SERGE DOUBROVSKY, UN DIEU DE LA CATASTROPHE
1. LE LIVRE BRISÉ
Lors de sa première séance de psychanalyse à New York, Serge Doubrovsky agressa le docteur Akeret en ces termes : « Mettons immédiatement les choses au point, si nous ne voulons pas partir sur des bases mensongères. Je sais ce que vous faites ici. Je n'ignore rien de vos lobotomies verbales. Vous seriez ravi de nous réduire à l'état de gentils petits robots à la gueule fendue d'un sourire béat. Heureux avec bobonne et les enfants. La réduction, c'est votre spécialité, n'est-ce pas docteur ? Mais laissez-moi vous dire une bonne chose, docteur : je vis pour le danger et le danger me fait vivre. N'envisagez pas un seul instant de l'éliminer de ma vie. La tragédie est ma muse. Personne n'a écrit de grand roman sur sa femme : je le ferai. » Serge a tenu parole : ce grand roman existe. Chacun le connaît. C'est Le Livre brisé. C'est aussi le livre qui a terrassé Serge. Je n'oublierai jamais le coup de téléphone de Michel Contat m'annonçant au petit matin le suicide d'ilse, l'épouse de Serge. Ilse, une jeune Autrichienne, vivait seule à Paris dans un studio sordide du XIIIE arrondissement. Pendant que Serge baguenaudait à New York, elle noyait sa déprime dans l'alcool. Serge, par inconscience ou sadisme, lui envoyait régulièrement des chapitres de leur roman, celui qu'il écrivait à vif, prenant pour objet leur couple et prêt à tout pour qu'advienne cette littérature du désastre qui accomplirait son voeu. Le dernier chapitre s'intitulait « Beuveries ». Ilse a vomi pendant quarante heures après l'avoir lu. Elle avait tout raté, comme mère, comme enseignante. La dernière issue était de se sacrifier sur l'autel de la littérature. Elle l'a fait, tout comme Ellénore avait accepté de succomber sous les coups d'adolphe. Pour un admirateur de Benjamin Constant comme moi, c'était sublime. Pour les lecteurs du Livre brisé, ce fut un électrochoc. Pour le grand public, un crime en direct. Serge fut invité à s'expliquer par Bernard Pivot : ce fut un grand moment de télévision. Il n'est jamais agréable d'être traité d'uxoricide devant des millions de téléspectateurs. Serge plongea ensuite dans la dépression. Mais on se remet de tout, même de la mort de l'être aimé... quand elle aboutit à un chef-d'oeuvre.
2. SI VOUS NE TUEZ PAS LES MORTS...
Son psychanalyste, lui, éprouva une forme de dégoût quand il entendit bien des années plus tard Serge lui dire que ce suicide se justifiait d'un point de vue littéraire. Et qu'il lui confia que, cinq mois après la mort d'ilse, il avait eu une liaison avec une Belge. Les gens n'ont pas apprécié. On peut dire ça à propos d'un personnage de roman, mais l'écrivain n'a pas le droit de le dire à propos de lui-même. Serge a tenté de s'expliquer à la télévision, mais ce fut pire encore. Il a dit : « Je n'ai pas cessé d'aimer ma femme, mais si vous ne tuez pas les morts, ce sont eux qui vous tueront. » Je n'ai pas oublié non plus cette matinée d'hiver au crématorium du Père-lachaise, à Paris. Il gelait tellement que le feu ne prenait pas... l'incinération se transformait en un interminable supplice, à l'image du roman de Serge. Nous n'étions pas très nombreux et nous nous regardions, consternés. Que valait le sacrifice d'ilse pour un livre ? C'était d'autant plus troublant que Serge m'avait un jour confié qu'il voulait que leur roman finisse bien. Il voulait lui faire visiter les États-unis comme s'ils avaient été de jeunes amoureux. Voilà qui avait certainement donné la nausée à Ilse. Elle avait compris que l'amour peut tout, à condition d'être solidement arrimé à Thanatos. Autrement, il n'est que de la guimauve un peu triste.
3. AUTOFICTION OU AUTO-FRICTION ?
Serge était un homme séduisant. Il ne ressemblait en rien aux petits marquis de la littérature française qui gravitaient autour de Sollers et compagnie. Je le comparais volontiers à l'acteur de cinéma américain Ben Gazzara. Avec lui, nous n'étions plus à Saint-germain-des-prés mais à Hollywood. Une femme, racontait-on, s'était pendue dans sa cave par amour pour lui. Une autre suicidée dans un hôtel de Prague. Il construisait sa légende. Il nommait cela « l'autofiction ». Un jour, au premier étage du Café de Flore, Denis Grozdanovitch lui avait lancé : « Ce n'est pas de l'autofiction, mais de l'auto-friction. » Il l'avait fixé avec une condescendance méprisante. Finalement, l'écrivain dont il était à mes yeux le plus proche était Jerzy Kosinski. Comme il se doit, ils s'ignoraient superbement. Une dernière anecdote pour conclure : un soir que nous étions invités avec d'autres écrivains chez Jacqueline Piatier qui dirigeait alors « Le Monde des livres », il était demeuré silencieux. Il entendait de plus en plus mal. Je lui avais demandé en le raccompagnant chez lui si cela ne lui était pas pénible. Il m'avait répondu : « De toute manière, pour ce que les gens ont à dire... » Je ne vois pas de meilleure conclusion à ces quelques souvenirs. Serge Doubrovsky est décédé le 23 mars 2017 à Paris, à l'âge de 88 ans. Universitaire et romancier, toujours au plus proche de sa vérité intime, bousculant le langage et les conformismes, il a marqué à tout jamais la littérature française du xxe siècle. •