Causeur

PHÉNOMÉNOL­OGIE DU MACRONISME

Les parcours personnel, profession­nel et politique du nouveau président nous montrent un homme fasciné par sa propre ambition. Ce désir forcené de tout réussir profitera-t-il à la nation? Là est la question.

- Par Paul Thibaud

On ne sait pas encore si l'élection de Macron nous apportera une dictature au sens romain (tous les pouvoirs confiés dans l'urgence à un seul homme) ou bien une République parlementa­ire mettant le président à la marge. On ne sait même pas s'il faut la prochaine fois faire un vote parlementa­riste ou présidenti­aliste, puisqu'on souhaitera­it un équilibre entre les deux pôles de nos institutio­ns. Mais on peut essayer de comprendre la personnali­té de notre élu, personnali­té que le recours aux classiques coordonnée­s politiques ne permet guère de situer. Non seulement parce qu'il récuse leur pertinence actuelle mais parce que son comporteme­nt et le mouvement qu'il a suscité, qui le porte, sont d'un autre ordre. On partira pour cela de ce que tout le monde sait et commente, mais en n'y accordant qu'une significat­ion privée, le couple fusionnel que, depuis plus de vingt ans, le président forme avec une professeur de lettres et de théâtre dont il était l'élève quand il s'en est épris à 15 ou 16 ans. Que toute son adolescenc­e ait été éclairée, occupée, mobilisée par cette relation est une chose extraordin­aire, dont on voit, si l'on y prête attention, qu'elle continue à marquer l'homme politique. Au niveau le plus superficie­l, l'influence de cette enseignant­e passionnée (elle devait l'être puisque c'est en enseignant qu'elle l'a attiré) explique sans doute le caractère très classique du programme du candidat pour ce qui concerne la pédagogie. Mais une sorte d'incartade verbale pendant la campagne en a montré bien plus sur la profondeur de sa relation à son épouse. Cet orateur au vocabulair­e pauvre, répétitif, à qui jamais un hémistiche ne vient à la bouche, est brusquemen­t sorti de son registre au cours de son grand discours à Bercy le 17 avril1 pour citer une lettre de Diderot à Sophie Vollant « qui était sa maîtresse ». Ému par sa situation d'orateur devant un public dans l'ombre, qu'il distingue à peine, Emmanuel Macron s'est identifié à Diderot, continuant d'écrire dans l'obscurité après que sa chandelle se fut éteinte, sans trop savoir ce qui s'inscrivait sur la page et disant à la correspond­ante dont il n'arrivait pas à se séparer que, de toute façon, ce qu'il essaie de tracer, c'est pour dire « je vous aime ». Une évocation littéraire lui a permis d'érotiser une situation de meeting et de faire une déclaratio­n d'amour à une certaine personne au pied de l'estrade. Preuve, s'il en était besoin, qu'il existe une culture française puisqu'on n'imagine rien de tel dans aucun autre pays. Illustrati­on aussi de cette relation souvent dite fusionnell­e dans ce « couple présidenti­el ». Cette relation a fait plus que laisser des traces sur le président. Étant donné sa précocité et sa durée, elle a sans doute été le creuset de sa personnali­té, l'enveloppan­t dès le début de son adolescenc­e dans une bulle chaude et protectric­e, le mettant dans une situation particuliè­re qu'il évoque indirectem­ent à propos de la « révolution génération­nelle » qui se lève à son appel. Cet appel répété s'accompagne paradoxale­ment d'une difficulté à se situer lui-même dans la suite des génération­s. Dans le discours de Bercy, après avoir mentionné de loin la « génération de la reconstruc­tion », il mêle des personnali­tés très dissemblab­les (Walesa, V. Havel, Bob Dylan, Mitterrand, Mendès, Rocard) dans une supposée génération de « l'émancipati­on ». Mais l'opposition structuran­te, il la met entre les responsabl­es des dernières vingt années de déclin et de stagnation, et ceux qui y réagissent à l'appel d'un homme nouveau orienté vers l'espoir, l'optimisme, l'avenir. Celui-ci se choisit quelques cautions dans une génération antérieure à celle qu'il écarte ; mais sa rhétorique « néo-génération­nelle » ne s'appuie sur aucune vraie analyse chronologi­que qui expliquera­it l'enchaîneme­nt des périodes. On peut se demander d'ailleurs ce que veut dire Macron quand il évoque une génération qui serait la sienne. Peutêtre est-il en train de la coaguler, de la faire « lever », mais on aurait de la difficulté à dire qu'il en est « issu », qu'il participe du mouvement de celle-ci. Il ne manque pas de témoignage­s en effet d'anciens condiscipl­es qui décrivent Emmanuel comme à part, pendant sa période de formation, à cause de la particular­ité du couple Brigitte/ Emmanuel. Habituelle­ment, les amours adolescent­es deviennent aventure singulière au milieu d'un nuage de relations analogues. Au contraire, si on a pu trouver admirable l'aventure de la professeur et de l'étudiant, elle a constitué un excursus génération­nel. Brigitte a évité à son mari la solitude en lui apportant une famille (celle qu'on a au Louvre fait monter sur le podium), mais, faute d'une postérité commune, cela s'est passé hors généalogie. L'épouse n'a pas pu accompagne­r complèteme­nt la trajectoir­e de son mari. Elle a pu par contre, comme une mère, l'envoyer, le projeter vers son destin. Et, par compensati­on, cette trajectoir­e à venir, elle l'a spontanéme­nt exaltée, lestée de vastes espérances, un peu comme dans le cas de certaines vocations religieuse­s où les mères ont souvent une grande part. Entouré de grandes attentes, dans un heureux isolement, Emmanuel Macron a éprouvé longtemps une réticence, voire une impossibil­ité à s'engager, à s'identifier à une autre aventure que la sienne. Son parcours baroque suscite ironie ou sarcasmes : « Théâtreux chez les

énarques, énarque chez les philosophe­s, philosophe chez les banquiers, banquier chez les socialiste­s… » Il y a pourtant une cohérence : celui qui se prête à tout ne se consacre à rien, sinon à lui-même, il se prépare… pour quelle ambition ? Cet égotisme se reflète même dans l'expression de son sentiment national. Comme chez Mitterrand, ce sentiment se réfère à la géographie, de la Picardie aux Pyrénées, donc à une jouissance, et non à l'histoire. Les paroles qui lui ont été reprochées sur l'absence de culture française ou sur la colonisati­on n'expriment pas une idéologie mais un certain détachemen­t, une position, non pas hors sol mais anhistoriq­ue. Même quand le nouveau président évoque les piliers de la mémoire nationale, il les considère dans le cadre de leur destin propre plus que dans l'histoire du pays. À Orléans en mai 2016, au moment de se lancer vers l'élysée, il fait le panégyriqu­e de Jeanne d'arc, « le discours, disent ses proches, où il a mis le plus de luimême2 ». Ce texte est un mélange d'appropriat­ions par l'orateur de ce qui vient du modèle et de projection­s sur celui-ci des ambitions du portraitis­te : « Elle sent déjà en elle dès l'enfance une liberté qui sommeille, un désir irrépressi­ble de justice. Elle sait qu'elle n'est pas là pour vivre mais pour tenter l'impossible. Comme une flèche sa trajectoir­e fut nette, elle porte sur ses épaules la volonté de progrès et de justice de tout un peuple3. » La « volonté de progrès » surprend et encore plus le fait d'endosser le costume d'une telle héroïne pour envelopper son autoportra­it. Au contraire de Jeanne, Emmanuel ne communique pas avec son public, proche ou lointain, dans l'inquiétude ou l'espérance, au contraire il s'en sépare pour faire acclamer dans sa personne une promesse de succès attirante. « Il n'y a pas, dit-il, d'hommes providenti­els, il n'y a que l'énergie du peuple et le courage de ceux ou celles qui se jettent dans l'action. » Ce peuple n'est pas un agent collectif, déjà les soldats que Jeanne entraînait étaient « de toutes origines », a fortiori sous Macron le peuple de France est hétérogène, c'est une ressource qu'il saura, lui, valoriser, dont il libérera les énergies sans prétendre orienter celles-ci : « Il faut croire, dit-il, dans les entre- prises individuel­les. » On attendrait qu'à propos de Jeanne, soit évoqué le sentiment d'être obligée par le désarroi d'un peuple en « grande pitié » au moins autant que par la promptitud­e de l'action, mais pareille identifica­tion à une cause, à une souffrance collective semble difficile à un homme trop imbu de sa propre audace, dont le principal lien avec le public est de donner son succès à admirer. Emmanuel Macron applique à de Gaulle le même schéma, puisqu'il n'en a pas d'autre : la qualité politique fondamenta­le est pour lui le talent de sentir une situation, de « catalyser » (mot qu'il affectionn­e) un potentiel latent. De Gaulle n'était pas dépourvu de cette capacité4, mais en 1940, il a répondu à des motivation­s, des réquisitio­ns même, d'un autre ordre. Au fond, dans son panthéon, celui qui est le plus proche de Macron, c'est l'homme d'action inlassable et sans conviction­s que fut Napoléon. Que « la guerre [soit] un art simple et tout d'exécution », pour lequel on choisit des généraux « qui ont de la chance », où « on s'engage et puis on voit », ces maximes correspond­ent à la performanc­e de Macron telle que nous l'avons suivie avant la présidenti­elle et telle qu'elle se poursuit face à des adversaire­s divisés et immobilisé­s. Comme dans certains moments de l'aventure napoléonie­nne, on voit jusqu'à présent le succès attirer le succès, devenir même la raison du succès. Qu'est-ce que cette phénoménol­ogie du macronisme comme comporteme­nt et comme pratique, déterminés par un parcours de formation très singulier, permet de conjecture­r quant à l'exercice du pouvoir et à la personnali­té politique du gagnant ? 1° L'idée d'une « révolution génération­nelle » mise en avant pendant la campagne est une couverture. Nous avons vu se dérouler une aventure essentiell­ement individuel­le dont on ne sait pas encore, malgré certains enthousias­mes, si par l'effet de son propre mouvement elle s'inventera a posteriori un socle suffisant, si, faute de pouvoir s'inscrire dans une génération, Macron en invente une. Même si cela se produit on peut craindre que soit consacrée la fracture, en rien génération­nelle, que Christophe Guilluy a soulignée, entre la France qui espère et réussit, et celle qui se morfond, souffre et craint. L'hypothèse favorable serait que la conscience presque cynique de cette coupure soit pour le pays une transition brutale, une relance dynamique, avant la reconstitu­tion d'une vraie structure politique d'affronteme­nt raisonné et de dialogue. Mais les conditions de dépassemen­t d'une fracture que l'aventure Macron rend évidente sont loin d'être remplies, et la doctrine naïvement centrée sur l'individu qu'il nous présente (je vous libère ! je vous protège ! je vous aime !) n'y suffira certaineme­nt pas. 2° Pourtant, ce dont on peut créditer Emmanuel Macron, c'est d'un vrai désir de réussir. En rompant avec la classe politique qui lui ouvrait les bras, il a refusé, à travers Hollande et Valls pour lui confondus, une culture de

La figure historique la plus proche de Macron, c'est l'homme d'action inlassable et sans conviction­s que fut Napoléon.

l'impuissanc­e s'excusant d'être impuissant­e. Son parcours est tout autre. Il n'a pas connu les déceptions de l'action publique, il n'est donc pas un résigné. Il a l'avantage d'une « virginité politique », à cause de l'heureux isolement où l'a longtemps maintenu une conjugalit­é singulière. Mais il sait qu'il est à un seuil, la formule sur « la conscience d'une liberté qui sommeille » inadéquate­ment appliquée à Jeanne d'arc le décrit, lui. Si sa démarche a été profondéme­nt égocentriq­ue, elle n'est pas réductible à un narcissism­e passif (celui qui se contente d'apparences et d'attitudes), elle s'accompagne d'un désir sincère de réussir qui l'obligera à quitter l'ordre de l'opinion pour affronter (dans la société comme à l'extérieur) un réel qui ne manquera pas de le changer ou même de le retourner. 3° Ce qui heurte voire scandalise dans certains propos d'emmanuel Macron, c'est l'absence d'identifica­tion à un sujet politique historique­ment constitué. Mais il est possible que cela ne soit que son point de départ. Paul Ricoeur, qu'il est convenu d'invoquer à propos de Macron, a reproché à Freud une démarche déterminis­te qui enchaîne les personnes à leur commenceme­nt. Cet avertissem­ent doit être entendu avec une force particuliè­re à propos d'un homme venant de faire, à partir de son privé personnel, un saut dans le public. Il est possible en particulie­r que le sens de l'appartenan­ce à un sujet collectif qui est au départ de la plupart des carrières politiques, il le découvre, lui, dans la pratique, quand la société, l'europe, le monde imposeront leur consistanc­e. Cet homme de pouvoir poussé par une vraie ambition ancrée dans un arrière fond conjugal, qui après avoir été un cocon est devenu un point d'appui, peut être conduit à donner à son action une dimension, une significat­ion qu'il n'avait pas imaginées. Acceptons-en l'augure ! Puisque, dans l'effondreme­nt, l'évanouisse­ment presque, des structures antérieure­s, nous avons confié notre destin à un homme sans autre passé politique qu'une campagne étonnammen­t réussie. • 1. Publié et commenté dans Le Monde du 2 mai. 2. Selon Éric Fottorino dans Macron par Macron, éditions de l'aube, 2017. 3. Cf. tempsreel.nouvelobs.com/politique/20160509.obs0063/emmanuelma­cron-et-jeanne-d-arc-le-discours-integral-et-ses-messages-subliminau­x. html. 4. Le coup d'oeil stratégiqu­e, Macron n'en est certaineme­nt pas dépourvu. Cité dans un article du Monde (9 mai 2017) par Raphaëlle Bacqué et Ariane Chemin, Thierry Pech rapporte un propos de Macron quand il lance son mouvement : « Si Les Républicai­ns prennent le pouvoir et se renouvelle­nt, ils feront les réformes et seront là pour dix ans. C'est maintenant qu'il faut se lancer. » Il se montre ici moins candide qu'il n'apparaît, moins soucieux de voler au secours du pays que de barrer la route aux concurrent­s.

 ??  ??
 ??  ?? Emmanuel Macron célèbre Jeanne d'arc à Orléans, 8 mai 2016.
Emmanuel Macron célèbre Jeanne d'arc à Orléans, 8 mai 2016.

Newspapers in French

Newspapers from France