RECOMPOSITION FRANÇAISE
Pour la première fois, un président a été élu en portant ouvertement un projet libéral et européen. Mais il aurait tort d'oublier qu'il a aussi été élu faute d'alternative conservatrice ou populiste crédible. Si Emmanuel Macron ne tient pas compte du dési
Le Système est mort, vive le Système ! Cette clameur aurait pu saluer, dimanche 14 mai, le couronnement du huitième monarque de la Ve République. Tout comme la monarchie héréditaire d’antan, « le système » – qui n’est pas un complot de forces mauvaises mais une coalition de pouvoirs – se survit à lui-même en se réincarnant. Alors que la vie politique française ressemble à un champ de ruines où errent les silhouettes fantomatiques de grands blessés, il faut admettre qu’emmanuel Macron a réalisé le programme de Jean-pierre Chevènement en 2002 : « Faire turbuler le système1. » Mais pas pour l’abattre, pour le sauver en le régénérant. Alors que le quinquennat commence, autant poser quelques principes. Dans ces colonnes, le mot « banquier » n’est pas et ne sera pas une insulte. Que certains banquiers agissent de façon pendable2 n’autorise pas ces amalgames éhontés. Chacun aura le droit (et même le devoir) de critiquer, avec férocité s’il le faut, et d’admirer, avec sobriété bien sûr, le nouveau président, pour peu que la critique, comme l’admiration, soient argumentée. Mais alors qu’il y a six mois, toutes les grandes âmes de gauche applaudissaient un homme qui, ayant perdu son épouse au Bataclan, refusait sa haine aux djihadistes, qu’on ne nous dise pas que Macron mérite la nôtre – pas plus que Mélenchon, Le Pen, voire Jacques Cheminade, même s’il y a quelques baffes politiques qui se sont perdues en route. Le nouveau président aura nos colères et nos scepticismes, notre ironie et notre inquiétude, peut-être même notre tristesse, s’il s’avère, comme le craint Alain Finkielkraut, le destructeur du peu qui reste du monde ancien, mais il n’aura pas notre haine. Cette précision étant apportée, on peut, sans lui faire injure, observer qu’il est l’un des plus beaux fleurons de ce fameux système auquel il donne des cheveux blancs – fleuron ne signifiant d’ailleurs pas héritier : Macron n’est pas né dans la noblesse française des hauts fonctionnaires et des résidences secondaires, il y a accédé, par son talent, son travail et grâce à la confiance de parents et d’un professeur. N’empêche, s’il est regardé avec une admiration mêlée d’attendrissement par tant de sommités qui gouvernent les hommes et administrent les choses depuis des temps presque immémoriaux, c’est-à-dire depuis trois ou quatre décennies forment le système c’est bien parce qu’elless ont trouvé en lui le porte-flambeau dont ils rêvaient. Emmanuel Macron a été porté au pouvoir par une révolution dynastique favorisée par le fait que les vieux partis n’étaient plus des faiseurs de rois. Mais il n’est pas là pour renverser la table, plutôt pour la stabiliser et, si possible, mieux la garnir que ses prédécesseurs, ce qui, espère-t-il sincèrement, profitera à l’ensemble du bon peuple de France. En ce sens, il n’est pas le continuateur de Chevènement (à qui il avait donné sa voix en 2002 et qui la lui a rendue ce 7 mai), mais en quelque sorte son négatif (au sens photographique et non péjoratif de ce terme) : il incarne crânement l’autre branche de l’alternative, l’identité et la mondialisation heureuses. En 2002, dans la chevènementie, nous l’appelions « le cercle de la Raison » et nous prétendions lui opposer les Républicains des deux rives, ce qui nous amena à 5 %. Mais quand nous disions que le PS et la droite (il n’y avait pas encore D’UMP, donc, pas D’UMPS), c’était « blanc bonnet et bonnet blanc », c’était pour les combattre : Macron, lui, veut les fédérer. Et il faut être personnellement concerné par le naufrage, en cours ou à venir des vieilles boutiques, pour s’en offusquer. →
Après avoir clamé pendant des années que la droite de la gauche et la gauche de la droite partageaient l’essentiel, et menaient, peu ou prou, la même politique dont tous assuraient que c’était la seule possible tout en jurant qu’elle tranchait radicalement avec celle de leurs adversaires, je ne vois pas comment on peut hurler à la trahison au prétexte que Gérard Collomb, Jean-yves Le Drian d’un côté, NKM et Le Maire de l’autre envisagent de travailler tous ensemble sous la houlette du président Macron (ça fait tout drôle). Attend-on d’eux qu’ils meurent debout, à la proue de leurs navires respectifs ? Devraient-ils faire passer la victoire de leurs idées après les intérêts de maisons qui sont, de toute façon, en bien sale état faute d’avoir accompli le moindre travail intellectuel ou idéologique depuis trente ans ? Comme me le glisse Gil Mihaely, tout le monde comprend qu’une recomposition est en cours et on s’étonne qu’elle commence par de la décomposition. Ce que certains préfèrent ne pas voir, généralement parce qu’ils sont les dindons de cette farce-là et risquent de périr au moment où les idées qu’ils affectionnaient en loucedé ou à l’insu de leur plein gré gagnent en fanfare, c’est que cette recomposition est d’abord une clarification intellectuelle et idéologique. On a évoqué le karma de Macron et souligné la conjonction astrale qui avait, en moins de trois ans, amené au sommet un parfait inconnu – en omettant de préciser que cette conjonction avait été bien aidée par les informateurs désintéressés du Canard enchaîné et par les admirateurs déchaînés d’un certain nombre de médias. En réalité, la première force d’emmanuel Macron, c’est sa cohérence, cohérence politique de son projet d’une part, cohérence sociologique de son électorat de l’autre. Dans le maelström éditorial de ces dernières semaines, une personne avait anticipé ce qui est en train de se passer, je veux parler du grand professeur de Koch qui, dans le moi du mois dernier, écrivait ceci : « Non seulement il n’y a qu’une politique possible, mais personne n’a jamais réussi à l’appliquer. 3 » Aujourd’hui, Emmanuel Macron a toutes les cartes en main pour y parvenir. Pour la première fois depuis le référendum sur le traité de de Maastricht, un responsable a été élu en portant ouvertement, donc dans une forme presque chimiquement pure, un projet européen et libéral. Ses prédécesseurs devaient avancer masqués et feindre d’être, un peu souverainistes sur les bords pour Chirac et Sarkozy, toujours croyants dans la vraie gauche pour Hollande et Mitterrand. Macron, lui, a les mains libres car il a déjà abattu ses cartes. On peut donc au moins lui rendre grâces pour avoir brisé le sortilège sémantique qui obligeait la plupart de ses anciens amis à attester régulièrement la ferveur de leur foi « de gauche ». Quand Manuel Valls, cédant à l’intimidation, a longtemps donné des gages de la sienne, Macron, en avance sur ses camarades, se fichait de l’église et de son clergé. Le plus triste est que la gauche laïque ait disparu dans la bataille : si Manuel Valls est finalement accepté par la République en marche – ce que nous ne savons pas au moment où nous bouclons ce journal –, ce ne sera pas grâce à sa singularité laïque, qu’il n’a guère mise en avant, mais malgré elle. Quoi qu’il en soit, le mot magique qui a fait la pluie et le beau temps dans la vie intellectuelle – et empêché pas mal de monde de penser –, autrement dit, le mot « gauche » est peutêtre en passe d’être sérieusement démonétisé. Il ne mordra plus personne. Qu’on ne compte pas sur moi pour pleurer sur le cercueil. Quant à la droite, en dépit des coups tordus, elle est tout aussi responsable de l’état déplorable dans lequel elle setrouve : si elle n’est pas aux manettes aujourd’hui, c’est parce que, au moment même où le monde devait être repensé et de nouveaux clivages explorés, elle a renoncé à tout travail sur les idées, surfant d’une ligne à l’autre le nez sur les sondages sans jamais se demander s’il n’y avait pas une petite contradiction entre les causes qu’elle
chérissait et les conséquences qu’elle abhorrait ou, pour le dire autrement, entre son moi libéral et son surmoi conservateur. Résultat, face au progressisme macronien, il n’existe pas aujourd’hui d’alternative (raisonnablement) conservatrice qui définirait par exemple un protectionnisme tempéré et l’usage raisonnable de frontières dont on ne voit pas pourquoi elles devraient être ouvertes ou fermées. Et l’alternative populiste, qu’elle soit de droite ou de gauche, n’est pas apparue comme franchement désirable, n’en déplaise à mes nombreux amis qui ont mal voté. Dans ces conditions, l’expérience qui démarre aura moins cette vertu qui est que, si elle échoue, on ne pourra plus nous dire que c’est parce qu’on n’a pas fait assez vite ou assez fort et que nous avons besoin d’encore plus d’europe. Encore faudrait-il définir ce qu’on entend par « échec » ou « réussite » : en dépit de ce que pense François Hollande, cela ne se réduit pas au seul taux de chômage. S’il faut, pour vaincre le chômage faire de la France une petite province du marché mondial, la victoire de Macron aura été l’ultime ruse de l’histoire pour nous faire accepter qu’elle est finie. On n’en est pas là. Dans l’immédiat, le nouveau président ayant fédéré, sur une base enfin claire, des Européens des deux rives, il parviendra sans doute à former une majorité parlementaire, seul ou, plus probablement, sous la forme d’une coalition avec LR : nombre des anciens socialistes qui l’entourent ayant depuis longtemps brûlé leurs vaisseaux, on n’imagine guère la gauche du PS, qui gardera sans doute les décombres de la maison, rallier le nouveau pouvoir. Il est trop tôt, cependant, pour affirmer qu’emmanuel Macron jouit d’un véritable ancrage dans le pays. Mais le macronisme, lui, a déjà établi ses quartiers dans toutes les grandes villes du pays. On ne saura jamais si les affaires soigneusement mitonnées contre Fillon ont ou non changé l’issue du scrutin. On peut donc être tenté d’adopter la conclusion boudeuse selon laquelle ces médias ont fait, et même volé l’élection. Ce serait sans doute passer à côté de la vérité profonde de celle-ci. Si Emmanuel Macron l’a emporté, c’est, in fine, pour une raison simple : il existe une sociologie, peut-être même une véritable classe sociale avec conscience de classe et tout le toutim, pour la politique qu’il veut mener. Les cartes électorales le montrent clairement : la France qui a gagné, c’est la France qui gagne, la France dans le vent des humanitaires et des traders, la France qui croit que l’immigration est une chance parce que, à l’abri dans ses certitudes et ses centre-ville, elle n’en voit que le visage souriant ou l’utilité économique. Pas parce qu’elle est méchante et qu’elle ricane en s’abreuvant de sang ouvrier comme nous l’expliqueront bientôt les Pinçon-charlot, têtes de gondoles de la bouillie anticapitaliste qui tient lieu de pensée à ce qui reste de la gauche naufragée. Parce qu’elle est aujourd’hui homogène dans ses intérêts comme dans ses représentations, alors que la France périphérique, elle, est fragmentée aussi bien dans ses aspirations que dans sa vision du monde : parmi ceux qui n’ont pas voté Macron, ou qui ont voté pour lui parce qu’ils ne voulaient pas tout risquer sur un coup de dés, il y a des perdants économiques et des perdants culturels, c’est-à-dire, comme l’a résumé Alain Finkielkraut, « des ploucs et des bourgeois ». Le chômeur de Poissy qui, quoique lui-même immigré, voit d’un fort mauvais oeil la poursuite de l’immigration, le bourgeois catho de Versailles et l’agriculteur de la Somme partagent peutêtre le même sentiment diffus d’être les cocus de l’histoire, ils voient sans doute disparaître les anciens cadres de la vie humaine avec le même serrement de coeur. Il leur est arrivé à tous de mettre un bulletin FN dans l’urne, histoire de. Jusqu’à présent, ces solidarités n’ont jamais suffi à créer une famille idéologique et encore moins un camp politique. On dira que cette dichotomie entre gagnants et perdants de la mondialisation, ou entre oubliés et chouchous de l’histoire est caricaturale. Peut-être. Mais pas beaucoup plus que les 90 % de suffrages réalisés par Macron à Paris et que ses scores coréens (du Nord) dans toutes les grandes métropoles où se créent les emplois, les réputations et l’air du temps. Et puis le réel, on le sait, ne s’arrête pas à la frontière de nos villes. En politique, comme à la guerre, le succès dépend largement de la façon dont on gère la victoire. Le meilleur moyen de rater celle-ci et de transformer une coalition hétéroclite de mécontents en front du refus, et à terme, en majorité de rechange, c’est d’ignorer les doléances de ces mécontents. Si le populisme n’est au bout du compte qu’un mégaphone pour la protestation, les inquiétudes du peuple, notamment de sa fraction la plus populaire, ses réclamations identitaires et son besoin de continuité historique n’ont pas disparu par enchantement. Il est vrai qu’au soir de son élection, le président a tendu la main aux électeurs de Marine Le Pen. De plus, se réjouissait l’autre jour Ghislaine Ottenheimer, journaliste à Challenges, organe entièrement dédié à la gloire macronienne, « il est pénétré de l’histoire de France ». En réalité, Macron fait du name-dropping historique en parsemant ses discours d’évocations de nos héros les plus populaires. Cela ne suffit pas pour s’inscrire dans leurs traces. Pour convaincre tous les réfractaires, qu’ils aient voté Le Pen, Mélenchon, eux et tous les autres réfractaires, que le progressisme façon Macron n’est pas l’autre nom de liquidation, il devra proposer mieux que le lyrisme bon marché dont il nous a gratifiés jusque-là. En s’attachant, par exemple, à chérir et à protéger, dans l’espoir de la sauver, cette culture française dont il osait dire hier qu’elle n’existe pas. Ainsi montrera-t-il qu’il n’a pas été élu président en France mais bien président de France. De notre France. 1. Que Jean-christophe Buisson soit remercié pour m'avoir fait part de cette remarque. 2. Que les miens, qui sont admirables, que leur nom soit béni, ne se sentent pas visés ! 3. Le professeur de Koch étant indisponible ce mois-ci, vous devrez vous contenter de cette citation jusqu'au prochain numéro.