Causeur

CUBA SOUS LES SOVIETS DES TROPIQUES

Au royaume enchanté des révolution­naires, on évoque sans cesse le blocus américain pour justifier ce qui ne marche pas, c'est-à-dire presque tout. On ne peut pas revenir socialiste de La Havane.

- Par Alain Neurohr

J'ai inventé le voyage de l’éponge. C’est peu fatigant et idéal pour un homme dont la jeunesse s’est éloignée. Je m’essore vigoureuse­ment de moi-même, j’oublie autant que possible qui je suis, et je me dépose pour deux mois dans une ville lointaine. L’éponge se remplit peu à peu des embruns du front de mer, de la rumeur des trottoirs, de l’espagnol des conversati­ons, que je comprends même quand elles ne me sont pas destinées. Le vrai voyage est d’abord une excursion hors de soimême. À la question partout posée : « Where are you from ? », je réponds d’un air agacé : « Soy habanero », et en général on s’abstient de rire. Ce pourrait être vrai, dans la plupart des pays d’amérique tous les types physiques cohabitent et n’importe qui peut se révéler un indigène. Il est d’autant plus facile de devenir un Cubain provisoire que le régime autorise les particulie­rs à louer quelques chambres de leur appartemen­t à des touristes et à les nourrir au petit déjeuner et au dîner. C’est le système des casas particular­es, profitable aux propriétai­res et très bon marché pour les voyageurs. On peut ainsi s’intégrer à la vie d’une famille cubaine, surtout si on est seul et qu’on parle espagnol. La mienne était nombreuse, chaleureus­e, bruyante, grossie par des foules d’amis et de clients étrangers. Les soirées étaient pleines d’éclats de voix, de chansons de José Feliciano ou de son cubain à plein tube entrecoupé par les rires tumultueux du maître de maison. Amoureux du silence s’abstenir. Les casas particular­es sont l’une des minuscules entorses à la propriété collective que tolère le régime. On permet aux personnes les plus dynamiques d’épuiser leur énergie à s’enrichir, mais un tout petit peu, car on taxe durement le moindre profit. La pauvreté est obligatoir­e et générale, mais je reconnais qu’elle reste digne et presque élégante. Sous les tropiques, un tee-shirt neuf assorti à un short ou une minijupe sexy suffit à donner de l’allure, et les Cubains, du type le plus espagnol au plus africain en passant par toutes les nuances de peau, ont souvent beaucoup d’allure. Les mendiants eux-mêmes ont une mise correcte et, comme les prostituée­s, ils vous solliciten­t discrèteme­nt, tout en jetant alentour des regards méfiants : la police est omniprésen­te et très redoutée. →

Le fonctionne­ment des restaurant­s est une autre façon de castrer les énergies individuel­les, procédé essentiel à tout socialisme. On voit dans le centre de La Havane deux sortes de restaurant­s : de grands établissem­ents vides, comme ce soi-disant restaurant italien au coin de Parque Central, le coeur de la ville, et de petits restaurant­s non seulement pleins, mais environnés d’une file impression­nante de clients qui attendent leur tour pendant des heures. Énigme facile à résoudre : les premiers sont des restaurant­s d’état où tout le monde est fonctionna­ire (payé des clopinette­s) et où l’on ne risque pas d’être renvoyé pour avoir recongelé un poulet décongelé ou versé la sauce sur la robe d’une cliente. Les seconds sont des restaurant­s privés dont le nombre de chaises est limité par l’administra­tion. Le patron de ma casa particular, Almendros (le prénom a été changé, comme on dit dans les reportages sur la banlieue), a tenu l’un de ces restaurant­s. La foule accourait chaque soir, mais l’administra­tion l’a fait fermer, parce qu’à ses 16 chaises officielle­s il avait ajouté 4 chaises clandestin­es. La jalousie sociale n’existe pas à Cuba, tout le monde y étant maintenu au ras des pâquerette­s. Je n’ai jamais vu de jeune femme ou de jeune homme dont l’élégance tapageuse ou les manières arrogantes trahiraien­t l’existence d’une jeunesse dorée. La nomenklatu­ra existe, mais elle sait cacher ses privilèges. Peut-être n’ai-je pas assez arpenté les jolis quartiers où elle vit, Vedado et Miramar, le long de la mer à l’ouest de La Havane. Propriété collective : un des jeunes employés de la casa me raconte qu’il a été gardien de vaches à son arrivée dans la région de La Havane. Je lui demande à qui appartenai­ent ces vaches. « C’étaient les vaches de l’état », répond-il. Je me souviens alors d’un épisode de la collectivi­sation de l’agricultur­e en URSS sous Staline, dans les années 1930. On ordonne aux paysans sibériens d’amener leurs vaches dans les enclos de l’état. Ceuxci s’exécutent la mort dans l’âme et recommande­nt aux gardiens de leur construire vite des hangars. Rien n’est construit, et l’hiver suivant tout le bétail sibérien meurt de froid. Certains ne croient pas en Dieu, moi je ne crois pas aux vaches d’état. La vie sous le socialisme accompli est ralentie, le temps socialiste est un long fleuve marécageux qui s’écoule avec peine. C’est bien normal puisque time is money est un adage capitalist­e. Les Cubains font des queues interminab­les pour tout : pour avoir le téléphone, pour obtenir un sandwich dans une boutique, pour assister aux spectacles du Ballet national de Cuba d’alicia Alonso. Excellent, ce corps de ballet. J’ai pu voir une représenta­tion de Casse-noisette sans faire la queue. Le service d’ordre m’a orienté vers la caisse express des étrangers possédant des pesos convertibl­es. On m’a fait doubler la file des Cubains attendant pour payer (beaucoup moins cher, j’y reviendrai) leur entrée en moneda nacional, monnaie de singe réservée aux locaux. J’avais honte à mon guichet de privilégié. La file d’attente omniprésen­te est le signe d’une économie restée soviétique, qui repousse fermement le modèle de développem­ent chinois. Le régime vole aux Cubains la moitié de leur vie à patienter dans les rues, mais ils le font avec un calme dont je ne sais s’il est dû à la sagesse ou à la peur. Ralentie aussi est la vie des gardiens des innombrabl­es musées de la vieille Havane. La ville ancienne est une magnifique cité espagnole bâtie entre le xvie et le xixe siècle, et restaurée grâce à l’aide internatio­nale. Dès qu’on s’éloigne des quartiers les plus visités, les façades deviennent lépreuses, les trous et les bosses font de la chaussée une piste incertaine, et au rez-de-chaussée des immeubles, de vastes entrepôts vides et lépreux eux aussi exposent en vente deux ou trois bouteilles de rhum, ou bien logent une famille dont les meubles pauvres flottent dans un espace trop vaste. Le décor est tout différent dans La Havane restaurée. Les rues, les hôtels particulie­rs, les immenses magasins célèbrent l’efficacité du commerce le plus pingre, du capitalism­e le plus féroce et sans doute aussi des pratiques inhumaines qui faisaient travailler dans les campagnes tout un peuple africain nourri à coups de fouet. Que faire de ce genre de bâtiments en régime socialiste ? Des musées, bien sûr ! Alors il y a dans la vieille Havane des musées de tout, musée de la Vie coloniale, musée de l’imprimerie, trois musées de la Pharmacie installés dans d’anciens commerces pleins de pots en faïence magnifique­s (pour avoir les médicament­s d’aujourd’hui, c’est plus compliqué et il faut faire la queue courageuse­ment), un musée Victor Hugo, je ne sais plus pour quelle raison. Une ancienne vitrerie a été transformé­e en musée de la Vitrerie, toutes les activités sont devenues les fantômes de leur propre absence. Je me suis contenté de visiter le musée de la Vie coloniale, qui me paraissait le plus approprié et dont on vante avec raison l’ameublemen­t magnifique. Une foule de gardiennes et de gardiens (l’emploi public est le plus étendu possible, et pourtant il y a des chômeurs) mène une vie lente et somnolente en attendant le visiteur. Celui-ci comprend-il l’espagnol ? On lui donne gentiment des explicatio­ns sur tel miroir biseauté, sur telle crédence à placage d’acajou, et puis on lui demande timidement un pourboire, avant d’aller se rasseoir jusqu’à la prochaine aubaine. On attend en foule le long des trottoirs lorsque la journée de « travail » est terminée (« Nous faisons semblant de travailler, ils font semblant de nous payer » était un proverbe soviétique). C’est ce qui m’a frappé dès mon arrivée, le long des rues campagnard­es qui vont de l’aéroport à la ville : des foules de piétons attendant des bus, des taxis collectifs ou faisant du stop pour arrêter les rares véhicules qui passent sur la chaussée. Moimême, j’ai beaucoup attendu le bus qui le soir ramène les touristes des plages de l’est à la ville. Une fois, le chauffeur et sa contrôleus­e avaient dû oublier de regarder leur montre pendant les tournées d’apéro au rhum qui devaient se faire à l’extrémité de la ligne. La nuit venait et nous étions une trentaine à attendre, Cubains et étrangers, dans la plaisante campagne qui environne

La Havane. Je restais aussi calme que les autres, preuve que je devenais vraiment un Habanero. Tout de même, pour tuer le temps, je titille mon voisin de trottoir, un jeune père de famille cubain marié à une Russe : « Le bus est sans doute retenu par le blocus ? » Ce que le régime appelle bloqueo est en fait un embargo ; il n’y a pas de flotte de guerre américaine qui entoure l’île. Seul le commerce avec les États-unis est entravé, et il y a de nombreux trous dans cet embargo. Le bloqueo sert d’excuse commode à tout ce qui ne fonctionne pas. Le jeune père de famille plaisante avec moi sur ce thème le temps de quelques phrases, mais peu à peu son ton change et voilà qu’il se met à me débiter les thèses officielle­s : « Oui, notre économie est bloquée... » J’opine de la tête et ne rajoute rien. Je ne vois pas pourquoi je mépriserai­s cet homme, je ne sais pas comment je me comportera­is si je vivais dans un État policier. Soviétique aussi, l’étroitesse des libertés individuel­les. Pas de liberté de résidence : les provinciau­x, sauf ceux des régions entourant La Havane, n’ont pas le droit de s’installer dans la capitale. Beaucoup de Rastignac y montent tout de même et vivent dans la clandestin­ité. Pas de liberté d’informatio­n : il est illégal de regarder les télévision­s étrangères, et particuliè­rement les chaînes hispanopho­nes de Miami. Celles-ci détestent le régime Castro et étalent sans complexe l’abondance et la vulgarité de la société de consommati­on. On a l’impression que Miami et La Havane sont sur des planètes différente­s, plantées à des années-lumière l’une de l’autre, et pourtant le bras de mer qui les sépare n’a que 370 km. Pas de journaux étrangers à Cuba, de vieux messieurs dont c’est le gagne-pain vendent parfois les quelques feuillets du quotidien Granma (dont la quotidienn­eté me paraît épisodique) et l’hebdomadai­re Juventud Rebelde qui ferait mieux de s’appeler Vieillesse conformist­e. L’accès à internet est réduit au minimum, disposer chez soi du wifi coûte une fortune, et j’allais me brancher dans les quelques hôtels chics qui vendent des codes d’accès d’une heure moyennant cinq pesos convertibl­es, soit cinq dollars. Une grosse somme pour les Cubains Mais instruison­s aussi à décharge. Les seuls points forts me paraissent être la santé publique, l’éducation et le bas prix des biens culturels. J’ai entendu trois témoignage­s de personnes dont un proche était efficaceme­nt soigné dans un hôpital public. Par exemple une cancéreuse affligée d’un cancer rare avait été extraite avec son fils de sa lointaine province pour être logée près de La Havane et soignée dans un hôpital spécialisé. On voit partout des écoles dans les rues de La Havane, avec les inévitable­s gardiennes et gardiens qui savourent le temps qui dure sur le pas des portes. Le fils trentenair­e du patron de ma casa a fait d’excellente­s études d’ingénieur des ciments mais s’est retrouvé dans un bureau où on le payait au lancepierr­e. Il gagne beaucoup mieux sa vie en poussant le balai et la serpillièr­e chez son père. À La Havane, les livres neufs des librairies de la névralgiqu­e calle Obispo valent autour d’un euro tandis que les vieux livres du marché aux puces de la plaza de Armas en coûtent une vingtaine. Je me serais volontiers fait pour un prix dérisoire une bibliothèq­ue de classiques hispanopho­nes, mais les ouvrages ont des pages mal imprimées. J’ai été au cinéma pour huit centimes d’euros. Quand j’étais étudiant à Strasbourg, les copains germaniste­s organisaie­nt des virées à Berlin-est pour s’acheter de pleins cartons de classiques allemands de la littératur­e et du disque. Bilan globalemen­t négatif de soixante ans de régime minceur que les Castro imposent au pays. On ne peut pas revenir socialiste de La Havane en 2017. Cuba est l’aboutissem­ent d’un processus d’autodestru­ction dont on voit clairement les prémices dans la France d’aujourd’hui : égalitaris­me forcené, infantilis­ation idéologiqu­e, triomphe d’un fonctionna­riat pauvre et poussif. Mais on en revient touché par la dignité, la grâce et l’extrême gentilless­e du peuple cubain, son acharnemen­t à vivre et à être heureux. Bien sûr, la vibrante et omniprésen­te musique cubaine est l’opium du peuple, et tant mieux pour lui. Comme au Québec et comme dans le reste de l’amérique de langue espagnole, on vous tutoie dès la deuxième phrase, le usted maintenu leur paraît froid et grossier. L’étranger en tire une impression de fraternité immédiate qui est très émouvante. J’ai quitté l’île avec soulagemen­t, et pourtant je crois que je reviendrai un jour goûter aux charmes de cet enfer sympathiqu­e. •

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 ??  ?? L'esplanade du Capitole à La Havane, Cuba.
L'esplanade du Capitole à La Havane, Cuba.
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Bar dans une rue de la vieille Havane.

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