »

Thomas Piquemal, après avoir exploré toutes les issues possibles, a demandé au ministre des Finances, Emmanuel Macron, soit un report de trois ans des nouveaux projets, soit une recapitali­sation D’EDF, à hauteur de 3 milliards d’euros. Malgré le soutien massif des syndicats D’EDF, il n’a pas été entendu. « Qui parierait 60 % ou 70 % de son patrimoine sur une technologi­e dont on ne sait toujours pas si elle fonctionne, alors que cela fait dix ans qu’on essaie de la construire ? » s’interrogea­it-il devant les députés. « Dans cette histoire, on joue la baraque ! » renchérit Philippe Huet. Patron de l’audit, du contrôle et des risques D’EDF jusqu’en novembre 2016, il a été « viré », selon sa propre expression, pour avoir protesté lui aussi contre les risques énormes que l’état actionnair­e (à 85 %) fait courir à son électricie­n. Il ne s’était jamais exprimé jusqu’à présent. « EDF vaut 22 milliards en Bourse aujourd’hui. Les EPR représente­nt un engagement de 16 milliards. Quelqu’un, au sommet de l’état, réalise-t-il ce que cela implique ? J’ai rencontré les conseiller­s d’emmanuel Macron avant la présidenti­elle. Selon moi, ils n’ont pas compris la situation. Aujourd’hui, les analystes financiers appliquent une décote de 25 % à la valeur EDF, pour cause d’ingérence politique dans sa gestion. » Depuis trente ans, les présidents D’EDF restent en poste quatre ans en moyenne. « C’est de l’incompéten­ce organisée, tranche Philippe Huet. Le politique ne veut personne capable de lui tenir tête. Il faut développer le renouvelab­le ? On demande à EDF de s’y coller. Areva va mal ? On force EDF à racheter sa branche réacteur (pour 2,5 milliards, en novembre 2016). Absurde. C’est comme si Air France rachetait Airbus. »

SNCF : des chantiers, mais pas d'argent

Ou comme si la SNCF était obligée de commander des trains dont elle n’a pas besoin pour sauver l’usine d’un fournisseu­r... En octobre 2016, le gouverneme­nt de Manuel Valls a forcé la compagnie à commander 15 rames de TGV à Alstom, qui voulait fermer son site de Belfort (avec des propositio­ns de reclasseme­nt pour les 400 salariés concernés). Comme la SNCF n’a aucun besoin de ces rames, elles circuleron­t sur la ligne Intercités Marseille-bordeaux, à petite vitesse... Mais ce n’est rien à côté des aberration­s qui ont précipité le départ de Jacques Rapoport. SNCF Réseau a une seule recette significat­ive, les péages acquittés par la SNCF. Tout le monde sait que les lignes de chemin de fer français sont dans un piètre état. Sommée de faire de la grande vitesse, la compagnie a mis le paquet depuis trente ans sur la constructi­on de 20 000 kilomètres de lignes TGV, délaissant les 28 000 kilomètres de voies classiques. À l’heure actuelle, les trains circulent à vitesse réduite sur 5 000 kilomètres de voies. Après l’accident de Brétigny (Essonne, juillet 2013, 7 morts, ndlr), le gouverneme­nt a mis SNCF Réseau en demeure de remédier, de toute urgence, à trois décennies d’impérities. Jacques Rapoport avait toutes les raisons de prendre le problème à coeur : sa responsabi­lité pénale était engagée en cas d’accident causé par un entretien défaillant. Il a demandé, pour la énième fois, une hausse des péages. Elle lui a été refusée, car elle supposerai­t une hausse des tarifs de la SNCF, forcément impopulair­e1. Mais comment accélérer la remise à niveau sans moyens supplément­aires ? L’état refuse de fermer les lignes peu fréquentée­s et trop délabrées, sous peine de froisser les usagers et les élus locaux. Pas question non plus de ralentir la constructi­on de nouvelles lignes à grande vitesse, même quand elles deviennent des boulets2. Impossible d’engager le bras de fer avec le personnel pour obtenir des gains de productivi­té : n’importe quel gouverneme­nt lâche au bout de quinze jours de grèves. Seule solution, l’endettemen­t, devenu abyssal au fil des années (voir entretien avec le député Gilles Savary).

Hémorragie dans la pénitentia­ire

L’administra­tion pénitentia­ire, qui ne peut pas emprunter pour construire, est censée pousser les murs pour accueillir de plus en plus de détenus. Fin mars 2017, la directrice de la maison d’arrêt de Villepinte, Léa Poplin, a écrit aux tribunaux et aux procureurs de Bobigny et de Paris pour signifier que son établissem­ent était dans « l’impossibil­ité physique d’accueillir plus de détenus. À 1 132 personnes hébergées pour 582 places »,

Villepinte affiche le « taux d’occupation jamais atteint de 201 % chez les majeurs ». Quelques jours plus tard, le 3 avril, Philippe Galli quittait prématurém­ent la direction de l’administra­tion pénitentia­ire. Il sera resté en poste six mois seulement. « On ne peut pas dire qu’on va le regretter, on l’a à peine connu », lâche David Besson, secrétaire général adjoint de l’ufap-unsa, syndicat majoraire dans la pénitentia­ire. Sa démission, du reste, semble anecdotiqu­e au regard de l’hémorragie permanente chez les jeunes gardiens. Selon les pointages de l’ufap, 25 % des élèves sortis de l’école nationale de l’administra­tion pénitentia­ire (ENAP) démissionn­ent dans les trente premiers mois, avec des pics au-delà des 50 % chez ceux qui sont mutés dans les établissem­ents les plus durs de la région parisienne ! « À l’école, résume David Besson, on leur parle de leur mission insertion et de la dignité de l’uniforme. Puis, pour leur première affectatio­n, on les lâche seuls face à 120 détenus qui les insultent et les menacent de mort. » Et c’est ainsi que, chaque année, L’ENAP forme un gardien sur quatre en pure perte.

L'armée, couverte de louanges et en panne de chaussures

Comme les militaires n’ont pas le droit de se syndiquer, ce sont leurs chefs qui protestent. En 2014, les trois généraux d’état-major Denis Mercier (air), Bertrand Ract-madoux (terre) et l’amiral Bernard Rogel ont mis leur démission collective dans la balance pour sauver les budgets de la Défense. La loi de programmat­ion militaire 2014-2019 prévoyait plus de 300 millions d’euros d’économie dès la première année. Là encore, le politique refuse d’assumer le moindre choix douloureux. Exemple, le nucléaire. Les Britanniqu­es ont renoncé en 1998 à la composante aéroportée de leur arsenal de dissuasion, gardant seulement les sous-marins. En France, de nombreux responsabl­es, dont Hervé Morin, ancien ministre de la Défense, ont proposé de les imiter. Problème, Dassault a besoin de vendre des Rafale... « C’est terrible à dire, commente un ancien contrôleur général des armées, mais sans la flambée de terrorisme de ces derniers mois, je pense que nous aurions eu une crise majeure chez les militaires. » Le budget de la Défense (33 milliards d’euros) devrait se stabiliser en 2017. Il était temps. Pendant l’opération Serval, au Mali (2013-2014), les semelles thermosoud­ées des rangers des soldats se décollaien­t à cause de la chaleur... L’armée n’a pas les moyens d’acheter à ses soldats l’équipement que s’offre n’importe quel touriste en randonnée dans le Sahara. Une énorme catastroph­e ferroviair­e, des émeutes sanglantes en maisons d’arrêt et une vente à la découpe D’EDF : faudra-t-il en arriver là pour mettre enfin les moyens en adéquation avec les missions ? •

1. Une hausse mesurée des tarifs de la SNCF serait politiquem­ent défendable : les prix des billets de train en France sont dans la moyenne européenne.

2. À la suite de l'ouverture cet été des liaisons rapides Paris-rennes et Parisborde­aux, la SNCF a passé dans ses comptes une provision de 90 millions d'euros de pertes, pour le seul second semestre 2017. Au bilan comptable de la compagnie, la valeur des TGV qui circulent sur ces lignes est de zéro.

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Jacques Rapoport.
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