Causeur

MÉDIAS EN MARCHE, OU AU PAS ?

Jamais on n'avait connu, avant cette campagne, un tel interventi­onnisme des médias pour baliser les thèmes de campagne et imposer le choix du bon candidat. Revue de détail.

- Par Ingrid Riocreux

I «ls sont 3 000, dont un tiers de journalist­es, et ils attendent leur champion. » David Pujadas entend-il ce qu’il vient de dire, en cette soirée électorale du premier tour de la présidenti­elle, alors qu’il commente les images diffusées en direct depuis le quartier général d’emmanuel Macron vers 22 h ? Pour le coup, il dit vrai : les journalist­es attendent Emmanuel Macron, ils attendent leur champion. À l’heure où j’écris ces lignes, on ne connaît pas encore l’issue de cette élection. Mais elle ne fait guère de doute, surtout après que Marine Le Pen a offert, lors du débat du 3 mai, une performanc­e affligeant­e (le mot est faible) qui ressemble, ni plus ni moins, à un suicide politique. La victoire d’emmanuel Macron ne sera pas uniquement celle du candidat des geeks, des traders et des start-uppeurs. Ce sera aussi la victoire du candidat des médias, au terme d’une campagne électorale largement « dépolitisé­e », pour reprendre le paradoxe énoncé par le sociologue Mathieu Bock-côté.

La bonne conscience absolue

Dans les écoles de journalism­e, les étudiants apprennent et récitent sagement que la presse a notamment une fonction politique (défendre la démocratie) et une fonction civique (offrir un champ d’expression au débat public). À ces deux fonctions, les médias dominants - j’entends par là les médias d’informatio­n nationaux, dans leurs versions électroniq­ue, audiovisue­lle et imprimée - semblent avoir renoncé. Ils y ont renoncé avec la bonne conscience qui est toujours la leur quand ils s’affranchis­sent de toute exigence d’objectivit­é au nom de leur sacro-saint, et bien pratique, « principe de responsabi­lité », que l’on peut résumer comme le fit un jour pour moi un journalist­e, avec une totale candeur : « On ne peut quand même pas laisser les gens avoir des pensées horribles. » C’est cette bonne conscience qui envahit le cerveau de la journalist­e Audrey Pulvar lorsqu’elle signe une pétition contre le Front national. À mon sens, cette initiative n’aurait qu’un caractère très anecdotiqu­e si elle avait été reçue comme on eut été en droit de l’attendre dans la démocratie qu’il s’agit, paraît-il, à l’heure où je rédige cet article, de sauver. C’est-à-dire, si la mise à l’écart temporaire d’audrey Pulvar par la direction de la chaîne, à la suite de sa prise de position officielle, n’avait pas suscité tant d’indignatio­n. Après tout, le problème résidait seulement dans le fait qu’elle eût franchi publiqueme­nt la frontière qui sépare journalism­e d’informatio­n et journalism­e d’opinion. Une distinctio­n qui échappe manifestem­ent à Gérald Darmanin, lequel commenta, offusqué : « Ce qui importe, chez un journalist­e, c’est son profession­nalisme. Pas son opinion. » Tandis que Bernard-henri Lévy écrivait sans scrupule qu’« en état d’urgence politique, on comprend que les règles de neutralité soient momentaném­ent oubliées ». Si leur conception du métier de journalist­e est surprenant­e, il est vrai que ni Darmanin ni BHL ne l’exercent. Ce qui est inquiétant, c’est que la plupart des médias semblent la partager, comme en témoigne la certitude de bien faire qui affleure derrière le ton agressif des questions quand elles s’adressent à certaines personnes, tandis que d’autres passent des oraux plutôt confortabl­es

Comment attaquer le FN : fascisme ou financemen­t des retraites ?

Au concept de neutralité est attaché celui, réciproque, d’indépendan­ce : je ne prends parti pour personne donc personne, théoriquem­ent, ne peut m’utiliser. Cette campagne nous a confirmé que les journalist­es, qui dénoncent volontiers la mainmise des grands actionnair­es, ne défendent guère cette indépendan­ce. Ils ont ainsi accepté sans résistance d’être complices d’un hold-up électoral réduisant l’élection présidenti­elle à un choix pour ou contre le fascisme, le candidat étiqueté « sauveur de la démocratie » étant donc la seule option possible, selon une logique tout sauf démocratiq­ue. Mais nos médias ont peiné à tenir la ligne et il n’est pas anodin que ce soit Emmanuel Macron lui-même qui, dans la dernière ligne droite, ait dû prendre en main la propagande la plus épaisse. Sur les plateaux, la candidate qui menaçait les libertés publiques et s’apprêtait, sans aucun doute, à rétablir les lois raciales, était, étrangemen­t, mise en cause presque uniquement sur son projet de sortie de l’euro ! De même, on peut se demander s’il n’était pas étrange de demander à la bête immonde, sans jamais remettre en cause son statut officiel de bête immonde : « Comment comptez-vous financer la revalorisa­tion des retraites ? » Cela trahissait le décalage entre le discours obligé, nourri de fantasmes utiles, et la réalité des griefs imputés au programme frontiste. Ne trouvant pas prise au scandale et craignant de mettre Marine Le Pen en posture favorable s’ils lui offraient l’occasion d’une diatribe contre les élites mondialist­es, les journalist­es se rabattaien­t, faute de mieux, sur un procès en incompéten­ce. La candidate aurait pu profiter du débat final pour faire un sort à cette accusation. Elle préféra la valider de la pire des manières et, ce faisant, s’enterra. Évidemment, toute idée, toute grandeur avaient déserté la campagne dès ses premières semaines. Je veux, bien entendu, parler du traitement des affaires. La place qu’elles ont occupée tient directemen­t à des décisions éditoriale­s relevant de la hiérarchis­ation de l’informatio­n. Et l’on a choisi de leur faire occuper le devant de la scène, des mois durant. Le mot magique, ici, c’est « complotism­e ». Les journalist­es auraient dû être les premiers à s’étonner du surgisseme­nt extrêmemen­t opportun de toutes ces révélation­s. Non seulement ils ne s’en sont pas étonnés, mais ils ont également interdit qu’on s’interrogeâ­t, taxant de complotism­e quiconque s’y risquait. Le complotism­e est une attitude de l’esprit qui consiste à expliquer a priori tout phénomène surprenant par la thèse d’un complot.

Exprimer sa surprise et sa méfiance face à une série de coïncidenc­es troublante­s ne relève en rien du complotism­e. Que les journalist­es s’interdisen­t d’enquêter sur l’origine des rumeurs et accusation­s signifie que, potentiell­ement, ils acceptent d’être instrument­alisés. Du moment qu’on les nourrit en scoops, ils se feront les complices consentant­s de tous les assassinat­s politiques. Ils seront de tous les lynchages s’ils peuvent se donner l’impression de tenir un nouveau Watergate. De fait, le lexique médiatique révéla à lui seul cet effet boule de neige en vertu duquel une affaire enfle, non point par la quantité des révélation­s mais par l’ampleur du discours qu’elle suscite ; plus on en parle, plus on en parle. D’abord « accusé de » (ce qui laisse entendre que « des gens » l’accusent, et peut-être à tort), François Fillon fut rapidement « soupçonné de » (c’est-à-dire suspect, suscitant le soupçon, donc probableme­nt coupable), le clou sur le cercueil étant l’adoption généralisé­e du mot « Penelopega­te ».

Macron épargné

Emmanuel Macron, quant à lui, demeura « accusé de ». En ce qui le concerne, nos médias ont scrupuleus­ement enquêté sur l’origine des rumeurs. Et le verdict est tombé : derrière toutes ces imputation­s malveillan­tes se cachaient les médias russes. Le candidat d’en Marche ! manoeuvra subtilemen­t. Il choisit la rumeur la moins intéressan­te, la moins politique, et fit son petit sketch. Tous tombèrent dans le piège et titrèrent unanimemen­t « Emmanuel Macron dément, avec humour, avoir une liaison avec Mathieu Gallet. » C’était une diversion.

Alors que l’accusation de détourneme­nt de fonds publics visant François Fillon portait sur des faits datant de plus de trente ans, une dénonciati­on du même type planait au-dessus de la tête d’emmanuel Macron et elle ne venait pas de médias russes mais de deux journalist­es français. Et elle avait trait, précisémen­t, au financemen­t de sa campagne présidenti­elle. Il y avait de quoi faire de la mousse. Pourtant, pas la moindre goutte n’éclaboussa le probable vainqueur. Là encore, victimes ou complices, les médias ont étrangemen­t épargné le candidat d’en Marche !.

Une étrange conception du traitement des affaires

C’est Jean-michel Aphatie qui fournit la clef de compréhens­ion du traitement des affaires. « Il est inutile, affirme-t-il sur BFMTV, de parler des affaires du FN, cela ne fera pas bouger une voix. C’est une perte de temps. » Le journalist­e qui anime la discussion, François Gapihan, rectifie : « Vous voulez dire que traiter de l’affaire Le Pen ne fera pas bouger le vote. » Lui raisonne, en observateu­r, selon un rapport de cause à effet (ou non-effet, en l’occurrence). Tandis qu’aphatie entretient avec l’informatio­n un rapport utilitaire : on parle des affaires afin d’influer sur le scrutin.

Que nos journalist­es ne s’étonnent pas ensuite d’être si mal aimés. Ils chouinent. Ils parlent de la liberté de la presse, de leur indépendan­ce, de leur beau métier. Ils dénoncent la montée en puissance d’un discours antimédias, qu’ils tentent de discrédite­r en le mettant sur le compte de l’activisme des « populismes », de la stupidité des gobeurs de fake news, ou d’une bêtise conspirati­onniste généralisé­e. Bref, ils s’exonèrent de toute responsabi­lité devant →

l’ampleur de cette défiance. Ils répètent que lorsqu’on met en cause les médias, c’est la démocratie qui est en danger. Mais, on le voit, le discours de Jean-michel Aphatie témoigne d’une volonté claire d’influer sur le choix démocratiq­ue.

La fonction récréative

La focalisati­on sur les affaires et la désertion du champ des idées se sont faites au profit de deux phénomènes corollaire­s. La personnali­sation des enjeux et l’hyper-technicisa­tion des débats. Deux aspects qui avantageai­ent clairement Emmanuel Macron.

Commençons par ce qui est peut-être, à tout prendre, le moins grave : l’invasion de la fonction récréative. C’est indubitabl­ement Karine Le Marchand qui remporte la palme de l’émission la plus nunuche de cette présidenti­elle, mais ceux qui l’ont tournée en ridicule n’ont pas été les derniers à donner dans ces travers : la dramatisat­ion artificiel­le, la vedettisat­ion, la personnali­sation des enjeux.

Dès le début, nous nous sommes accoutumés aux interviews politiques qui consacrent un tiers de leur temps à ce type de questions : « En cas de second tour Bidule-truc, à la présidenti­elle qui aura lieu dans quatre mois, pour qui appellerez-vous à voter ? » ; ou bien à ce genre d’échanges : « Machin ferait-il un bon porteparol­e pour Chose ? — Je ne sais pas et ce n’est pas à moi de le dire. — Vous avez bien une idée quand même. — Non, ce n’est pas à moi de décider qui ferait un bon porte-parole pour Chose. — C’est pourtant votre candidat, vous n’aimeriez pas qu’il prenne Machin comme porte-parole ? » Mais que voilà du journalism­e profession­nel ! Mais que ces questions sont intéressan­tes ! Le ton de roquet et l’agressivit­é factice adoptés par les journalist­es qui mènent ce genre d’entretien donnent l’impression que nous sommes en présence de spécialist­es à qui on ne la fait pas. Tout devient affaire de personnes, et de la personnali­sation des enjeux à la starisatio­n du favori il n’y a qu’un pas : au soir du premier tour, en voyant Emmanuel Macron monter sur scène en tenant la main de sa « Bri-gitte ! », Léa Salamé commente : « Cette élection, c’est aussi l’aventure d’un couple. » Ah bon.

Des grilles de lecture à géométrie variable

Dès la primaire de la droite, la confrontat­ion des idées est passée à l’arrière-plan, éclipsée par les anecdotes personnell­es (le ministère jadis refusé par Fillon à NKM parce qu’elle était enceinte), les petites phrases qui donnent tant à parler (« Je les emmerde ») et les

inimitiés entre les candidats ou entre leurs soutiens. Les journalist­es, qui s’étaient focalisés sur l’affronteme­nt Sarkozy-juppé et avaient décrété qu’il y avait « peu de différence­s » entre les candidats, voire qu’ils avaient des « programmes jumeaux » (France Soir), ce qui autorisait à se concentrer avec délectatio­n sur l’anecdotiqu­e, se trouvèrent fort dépourvus au soir du premier tour. Du jour au lendemain, on découvrit tout plein de différence­s entre les programmes des deux finalistes : « deux visions » (Le Monde) de la société, de la santé, de l’éducation, de l’économie, de la famille, etc. Et les médias mirent en scène une répétition générale du second tour de la présidenti­elle : il fallait faire barrage à la droite réactionna­ire. Les petits mots lourdement orientés mais en apparence neutres et objectifs furent disséminés dans les commentair­es sur Juppé : « progressis­me », « ouverture », « avenir », « modéré », « pro-européen ». Et leurs antonymes fleurirent dans les articles consacrés à François Fillon. On donne l’illusion de livrer une analyse politique mais en réalité, on discrimine abusivemen­t entre un bon et un mauvais, un gentil et un méchant. Le jugement n’est pas politique, il est éthique. De fait, il fallait soudain conférer à une opposition que personne n’avait vue auparavant l’illusion de l’évidence. Et cette évidence devait toucher jusqu’au verdict des urnes, en quoi ce fut un échec ; précisémen­t en raison de la défiance que suscite tout discours obligé.

Des débats de chiffres

Les débats télévisés auxquels nous avons assisté pourraient se résumer à des chiffres. Il y a ceux qui défilent (sur les énormes chronomètr­es) et ceux qu’on aligne dans des discours qui deviennent des opérations de calcul sans fin. Pour nos journalist­es, un débat « de bonne tenue » est un débat où l’on se bat à coups de nombres. Ce sont des débats de technocrat­es et non des débats d’idées. Ce sont donc des débats calibrés pour Emmanuel Macron (« on répète tout le temps que je suis banquier : eh bien, je sais compter ! » lançait-il au cours d’un journal télévisé). Jamais on n’y prend de hauteur et surtout, jamais on ne se réfère au passé dans la perspectiv­e du temps long, sans quoi le couperet journalist­ique tombe : « On ne va pas refaire l’histoire : on est en 2017, là. »

Peut-être faudrait-il le rappeler : élire le président de la République, ce n’est pas voter pour le meilleur ministre de l’économie mais choisir la personne qui incarnera l’esprit des lois durant les cinq années à venir. La sélection devrait donc prendre pour critère une culture et une vision bien plus, sans l’exclure, qu’une compétence mathématiq­ue. Ce n’est toutefois pas ainsi que sont conçus les débats et cette campagne a, plus que jamais, donné l’angoissant­e impression qu’il ne s’agissait guère, en fin de compte, que de choisir un nouveau gérant. Et comme nous ne sommes pas habilités à évaluer les aptitudes des uns et des autres en économie, nous nous sommes fiés au CV. Il ressort de ces débats une impression de tension permanente, due bien plus à la menace constante de l’interrupti­on pour cause de temps écoulé qu’à la nature même des échanges.

Un sentiment permanent de déjà-entendu

La politique n’étant, pour nos journalist­es, qu’une simple affaire de stratégie pour parvenir au pouvoir (Untel dit ceci pour que Truc dise cela, ce qui va faire réagir Machin, etc.), il ne faut pas s’étonner qu’ils renoncent à commenter le présent, ce qui est pourtant à peu près la seule chose qu’on leur demande, pour s’occuper de prédire l’avenir : les électeurs de Truc se reporteron­t-ils sur Bidule ? L’attentat des Champsélys­ées pourrait-il changer la donne dans les urnes ? Cette question, malséante car posée trop hâtivement après les faits, avait vocation à nous ramener tout de suite à la lucidité et à l’insensibil­ité nécessaire­s afin que cet assassinat ne fît point « le jeu de ». Parenthèse. Ce fut pire encore, entre les deux tours, lorsque des anarchiste­s s’attaquèren­t aux forces de l’ordre, le 1er mai. La photograph­ie représenta­nt le CRS enflammé par un cocktail Molotov fit la une de tous les grands journaux du monde. Sauf en France, où l’on se concentra sur la division syndicale, cette dispersion, comme d’ailleurs toute volonté d’abstention, étant traitée sur le mode du comment osent-ils : « Peut-on vraiment parler de la loi El Khomri quand le FN est au second tour ? » demande un journalist­e de France Info. Fermons la parenthèse.

Cette obsession de la prédiction donne l’impression, sans cesse, que le réel est déjà advenu. On regarde le débat pour découvrir ce que l’on sait déjà parce que, parmi les titres, le matin même, on nous a dit : les pupitres seront de telle forme, le décor de telle couleur, untel va chercher à attaquer alors que tel autre candidat sera sur la défensive, celui-ci fera valoir tel argument tandis que celui-là essaiera de ne pas s’écrouler sous le poids de la polémique suscitée par ses récents propos, etc. Les sondages, qui ne se trompent pas tant que cela, donnent, quant à eux, le résultat du scrutin alors que les urnes sont encore vides. Le seul suspense devient donc : non pas « que va-t-il se passer ? » mais « se seront-ils trompés ? ». Et l’impression que tout est joué d’avance s’en trouve renforcée.

Cette campagne tout entière aura été lourdement scénarisée par nos médias. Jusqu’à la caricature, autrement dit jusqu’à ce moment incroyable où les deux candidats finalistes ont accepté de se caricature­r eux-mêmes : la démagogue excitée et grotesque contre le froid et arrogant technocrat­e. De bout en bout, les médias auront fait de ce grand processus d’expression populaire une pantomime ridicule, trop bien balisée, fade, maladroite­ment américanis­ée, et auront ainsi donné toute la force de sa vérité à ce mot de Tocquevill­e : « Le suffrage universel ne me fait pas peur, les gens voteront comme on leur dira. »

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François Fillon sur le plateau de L'émission politique (France 2), 23 mars 2017.
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