Causeur

Théâtre : la grandeur est un droit !

Lettre d'un jeune acteur qui ne supporte plus les metteurs en scène en guerre contre les oeuvres, la beauté et le goût du public.

- Yannis Ezziadi

OOù aller pour rêver ? Pour voir l'impossible ? Dans quel théâtre se rendre pour échapper à notre platitude quotidienn­e ? Sur les scènes des théâtres publics ou à l'opéra, de folles et grandes oeuvres sont pourtant montées comme Phèdre, Roméo et Juliette, Le Misanthrop­e, Lohengrin, Iphi- génie en Tauride et Samson et Dalila ! Montées ?... ou plutôt démontées. En effet, une majorité de metteurs en scène s'attache à anéantir, à piétiner la dimension onirique et poétique de ces chefs-d'oeuvre. Au théâtre et à l'opéra, lieux à part et hors du temps, lieux de tous les possibles, lieux des rêves les plus fous, de la possible démesure, le rideau s'ouvre trop souvent sur la

tristesse d'un décor sage, réaliste et dépouillé (lorsque décor il y a), et sur des acteurs en costume/cravate ou jean/baskets. Le rideau de velours rouge s'ouvre (si le théâtre en dispose encore) pour n'offrir à nos yeux que notre quotidien le plus banal sur la scène de ces temples sacrés, pour les plus anciens, faits de rouge et d'or. La mode est malheureus­ement au réalisme bas de gamme, au refus de la beauté, de la sophistica­tion et de l'artifice. L'acteur aussi, contraint par le metteur en scène, joue de manière sobre et raisonnabl­e. Ce n'est même plus la vie quotidienn­e que l'on voit sur la scène, mais encore moins que cela. Ce n'est même pas du réalisme, mais du sous-réalisme. Et le théâtre subvention­né n'a plus le monopole de cette grisaille, qui contamine malheureus­ement de plus en plus de théâtres privés programman­t, comme honteux de présenter des divertisse­ments populaires, des spectacles « sérieux » en espérant ainsi redorer leur image. Voilà la mort du spectacle ! Le théâtre sérieux, le théâtre raisonnabl­e. C'est ainsi que, gouverné par la dictature du bon goût, notre monde passe à côté de ses artistes les plus immenses. Je pense notamment à Michel Galabru, cet acteur de génie qui, malgré l'amour des Français pour lui, aura toute sa carrière durant été méprisé et rangé dans la case des « ringards » par le microcosme des « gens de théâtre et de cinéma » branchés, faiseurs, fins politiques. Quand il jouait, tout était profondéme­nt tragique, voilà pourquoi il était un grand acteur comique, peut-être le plus grand. Dans un siècle, les grands acteurs comiques et populaires sont rares. En ignorer et en mépriser ouvertemen­t un tel que lui est un crime contre l'art. Quel théâtre national, quel metteur en scène vedette du subvention­né lui aura donné de grands rôles après sa sortie de la Comédiefra­nçaise à l'âge de 35 ans ? Depuis Jean Vilar au festival d'avignon en 1961 avec Les Rustres de Goldoni, il n'y aura eu que Jérôme Savary. Et voilà de quelle manière le public se retrouve privé de ses acteurs les plus magnifique­s dans de grands rôles à leur mesure. Retrouvons en nous l'enfant qui refuse de s'ennuyer, qui veut s'émerveille­r, qui veut rêver ! « Perdre l'enfance, c'est perdre tout », disait Jean Cocteau. N'est-il pas essentiel pour nous d'échapper à l'ordinaire de nos jours ? De voir plus haut ? Plus beau ? Plus monstrueux ? Le temps d'un songe ! Pensons à Giorgio Strehler et Jean-louis Barrault, à Luchino Visconti et, au cinéma, à David Lynch, à Tim Burton et à Francis Ford Coppola ! Pensons à Fellini ! Il est indispensa­ble que revienne le grand art, le grand théâtre, le théâtre des acteurs. Rien n'est plus beau qu'un grand acteur, qu'un acteur fou et démesuré en liberté sur un plateau. Délivré de la cage dans laquelle trop de metteurs en scène veulent le mettre. Relisons Mes monstres sacrés de Jean Cocteau, lorsqu'il raconte que le tragédien Mounet- Sully, sur la scène de la Comédie-française, rugissait, bondissait, se ramassait, miaulait, grondait, s'étirait, giflait le vide, le broyait et qu'il « offrait ensemble le spectacle d'un dompteur qui cravache un lion, et du lion forcé d'obéir ». Les acteurs ont été, ne l'oublions pas, des personnage­s hors du commun, des personnage­s qui fascinaien­t les foules. Pouvons-nous en dire autant aujourd'hui ? À quelques exceptions près… Il y a Gérard Depardieu. Ce monstre sacré bouleverse et fascine le peuple. Cet ogre sublime, libre, nous donne l'impression d'appartenir à la race des dieux. Tout ce que les petits artistes jaloux et lyncheurs lui reprochent, le peuple le lui pardonne, car il remplit sa mission d'artiste auprès d'eux : il les fait rêver ! Il y a de bons acteurs, évidemment, très bons même, mais qui prendraien­t une tout autre dimension si l'art de l'acteur revenait au centre du théâtre. L'art de l'acteur... trop souvent méprisé par les metteurs en scène. Refusons la dictature du goût du jour et l'uniformisa­tion de l'esthétique d'un trop grand nombre de nos théâtres subvention­nés. Refusons à l'opéra la destructio­n de la dimension fantastiqu­e, onirique et poétique d'une foule d'oeuvres surdimensi­onnées pour les réduire à de pauvres anecdotes sous-réalistes. Exigeons le retour du grand art, de l'art fou, du théâtre des passions dans ces théâtres publics, ces théâtres du peuple que sont, par exemple, l'odéon, Bobigny ou les Amandiers de Nanterre ! Une multitude de metteurs en scène soutenus par leurs directeurs de théâtre déclarent la guerre aux oeuvres qu'ils montent, à la beauté, au goût du public. Réclamons la grandeur ! Elle n'est pas une insulte à notre adresse. Je tiens à saluer l'action de trois grands artistes qui se battent pour le retour du grand théâtre : Anne Delbée, Philippe Caubère et Michel Fau. Merci pour leur combat, pour leurs refus, pour leur passion. •

Retrouvons en nous l'enfant qui refuse de s'ennuyer, qui veut s'émerveille­r ! N'est-il pas essentiel d'échapper à l'ordinaire ? De voir plus haut ? Plus beau ? Plus monstrueux ?

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