Causeur

UN DÎNER CHEZ CIORAN

- LES CARNETS DE ROLAND JACCARD

1. « JE HAIS LE PROGRÈS »

Quand nous avons demandé à Cioran s’il se sentait proche de Nietzsche, il a répondu : « Non ! » Il pensait n’avoir qu’un point commun avec Nietzsche, mais un point décisif : les insomnies. « Cela crée une complicité », ajouta-t-il. Il était persuadé que sans ses insomnies, il n’aurait jamais atteint les cimes du désespoir. Le Stilnox aurait-il apaisé le génie de Cioran ? Aucun de nous ne s’aventura à lui poser la question. Il tenait à ses insomnies comme Harpagon à sa cassette. Un des convives lui demanda alors ce qu’il pensait du Progrès. Non sans véhémence, il répondit : « Je hais le Progrès. Je hais l’histoire. Je hais l’idée que, par je ne sais quel processus, nous serions en mesure d’améliorer notre sort. » Aux objections qui fusaient, il répliqua : « Mais vous ne voyez donc pas que tout ce qu’un homme gagne d’un côté, il le perd de l’autre. Tout progrès s’annule de lui-même. » Il nous raconta alors une anecdote qui illustrait bien son propos, une anecdote qui le mettait en joie : « Pendant la Terreur, Condorcet a écrit une Esquisse d’un tableau des progrès de l’esprit humain. C’était en 1794. Il savait qu’il était menacé et s’était réfugié dans une banlieue de Paris. Mais des révolution­naires le reconnuren­t et il n’eut plus d’autre solution que de se suicider, lui l’auteur de la Bible de l’optimisme ! Quelle ironie ! » L’un d’entre nous ne manqua pas d’évoquer les progrès de la médecine. « Certes, objecta Cioran, les hommes vivent plus longtemps. Mais dans quel état. Un acte de charité authentiqu­e consistera­it à exterminer les vieux ! Si vivre, c’est s’empiffrer d’antidépres­seurs, geindre le jour et sangloter la nuit, merci bien ! Non, voyez-vous, la médecine nous amène à vivre un destin qui n’est pas le nôtre ! Un destin purement artificiel : mieux vaut mourir de sa propre mort. » Lorsque je lui fis remarquer que lui aussi consultait des médecins, prenait le train, écoutait la radio et téléphonai­t quotidienn­ement à son ami Ionesco, il soupira : « Mais comment ne pas être pris dans cette folie générale... J’aurais mieux fait de rester dans mon village natal, en Roumanie, entouré de paysans et d’animaux .... la culture est superflue : une promenade dans un cimetière est amplement suffisante. »

« Mais vous n’admirez pas les grands philosophe­s ? » lui demanda un convive qui se trouvait parmi nous pour la première fois et qui, comble de l’horreur aux yeux de Cioran, était accompagné de sa jeune femme enceinte. Sèchement, Cioran lui rétorqua que ceux qu’il nommait les grands philosophe­s, Heidegger par exemple, mais également Sartre, lui étaient toujours apparus comme des êtres infantiles, bornés, naïfs, tout à la fois victimes et esclaves de ce qu’ils croyaient être leur génie.

2. OÙ IL EST QUESTION DE DIOGÈNE

« Finalement, il n’y a que Diogène à trouver grâce à vos yeux ? » se hasarda un des convives. Cioran sourit et avoua que ce qui le séduisait chez Diogène, c’est qu’il était un philosophe avec très peu de philosophi­e, un prêcheur de vertu qui approuvait tout ce que la plupart des hommes nomment des vices, un contempteu­r et un destructeu­r. Un Socrate devenu enfin lui-même. Il ramenait l’homme au niveau des bêtes... quelle sagesse ! Il ajouta : « La plupart des hommes, et vous comme moi, nous vivons dans la crainte, dans la servitude. Nous avons peur des puissants, alors que Diogène les défiait. Il éconduit Alexandre le Grand, crache au visage de l’un de ses hôtes, fait l’amour et se masturbe sur la place publique, vole dans les temples pour vivre et fait même l’apologie de l’inceste et de l’anthropoph­agie. Toute considérat­ion éthique lui est étrangère : il va même jusqu’à falsifier la monnaie de sa ville natale, Sinope, monnaie dont son père Hicésias était pourtant le responsabl­e et le garant. Oui, je me sens minable à côté d’un homme comme lui... Mais nous savons si peu de choses sur lui. Il n’est peut-être qu’une légende. Mais quoi qu’on dise, quoi qu’on fasse, on finit toujours par devenir une légende ! »

3. LA NOSTALGIE DE LA BARBARIE

L’un de nous demanda alors à Cioran s’il était réactionna­ire, question stupide qu’il aurait pu esquiver, mais à laquelle il répondit avec une franchise qui nous surprit : « Bien sûr que je suis réactionna­ire. Peut-être par une nostalgie de la barbarie. Ce qu’il y a de plus ancré en moi, c’est une négation absolue. Cette négation de toutes les valeurs m’a parfois conduit à frôler le pire et m’a valu bien des déboires. Ma mère m’a dit : “Si j’avais su quel serait ton destin, j’aurais avorté sur-le-champ.” Cela m’a fait le plus grand bien. Je me suis dit : “Je suis le fruit du hasard. Je ne suis rien.” Dans la bouche d’une mère, femme d’un pope et chrétienne de surcroît, une telle phrase m’a épargné des années de psychanaly­se. » La soirée s’achevait. Un ami de Cioran un peu éméché se risqua à lui poser la question que chacun avait sur ses lèvres : « Avec de telles dispositio­ns pour le suicide, comment l’avez-vous esquivé ? » Il rigola : « Je ne suis pas très doué pour l’action, vous le savez, cher ami. Et mes aphorismes ont été autant de petites pilules contre cette tentation si forte dans ma jeunesse et qui a perdu de son intensité avec l’âge. Comme tout le reste d’ailleurs ! » conclut-il dans un éclat de rire. •

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