Causeur

VINCENT RAYNAUD ITALIE : L'ÉTAT S'EN VA E LA NAVE VA…

Malgré les crises financière­s et politiques à répétition, l'italie ne se porte pas si mal. Là-bas, l'irruption pourtant brutale de la modernité n'a pas détruit les structures traditionn­elles.

- Propos recueillis par Daoud Boughezala

Causeur. Depuis la démission de Matteo Renzi en décembre dernier, l'italie vit une énième crise politique. Dernier coup de théâtre, alors que son camarade Paolo Gentiloni l'a remplacé à la présidence du Conseil, Renzi vient d'être reconduit à la tête du parti démocrate. Le pays traverse-t-il des turbulence­s propres à tout l'occident ou vit-elle un malaise aux racines plus profondes ?

Vincent Raynaud. Dans une large mesure, j’y vois les secousses sismiques du modèle italien. Après une phase de relative stabilité – puisque Renzi est resté au pouvoir trois ans, ce qui est beaucoup pour un président du Conseil italien –, la situation devait inévitable­ment finir par craquer. Un peu comme Valls, Renzi s’est d’abord aliéné son propre parti, beaucoup plus à gauche que luimême puisque le parti démocrate reste l’héritier, même lointain, du parti communiste. Au fond, Matteo Renzi a voulu normaliser l’italie et rationalis­er un système politique difficilem­ent contrôlabl­e, mais aussi créer une nouvelle forme d’élite, quitte à laisser de côté le petit peuple. Il incarne un curieux mélange, à la fois tribun populiste et dirigeant légitimist­e, fasciné par le monde des institutio­ns européenne­s et des grandes banques. Renzi entendait jouer dans la cour des grands, taper dans le dos d’obama et ruer dans les brancards face à Merkel. En Italie, ce genre d’attitude passe mal car les citoyens apprécient une certaine humilité – la modestie est l’une des valeurs de la République italienne, fondée sur le travail. Fils d’un hiérarque démocrate-chrétien, Renzi est perçu comme un privilégié, pur produit du système politique. Cela l’expose aux attaques du Mouvement 5 étoiles (M5S) de Beppe Grillo mais aussi de l’aile gauche de son propre parti, qui est en train de faire sécession. Tout cela risque de lui faire perdre les prochaines élections législativ­es.

On a du mal à cerner ce parti populiste en ascension constante malgré l'amateurism­e de ses élus. Le M5S a-t-il succédé au parti communiste italien dans le rôle d'épouvantai­l du système politique ?

Le M5S exprime une haine du système, dont le parti communiste italien faisait malgré tout partie au sein du « Pentaparti­to », le parti à cinq têtes [Ndlr : socialiste­s, sociaux-démocrates, libéraux, démocrates­chrétiens, communiste­s]. Le parti de Grillo s’appuie sur une étrange démocratie participat­ive en ligne et forme une alternativ­e protestata­ire difficile à situer politique- ment. Ses idéologues ont envie de tout casser, tantôt à raison, au niveau écologique par exemple, tantôt en sombrant dans d’inquiétant­es dérives droitières antiimmigr­és qui les rapprochen­t de la Ligue du Nord et des post-fascistes…

C'est justement grâce à l'extrême droite, si je puis dire, que je vous ai découvert, avec votre traduction du chef-d'oeuvre d'alberto Garlini1, Les Noirs et les Rouges (Folio, 2017). Ce Roméo et Juliette contempora­in se déroule au début des années de plomb avec en toile de fond les affronteme­nts entre maoïstes et néofascist­es. En quoi est-ce un roman fondateur ?

En Italie, ces années n’ont pratiqueme­nt jamais été racontées du point de vue de l’extrême droite. L’histoire est rarement écrite par les perdants ! Quand Garlini a préparé son livre, il a lu énormément d’écrits d’anciens brigadiste­s ou de militants gauchistes mais n’a pratiqueme­nt trouvé aucun témoignage du camp d’en face. Il faut dire que l’extrême gauche était plus nombreuse et intellectu­ellement mieux formée. Or Garlini a le talent d’inventer sans aucune complaisan­ce un héros romanesque néofascist­e, Stefano, monstre parmi les monstres qui s’humanise jusqu’à trouver sa rédemption. J’ajoute que ce roman est arrivé dans un contexte particulie­r.

Lequel ?

Au cours des années 2000, s’est installée une forme de révisionni­sme historique autour de la guerre civile des années 1940, qui opposait la République de Salò à la Résistance. On a exhumé les massacres entre partisans, notamment entre communiste­s et démocrates­chrétiens, au risque de tomber dans des excès salissant insidieuse­ment la Résistance. On a écorné ce mythe intouchabl­e à des fins de réconcilia­tion nationale, mais aussi pour blanchir les ministres post-fascistes des gouverneme­nts Berlusconi. Dans certaines villes comme Rome, avec le succès de la Casapound, des tendances fascistes resurgisse­nt aujourd’hui.

Une vingtaine d'années séparent la fin du régime fasciste du début de la guerre civile larvée entre rouges et noirs. Il est communémen­t admis que l'état profond manipulait extrémiste­s de droite et de gauche pour mieux asseoir le règne sans partage de la démocratie chrétienne. Qu'en est-il réellement ?

Garlini raconte l’attentat de la piazza Fontana (Milan, 1969). De cet événement, on ne connaît ni vérité judiciaire ni vérité historique établies. On désigne tour à tour les anarchiste­s, les néofascist­es, les services secrets, la CIA, comme coupables. Dans la mentalité italienne, il y a toujours un complot dans le complot dans le complot, une spirale infinie dont on ne sort jamais ! Mais Les Noirs et les Rouges reprend une hypothèse assez largement partagée selon laquelle les bombes étaient posées par des anarchiste­s manipulés par →

les néofascist­es qui ne pensaient pas que l’histoire finirait ainsi. Cela dit, Garlini joue sur l’ambiguïté en laissant une fenêtre de doute ouverte...

Alberto Garlini situe la plupart de ses livres dans le nord de l'italie où il vit, tout comme d'autres écrivains frioulans (Gian Mario Villalta) ou émiliens (Caterina Bonvicini) que vous publiez. Pourquoi l'italie septentrio­nale est-elle si méconnue à l'étranger ?

Il existe une Italie insulaire (Sardaigne, Sicile) et méridional­e qui plaît beaucoup aux Français, aux Allemands et aux Anglo-saxons. Ils y trouvent à la fois un foutoir monstre et du soleil ! C’est cette Italie qu’on voit au cinéma, dont l’industrie vient de Rome, et avec laquelle on entretient une certaine familiarit­é malgré sa distance et son exotisme. En ce moment, les romans napolitain­s d’elena Ferrante ont beaucoup de succès. Même lorsqu’on parle d’une littératur­e vraiment intéressan­te, comme Roberto Saviano, Ferrante et des auteurs sardes, subsiste cette image de carte postale en arrière-plan. La distance permet de ne pas tellement se mettre en jeu alors que l’italie du Nord et du Centre s’avère beaucoup plus proche de nous. Une partie de l’italie a été française et ce qui s’y est passé de Bonaparte à Napoléon III se révèle largement de notre responsabi­lité. Turin, Gênes et Parme ont gardé une influence française. Or cette Italie attire moins et a été beaucoup moins publiée. À ma modeste échelle, je rééquilibr­e un peu la balance en publiant des auteurs du nord-est, tels que Vitaliano Trevisan et Marco Mancassola, respective­ment originaire­s des villes vénitienne­s de Vicence et Padoue. Leurs oeuvres me séduisent notamment en termes d’écriture.

C'est-à-dire ?

Les dialectes existent partout en Italie, mais leur influence est encore plus forte au sud. Cet ancrage local imprègne l’italien de façon à produire une langue plus méridional­e et plus lourde qui m’intéresse moins. Or la langue italienne existe. Elle vient du toscan. J’aime beaucoup un auteur comme Trevisan parce qu’il écrit dans un italien très pur, malgré sa maîtrise du dialecte. À l’instar de Mancassola et Garlini, Trevisan épure son italien des influences dialectale­s de façon à atteindre une langue intéressan­te par son efficacité même.

N'est-ce pas un tropisme typiquemen­t français que de fantasmer une langue unifiée épurée de toute scorie dialectale ?

Je le confesse volontiers. Mais les expression­s dialectale­s dressent un écran de fumée de folklore, avec des jeux sur la langue qui posent de sempiterne­lles questions de traduction. Quand on emploie une certaine langue, c’est pour raconter un certain type de choses. À une langue dialectale correspond le plus souvent un type de récit local et non universel. Or les Italiens ont autre chose à nous dire sur eux-mêmes et sur le monde.

Ainsi, si on compare Trump à Berlusconi, c’est bien la preuve que l’italie a vécu des événements qui sont ensuite survenus ailleurs.

Reprenons d'ailleurs l'histoire italienne où nous l'avons laissée. Plusieurs de vos dernières parutions – Caterina Bonvicini, Le pays que j’aime, Gian Mario Villalta, Inferno. com, Alessandro de Roma, Tout l’amour est dans les arbres – retracent le destin de personnage­s en situation d'ascension sociale dans l'italie des années 1980 à aujourd'hui. Comme pendant les Trente Glorieuses en France, le très long règne de la démocratie chrétienne après-guerre a-t-il vu l'ensemble de la société s'enrichir et adhérer au mythe du progrès ?

Absolument. Après-guerre, le gâteau était tellement énorme qu’il y en avait un peu pour tout le monde. Ce n’était donc pas si grave que ça si les gros se goinfraien­t puisque tout le monde était assuré d’avoir au moins une petite part. Mais dès lors que la situation économique change, tout change. Les successeur­s de la démocratie chrétienne, Berlusconi et sa bande, n’ont plus du tout fonctionné de cette façon. Le gâteau devenant moins gros, ils ont tout pris, c’est pourquoi un certain équilibre s’est rompu dans les années 1990-2000.

C'est un point que je retrouve dans Inferno. com de Villalta : le héros fondateur de startup à succès, déprimé par le désert spirituel de la société de marché, ne regrette pas pour autant le monde paysan de ses parents, comme s'il était brusquemen­t passé d'une aliénation à l'autre…

Les Italiens ont sauté à pieds joints dans la modernité, encore plus vite et encore plus loin que nous. Dans des pays comme la France, des phénomènes tels que le divorce et l’avortement sont apparus plus tôt et plus progressiv­ement. En Italie, la plongée dans les télévision­s privées, le culte de l’argent roi et la politique spectacle ont longtemps été plus retenus et plus lents. Puis, avec la chute de l’ancien régime démocrate-chrétien et l’arrivée de Berlusconi au début des années 1990, tout s’est emballé. Cette vitesse a été déstabilis­ante tant l’italie reste à certains égards une société traditionn­elle où la famille et la religion catholique gardent une grande importance (on a longtemps dit que chaque village italien abritait deux églises : l’église catholique et la section du parti communiste en face !).

Malgré tous ces facteurs de déstabilis­ation, vous croyez imperturba­blement en l'avenir de l'italie. Qu'est-ce qui vous incite à l'optimisme ?

Ce qui est fascinant avec l’italie, c’est que la surface des choses paraît chaotique mais que le pays continue à aller de l’avant. Cela relève presque de l’énergie vitale : les gens travaillen­t, l’économie tourne, les choses fonctionne­nt tant bien que mal avec des hauts et des bas. L’histoire italienne a produit un système alternatif empirique – qui est en fait un non-système tant la machine politico-économique est corrompue – qui tient. Tout peut toujours s’arranger. C’est vrai au niveau individuel : si un électricie­n diagnostiq­ue une panne générale censée coûter 1 000 euros, on va discuter et trouver une solution à moindre prix. Cette loi quasi anthropolo­gique s’applique à tous les niveaux (individuel, social, politique), si bien que l’italie ne s’effondrera jamais. En péril d’un strict point de vue économique, le système bancaire italien tiendra donc d’une façon ou d’une autre. L’homo italicus a créé une société à son image, pour le meilleur et pour le pire.

Cent cinquante-cinq ans après sa fondation, cette société du système D forme-t-elle enfin une nation ?

Il existe une vraie conscience nationale italienne qui se forge. S’il reste quelque chose des 20 petites patries régionales dans les mentalités, cela se limite à la surface des choses. Mais contrairem­ent à la France, les villes moyennes italiennes jouissent d’une grande vitalité, notamment culturelle. J’ai vécu à Bolzano, une commune de 95 000 habitants encastrée dans les Alpes, où le centre-ville demeure vivant. Garlini habite Pordenone, une cité frioulane de 50 000 âmes dans laquelle il organise un festival littéraire très important. Malgré le succès d’amazon et le manque de moyens du ministère de la Culture, le dynamisme naît d’initiative­s privées. À Mantoue (Lombardie), 48 000 habitants, d’anciens libraires et des militants associatif­s ont construit ex nihilo le plus grand festival littéraire d’europe. C’est la subsidiari­té italienne : malgré l’absence de structures étatiques solides, la résilience de ce peuple d’épargnants assure la pérennité de la nation. Il ne faut jamais désespérer de l’italie : le pouvoir et les envahisseu­rs passent mais son identité demeure. •

Au-delà du folklore, les Italiens ont des choses à nous dire. Si on compare Trump à Berlusconi, c'est la preuve que l'italie a vécu des événements qui sont ensuite survenus ailleurs.

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Défilé de Casapound dans les rues de Rome, 21 mai 2016.
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