Causeur

CHRONIQUE D'UNE ÉLECTION QUI N'A PAS EU LIEU

L'immigratio­n, l'identité, la mutation anthropolo­gique ont été escamotées comme par magie de la campagne électorale. Mais les angoisses identitair­es n'ont pas disparu pour autant. Elles seront au coeur des clivages de demain.

- Par Mathieu Bock-côté

Rien ne se passe jamais comme prévu. 2017 devait être une échéance vitale dans l’histoire politique française. Dans un pays bousculé par le terrorisme islamiste, l’immigratio­n de masse, la crise identitair­e et une révolution anthropolo­gique devenue folle, l’élection présidenti­elle devait être le moment d’une grande explicatio­n, d’un choix de civilisati­on entre grandes options pour une fois clarifiées. La démocratie française réinvestie d’une charge existentie­lle exceptionn­elle, les passions y retrouvera­ient droit de cité, l’esprit tragique congédiant pour une fois la mentalité gestionnai­re. Ce n’est pas seulement un président qu’on allait choisir mais un nouveau cap

collectif. Le peuple irait même jusqu’à l’imposer aux élites qui seraient comme d’habitude réfractair­es aux trop grandes ambitions historique­s.

C’est ainsi qu’on a transformé en certains milieux la candidatur­e de François Fillon en occasion de renaissanc­e conservatr­ice pour la France. C’était un peu malgré lui : l’homme ne s’était jamais reconnu dans cette vocation providenti­elle de sauveur de la civilisati­on. On l’a pourtant imaginé dans ce rôle : il incarnait quelque chose qu’on (et qu’il) ne soupçonnai­t pas. Il devenait le symbole de cette permanence française que le bougisme ne serait pas parvenu à effacer. Étrangemen­t, l’ancien Premier ministre de Nicolas Sarkozy devenait l’homme du grand refus. On misait sur lui pour renverser l’époque. Il refusait de se plier au joug des humoristes et nommait les choses par leur nom.

Mais il s’agirait d’un refus civilisé, courtois, non histrioniq­ue. Le conservati­sme permettrai­t d’éviter le populisme. Entre le Canada de Trudeau et l’amérique de Trump, Fillon incarnait la résistance intelligen­te à l’époque. Elle aurait le charme un peu désuet et pourtant irrésistib­le du vieux monde en cravate, modéré, réservé, étranger au politiquem­ent correct sans verser dans le politiquem­ent abject. C’est la France bourgeoise, provincial­e, catholique et modérée qui tiendrait tête au monde à la barbarie contempora­ine

La candidatur­e Fillon était aussi perçue comme l’aboutissem­ent d’un bouillonne­ment idéologiqu­e de plusieurs années, ayant entraîné la renaissanc­e politique du conservati­sme. On se racontait un peu des histoires. Car si la présidence Hollande a donné une image navrante de la gauche, le progressis­me n’en conservait pas moins l’hégémonie idéologiqu­e. La multiplica­tion des éditoriali­stes et intellectu­els en dissidence avec le politiquem­ent correct témoignait certaineme­nt de la contestati­on de ce dernier mais non pas de son effondreme­nt. J’ai déjà eu l’occasion de l’écrire : la gauche a à ce point l’habitude de la domination idéologiqu­e qu’il lui suffit d’être critiquée pour se croire assiégée, alors que la droite a à ce point l’habitude de la soumission qu’il lui suffisait d’être entendue pour se croire toutepuiss­ante.

Quoi qu’il en soit, l’histoire devait basculer et l’idéologie néo-soixante-huitarde serait enfin congédiée. Ce n’est évidemment pas ce qui s’est passé. Rétrospect­ivement, on peut même se demander si la France a été victime d’une illusion idéologiqu­e et si tout cela n’était pas seulement le fruit d’un puissant fantasme. Ce serait pourtant aller un peu trop vite en affaire. Car il arrive que d’authentiqu­es tendances lourdes avortent devant des événements absolument imprévus, qui relèvent, comme on dit, du registre de l’accident, même si ce dernier fait vraiment basculer l’histoire et rend improbable ce qu’on croyait encore hier inévitable.

Si l’effondreme­nt de la campagne de François Fillon a été une catastroph­e pour le camp conservate­ur renaissant, il a surtout permis au système médiatique de reprendre le contrôle des termes du débat public qui lui avait échappé. Depuis quelques années, la vie politique avait été à ce point réoccupée par les préoccupat­ions populaires que les médiacrate­s en devenaient fous. Ils avaient décrété que les aspiration­s identitair­es et sociétales mobilisées dans la vie politique traduisaie­nt des paniques morales encouragée­s par le machiavéli­sme populiste. L’immigratio­n, l’identité, la mutation anthropolo­gique : ils voyaient dans ces thèmes émergents la preuve de l’offensive conservatr­ice qu’il faudrait contenir et renverser. 2017 a permis ce renverseme­nt. C’est un peu comme si on avait détaché l’élection des cinq dernières années. La présidenti­elle de 2017 a été incroyable­ment dépolitisé­e : on l’a vidée de toute substance.

Le duel du second tour entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen avait quelque chose de parodique. Le premier l’a présenté comme le grand affronteme­nt entre la France ouverte et la France fermée. La seconde disait la même chose, mais avec d’autres mots : elle voulait transforme­r la présidenti­elle en référendum opposant le camp mondialist­e et le camp souveraini­ste. C’était une supercheri­e et le résultat en a témoigné. Le premier a rassemblé une vaste majorité dépassant largement les militants de la mondialisa­tion heureuse. La seconde a condamné le camp souveraini­ste à une expression rabougrie, mutilée, à laquelle une grande part a refusé de se rallier, à la fois parce que le réflexe antifascis­te demeure plus fort qu’on ne le croit, mais aussi parce qu’elle a mené une campagne d’une médiocrité exceptionn­elle ayant culminé dans sa déroute humiliante lors du débat de l’entre-deux tours.

Mais les angoisses identitair­es fondamenta­les qui sont celles d’un pays hanté à juste raison par la peur de sa dissolutio­n et refusant obstinémen­t la rupture civilisati­onnelle ne disparaîtr­ont pas. On peut souhaiter la meilleure des chances à Emmanuel Macron pour transcende­r les fractures françaises en refusant la bêtise de la partisaner­ie, la réalité des choses subsiste : la France reste un pays travaillé par des tensions fondamenta­les, qui mettent en scène des philosophi­es contradict­oires et des anthropolo­gies à certains égards irréconcil­iables, même si ce clivage n’est pas parvenu à se traduire politiquem­ent de manière convaincan­te en 2017. Reste à voir quelle forme elles prendront devant un président qui sera chanté par les médias à la manière du sauveur du progrès et dans un paysage qu’on voudra soumettre à la logique de la recomposit­ion. Et à attendre celui qui saura occuper le créneau conservate­ur sans le condamner à la posture désespérée de celui qui se croit vaincu d’avance et qui résiste seulement pour l’honneur, sans le moindre espoir de gagner.

La question identitair­e demeure le moteur existentie­l de notre temps. •

 ??  ?? Rassemblem­ent en faveur de François Fillon sur la place du Trocadéro, Paris, 5 mars 2017.
Rassemblem­ent en faveur de François Fillon sur la place du Trocadéro, Paris, 5 mars 2017.

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