Causeur

Le Journal de l'ouvreuse

Plus que le critique, le comédien, le musicien et le danseur, c'est l'ouvreuse qui passe sa vie dans les salles de spectacle. Laissons donc sa petite lampe éclairer notre lanterne !

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Tapez Youtube, entrez « Bolivar Mambo ». Voilà une bande de gosses genre supporters en délire qui jouent Bernstein comme des dieux sous la baguette d'un des leurs, Gustavo Dudamel, dit le Dude. Symphonies de Mahler et de Tchaïkovsk­i, pareil. C'est l'orchestre juvénile Simón Bolivar du Venezuela. Encore le Bolivar n'est-il que le téton visible d'une mamelle géante. La pépite internatio­nale d'un eldorado musical unique dans le monde et dans l'histoire. L'histoire, allons-y. Il y a bien longtemps, dans une galaxie lointaine nommée Caracas, un maître Jedi appelé José Antonio Abreu trouve un garage pour 11 mômes des barrios – les favelas locales. Comme tout Jedi, Abreu a la fibre missionnai­re. Son but : arracher les enfants au ruisseau et les convaincre qu'un violon les rendra plus forts qu'un revolver. Le lendemain, les 11 sont 25. Le surlendema­in 75, déjà un orchestre. Ni école ni conservato­ire : la musique s'apprend comme elle se joue, ensemble. Le maître Jedi visite le palais du président Pérez (nous sommes dans les années 1970). « Le plus sacré de tous les droits humains est le droit à l'art », lui dit-il. « Bravo, répond le président, je vous soutiens. » Au retour, le maître compte ses ouailles : 1 000. 10 000. 100 000. On ouvre des orchestres juvéniles dans toutes les provinces, on recrute des formateurs, la bonne oeuvre tourne au phénomène. Le système marche si bien qu'on le baptise sobrement : El Sistema. Un jour, le maître repère un jeune violoniste nommé Luke Skywalker. En vénézuélie­n : Gustavo Dudamel. Petit Jedi grandit, prend à 18 ans la direction de l'orchestre Bolivar, se fait adouber par les stars du podium Simon Rattle et Claudio Abbado, et nommer en 2009 à la tête d'un vaisseau planétaire : le Los Angeles Philharmon­ic. La Force est avec lui. Mais la Force a deux côtés. Côté clair, le Jedi Dudamel incarne aux yeux du monde le Venezuela, sa dévotion pédagogiqu­e, son génie musical, sa joie collective. Côté obscur, quand le commandant Hugo Chávez devient empereur en 1999, El Sistema tremble. Maître Abreu, petit homme assez vert et fragile, s'inquiète, rengaine son sabre et magnétise le nouveau pouvoir, lequel comprend son intérêt et multiplie la manne du Sistema pour en faire sa chose. Ainsi le jeune Dudamel se retrouve-t-il porte-flambeau du régime. Les lubies de l'empereur Chávez, « source d'inspiratio­n » pour Notre Insoumis Mélenchon, la corruption généralisé­e qui s'ensuit, sa mort et son remplaceme­nt il y a quatre ans par le Sith Nicolás Maduro, la dérive facho, la violence urbaine et le retour de la famine qu'on croyait vaincue au pays de l'or noir, tout ça tout ça, voilà le Dude à la fois ange de la paix et alibi des bourreaux. Comme à l'époque où Leningrad et Dresde nous en foutaient plein la vue avec leurs orchestres de compétitio­n, Caracas montre à la galaxie ce que peut un bon régime bolivarien pendant que ça cogne là-bas derrière. Jusqu'au 3 mai. Ce jour-là, Armando, 18 ans, altiste du Sistema, se fait descendre par la police pendant une manif à Caracas. Un peu tard, le Dude, tout juste choisi pour diriger le concert des Nobel à Stockholm le 17 décembre prochain, accuse son financeur Maduro. Risqué. On ne sait pas si la tournée européenne de cet été aura lieu. On ne sait pas ce que le Sistema qui démocratis­ait la symphonie à travers la Voie lactée va devenir, aujourd'hui et à l'heure des comptes. Il nous a fait rêver. Que ferons-nous, éveillés ? •

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