GAZ DE SCHISME
Trump vient de braquer les projecteurs sur la Pennsylvanie, en déclarant à propos de la COP 21 «J'ai été élu pour représenter les habitants de Pittsburgh, pas de Paris». C'est justement de Pennsylvanie et d'écologie que parle le dernier roman de Jennifer
Ily a, dans le dernier roman de Jennifer Haigh, ce quelque chose que Céline nommait « une petite musique » ou, mieux encore, « une symphonie littéraire » selon une définition parue dans la N.R.F. de 1932 à propos du Voyage : « Une oeuvre que l'on pourrait dire musicale, dont les thèmes vivent, se succèdent, se développent, s'effacent pour reprendre, sans que jamais soit rompue l'harmonie haletante de l'ensemble. » C'est la raison pour laquelle le titre original, Heat and Light, sonne infiniment plus juste que sa traduction française : Ce qui gît dans les entrailles. Heat and Light conviendrait parfaitement comme titre d'une ballade country façon Woody Guthrie, autant que d'une protest song à la Tracy Chapman. On lit Haigh les oreilles grandes ouvertes. Tout d'abord, la terre de Pennsylvanie, dont la romancière est native, semble ronronner constamment. Un ventre plein de minerais, de fer, de houille, mais surtout de ressources fossiles – autrefois du charbon, à présent, du pétrole et du gaz de schiste. Vient ensuite le murmure de ce qui y pousse en grande quantité – du maïs, du blé, du soja, du tabac, des patates douces. S'y joignent les meuglements des vaches, l'état étant leader de la production laitière aux États-unis. Un État de prolos, donc, autant que de bouseux, de petits Blancs et de grands consommateurs de meth, que l'on fabrique chez soi à base d'ammoniac anhydre – originellement composant des engrais azotés, et stocké dans d'énormes silos rarement surveillés. Un électorat quasiment destiné à Donald Trump ? Certes, The Donald a emporté ici une courte victoire sur Hillary Clinton. Reste que depuis les années 2000, la Pennsylvanie a penché démocrate, votant aussi bien en faveur de John Kerry que de Barack Obama. Mais en vérité, on s'en fiche un peu des préférences politiques des habitants de cet État du Nord, dont le PIB dépasse pourtant celui de l'arabie saoudite. « La Pennsylvanie rurale ne fascine pas le monde, en général. Mais par cycles, par périodes, ses entrailles suscitent l'intérêt. Forez-la, dépouillez-la, brûlez-la, un holocauste en offrande aux besoins collectifs », note Haigh dans l'une des premières pages du livre. La terre est l'héroïne de ce roman polyphonique, au sens bakhtinien du terme, au même titre que la quinzaine (sic !) de personnages principaux, interconnectés par leur implication dans un forage du gaz de schiste, que l'on entame à Bakertown, une ville fictive, en 2010 et que l'on poursuit jusqu'en 2012, quand la compagnie texane Dark Elephant, chargée de l'exploitation, se voit contrainte de plier bagages. On imagine difficilement un sujet moins sexy que l'extraction du gaz. Et on se trompe, forcément. Qui dit « gaz de schiste », dit « gros sous » et « gros espoirs », « santé publique » et « militantisme écolo », donc tout ce qui intéresserait Steinbeck ou Zola, s'ils étaient nos contemporains. Le talent de Jennifer Haigh enrobe de chair vivante une technologie au sujet de laquelle chacun a son avis, sans avoir la moindre idée de quoi il retourne. Les habitants de Bakertown en sont au même point d'ignorance, ce qui n'empêche pas une partie d'entre eux de signer les yeux fermés les contrats de location de leurs terres. Après tout, pourquoi ne pas croire ceux qui vantent une source d'« énergie propre » ? De facto, elle l'est, du moins sur le papier, « mais si vous prenez en compte les émissions des milliers de trajets de camions, le méthane qui s'échappe ou qui est perdu dans les conduites de gaz… ». Sans parler du procédé de fracturation hydraulique en lui-même, c'est-à-dire de millions de litres d'eau, mélangé à du sable et à un certain cocktail chimique, injectés dans le sol à une pression
inimaginable. En anglais, on appelle cela « fracking », « un euphémisme affecté pour fucking », comme le remarque pertinemment Darren Devlin, frère toxico de Rich, qui est l'un des premiers à voir un puits gicler sur son terrain. « Si l'on observe cette opération plus de cent fois, elle peut sembler naturelle, banale. Moins de cent fois, la regarder et l'entendre semblera obscène. Le gémissement grave d'un augure, un plaisir mécanique guttural. Le phallus rainuré géant qui creuse la terre à trente mètres de profondeur. » Notre ministre héliporté de l'écologie ne sera sans doute pas le seul à qui l'image aura serré la gorge. Attention, toutefois ! Haigh est trop subtile pour mettre la responsabilité de ce viol collectif exclusivement sur le dos des industriels texans. Kip « the Whip » (« le fouet » en français) Oliphant, le sulfureux patron de Dark Elephant, demeure l'un des personnages des plus comiques et touchants, de même que Lorne Trexler, prof de géologie et militant écologiste, reste en mémoire comme une molle crapule post-soixantehuitarde aux tendances autoritaires non assumées. Quant à Rich Devlin, un brave gars déterminé à faire renaître, grâce à l'argent du gaz, la ferme familiale dont il hérite, on se gardera de juger trop rapidement sa naïveté. Pas plus qu'on ne condamnera sa voisine, Rena Koval, en couple avec Mack, fermière convertie en bio et opposée aux forages, pour avoir momentanément succombé aux charmes douteux de Trexler. Si, avec autant de protagonistes et d'histoires parallèles, le risque était grand de verser dans les clichés, Jennifer Haigh l'a évité avec brio, moyennant une narration qui donne à ses héros une réelle liberté, met en scène une multiplicité de consciences individuelles et de points de vue indépendants les uns des autres. Un roman ambitieux, complexe et hautement addictif. Indispensable à qui veut comprendre pourquoi Donald Trump, qui ne représente pas les habitants de Paris, ainsi qu'il l'a déclaré pour justifier le retrait des États-unis des accords sur le climat, ne représente pas davantage ceux de Pittsburg ou du reste de la Pennsylvanie. •