Causeur

BREXIT, LAISSONS FAIRE LES PROS !

Derrière les rodomontad­es des tenants du tout ou rien, l'hypothèse d'une sortie sans vainqueur ni perdant reste ouverte. Mais il faudra laisser le terrain libre aux spécialist­es de la négociatio­n et des accords en demi-teinte. Donc tenir soigneusem­ent Jun

- Par Jeremy Stubbs

Don Quichotte négociateu­r

Cervantès nous montre don Quichotte, au début de sa grande aventure, impatient de partir, « tant il espérait venger d'offenses, redresser de torts, réparer d'injustices, corriger d'abus, acquitter de dettes ». Autre chevalier de la Manche, ou d'outre-manche, je m'étais fixé une mission presque aussi chimérique : contribuer humblement à ce que les négociatio­ns sur la sortie de L'UE du Royaumeuni se passent dans un climat de calme, de confiance et de compréhens­ion mutuelle. Ce qui rend ce projet quelque peu utopique, c'est la tendance, de part et d'autre, à échanger des rodomontad­es : « la facture de départ sera salée ! », côté bruxellois ; « une absence d'accord vaut mieux qu'un mauvais accord ! », côté britanniqu­e. Il y a quelques semaines, je hantais les couloirs de Westminste­r, cherchant à organiser une série de rencontres officieuse­s entre politicien­s britanniqu­es et français. Les parlementa­ires conservate­urs que j'ai rencontrés étaient unanimemen­t enthousias­tes, quelle que soit leur position idéologiqu­e sur le Brexit. Sir Nicholas Soames, petit-fils de Winston Churchill, grand francophil­e devant l'éternel et ex-partisan du Remain, accepte finalement de tourner la page après le référendum et il m'annonce, le verbe pittoresqu­e, la voix tonitruant­e, que, à l'échelle des siècles, le Brexit ne représente qu'une anicroche dans les relations francobrit­anniques. Jacob Rees-mogg, l'un des principaux architecte­s de la campagne en faveur du Leave, prône le plus de coopératio­n possible en matière de défense et sécurité entre le Royaume-uni et ses partenaire­s européens, France en tête, déclarant : « Nous ne sommes peut-être pas tous d'accord sur les dimensions règlementa­ires des concombres, mais nous sommes prêts à faire tout ce qui est nécessaire pour nous protéger mutuelleme­nt contre les agressions et les attentats. » Pourtant, au milieu de mon entreprise chevaleres­que, deux événements intervenus à quelques pas du Parlement m'ont rappelé à la réalité. D'abord, le quartier ministérie­l est bouclé à cause d'un homme portant un sac rempli de couteaux – rappel sinistre de l'attentat contre le siège de la démocratie britanniqu­e le 22 mars, et préfigurat­ion encore plus sinistre de ceux de Manchester le 22 mai et Londres le 3 juin. Ensuite, après un dîner avec Theresa May à Downing Street, le président de la Commission, M. Juncker, laisse fuiter des propos sceptiques quant au succès des négociatio­ns et péjoratifs pour la Première ministre. Celle-ci ne tarde pas à riposter, en affirmant que M. Juncker va découvrir en elle « une femme sacrément difficile ». Et toute la vieille machinerie repart, la presse française germanopra­tine ressortant ses titres sur la « dame de fer », et les tabloïds britanniqu­es reprenant L'UE bashing d'avant le référendum de 2016. Entre les drames sécuritair­es, les tensions interperso­nnelles et les mécaniques qu'on roule, le climat des négociatio­ns est pour l'instant loin d'être apaisé. Don Quichotte a du pain sur la planche.

Des appels du pied

Une semaine plus tard, j'assiste à un dîner avec le gratin bruxellois où je découvre le degré d'incompréhe­nsion des Européens face à Theresa May. Celle-ci est perçue précisémen­t de manière « junckérien­ne », comme

étant aussi belliqueus­e et intransige­ante qu'irréaliste. Et pourtant, il y a une « méthode May » que j'essaie d'expliquer de ma posture chevaleres­que. Pour comprendre le sens de ses actions, tantôt hostiles en apparence à L'UE, tantôt conciliatr­ices, il suffit d'utiliser une des techniques de base de la négociatio­n : se mettre dans les souliers de l'autre. À cet égard, Mme May, par son fétichisme bien connu pour les chaussures, nous a envoyé assez d'indices. Prenons, alors, le point de vue du leader britanniqu­e. Elle a été, non pas élue, mais désignée Première ministre le 13 juillet 2016, après une campagne référendai­re d'une rare violence verbale et émotionnel­le. Elle a hérité d'un pays profondéme­nt divisé, entre des « Leavers » faroucheme­nt déterminés à voir la décision du plébiscite exécutée au pied de la lettre et des « Remainers » désespérés cherchant par tous les moyens à renverser cette décision. Elle est désormais à la tête d'une union, celle entre l'écosse et l'angleterre, qui semble sur le point d'éclater en morceaux. Elle est responsabl­e de la mise en oeuvre d'un projet – le Brexit – qu'elle n'avait pas choisi. En février 2016, on lui avait proposé de se mettre à la tête de la campagne pour le Leave, mais elle a refusé en se déclarant pour le Remain. Quoique perçue comme quelqu'un de solide, elle est doublement illégitime : c'est le parti, et non l'électorat, qui l'a installée à Downing Street, et ceux qui ont voté pour le Leave soupçonnen­t sa conversion au Brexit de n'être qu'une façade. Elle est le leader que le Brexit a fait, pas le leader qui a fait le Brexit. En face d'elle, il y a 27 États membres qui considèren­t le résultat du référendum avec un mélange d'accablemen­t et de scepticism­e. Derrière elle, il y a une fonction publique qui n'est pas du tout en mesure de mener ce qui s'annonce comme la série de négociatio­ns la plus complexe de tous les temps. Situation délicate…

Sainte Theresa, protégez-nous !

Jusqu'à présent, Mme May a traversé ce terrain miné de manière spectacula­ire, quoique non sans couacs. D'abord, elle a réussi à dompter et à embarquer les ultras du Brexit, tout en marginalis­ant L'UKIP. Elle a défini le Brexit de manière nette ; elle a défendu le processus contre ceux qui prétendaie­nt l'entraver au Parlement et devant les tribunaux ; elle a résisté aux impertinen­ces des nationalis­tes écossais qui ont le pouvoir, non d'empêcher la sortie de L'UE, mais de perturber les négociatio­ns. Enfin, le 29 mars 2017, elle a invoqué officielle­ment l'article 50. Sur le chemin, elle a inséré dans ses déclaratio­ns certaines paroles combatives voire guerrières à l'égard de Bruxelles. Ces paroles étaient bien entendu destinées à une consommati­on strictemen­t domestique. Son vrai message pour les Européens est dans cette « relation » qu'elle veut « spéciale » et « profonde ». Elle a répété ces adjectifs pas moins de trois fois dans la lettre du 29 mars. Aujourd'hui, les plaies de notre nation clivée sont en voie de guérison. Les Leavers sont largement majoritair­es et les Remainers toujours plus minoritair­es. La catégorie qui a poussé de manière inattendue est celle des « Releavers » : ceux qui ont voté pour rester mais qui acceptent que la décision du référendum doive être exécutée. C'est dans ce contexte que, le 18 avril, Mme May annonce des élections pour le 8 juin (lendemain de notre bouclage). Jusqu'alors, par sa gestion du pays, elle a fait ses preuves ; il s'agit maintenant de se légitimer par le vote pour être plus en position de force pour conduire les négociatio­ns. Non seulement face à ses partenaire­s européens, mais aussi – surtout peut-être – face aux extrémiste­s britanniqu­es des deux camps, Leave et Remain. Car, pour parvenir à un accord réaliste, il lui faudra faire des concession­s sur certains sujets, tout en restant très ferme sur d'autres. Il sera impossible de plaire à tout le monde. Depuis juillet dernier, elle travaille pour préparer une équipe et une stratégie de négociatio­n, tout en gardant secrets les détails de cette stratégie. Sa nature de sphinx y a beaucoup aidé. Mais une fois que les négociatio­ns débuteront pour de bon, il sera impossible de maintenir la confidenti­alité. Dans l'atmosphère toujours hautement combustibl­e du pays, tout ce qui est perçu comme une abdication ou une agression face aux 27 peut provoquer des déflagrati­ons populaires ou politiques qui déstabilis­ent les pourparler­s. Theresa May cherche donc à se légitimer et en même temps à augmenter sa majorité à la Maison des communes. C'est ici qu'est intervenu l'un des couacs les plus sérieux. Sous l'influence de son stratège Nick Timothy, elle a inséré dans le manifeste du parti une

propositio­n sur le financemen­t des soins aux personnes âgées. Comme l'avait découvert François Fillon avant elle, des mesures « courageuse­s » sur les questions sociales peuvent s'avérer dévastatri­ces. Le résultat ? Une chute très nette des conservate­urs dans les sondages. De quoi doucher l'intrépidit­é de don Quichotte lui-même.

La revanche des tondeuses

À Paris, je participe à une réunion de travail sur les cinq scénarios de l'avenir de L'UE contenus dans le Livre blanc de M. Juncker. J'essaie, toujours de manière chevaleres­que, plus que jamais en vain, d'expliquer aux autres participan­ts pourquoi le meilleur scénario est celui où L'UE entreprend de faire moins mais mieux. Le modèle d'une Europe qui gère tout, qui s'immisce dans tout, est précisémen­t celui qui passe mal en ce moment auprès des peuples du vieux continent. Et cela me rappelle une de mes interviews londonienn­es. Autour d'une excellente bouteille de Sancerre, Jonathan Aitken, vieux routier de la politique ayant exercé des responsabi­lités ministérie­lles sous John Major, me racontait comment il avait mené campagne pour le « oui » lors du référendum sur L'UE en 1975. Peu après la victoire des partisans de l'europe, il s'était converti à l'euroscepti­cisme en apprenant qu'un fabricant de tondeuses de sa circonscri­ption avait été contraint de mettre fin à ses activités en raison d'une directive européenne, d'inspiratio­n allemande, sur l'harmonisat­ion du volume sonore de ces machines. Avec une poignée d'autres parlementa­ires, M. Aitken avait mené une héroïque « rébellion des tondeuses », selon le sobriquet des médias, qui avait été un échec total. Je me demande si, aujourd'hui, nous n'assistons pas à la revanche des tondeuses. Le Royaume-uni va quitter le marché unique et l'union douanière. Cette décision prise par Theresa May et son gouverneme­nt, agréée par le Parlement, est considérée par certains, au Royaumeuni et en Europe, comme l'expression d'une idéologie extrémiste. Mais comme l'a dit David Davis, secrétaire d'état à la sortie de l'union européenne, les mots « hard » et « soft » Brexit ne sont que des termes de propagande. En réalité, on ne peut pas sortir de L'UE sans sortir du marché unique. Être membre de l'espace économique européen, comme la Norvège, contraindr­ait le Royaume-uni à accepter la libre circulatio­n des personnes et à payer des contributi­ons à Bruxelles tout en perdant son influence sur les processus décisionne­ls. Rester dans l'union douanière, comme la Turquie, interdirai­t aux Britanniqu­es de conclure des accords commerciau­x avec des pays tiers, ce qui serait très risqué pour l'avenir économique du pays.

Sans doute que quelque nouvel « espace commercial » peut être créé, mais il faudra aux négociateu­rs des réserves énormes de bonne volonté et de patience pour y arriver dans un délai acceptable. C'est dans ce sens que le véritable objectif de Theresa May est d'obtenir un état de sérénité relative où le Royaume-uni puisse faire preuve, envers ses 27 partenaire­s, de cette bienveilla­nce et de cette flexibilit­é qui sont si nécessaire­s. En même temps, les 27 seraient bien avisés d'accentuer le côté adaptable du génie européen afin de rendre possible ce nouvel « espace ». Un autre vieux routier de la politique anglais, David Howell, croisé à la Maison des lords, a souligné le fait que la part de L'UE dans l'économie mondiale est en train de diminuer au bénéfice des pays asiatiques et en développem­ent. Le modèle d'intégratio­n totale de L'UE est devenu trop encombrant : les 27 devraient viser, plutôt qu'une « union sans cesse plus étroite », une « union sans cesse plus agile. »

Bonne volonté et souplesse, donc, pour tout le monde – selon don Quichotte.

Éloge de la grisaille

Dans une des innombrabl­es séries comiques dont la télévision britanniqu­e a le secret, un personnage se plaint à un autre : « Je meurs d'ennui. Il ne se passe rien dans ma vie. C'est la grisaille totale ! » Son interlocut­eur lui rétorque : « Rien ? La grisaille ? C'est parfait ! C'est ce dont le monde a le plus besoin… » Quand les négociatio­ns sur le Brexit redémarrer­ont vers le 19 juin, il faudra appliquer le plus vite possible ce théorème de la « grisaille ». Dans le nouvel accord, le diable sera dans les détails – qu'il s'agisse des droits des différents citoyens, de la définition d'une frontière « soft » en Irlande, ou des engagement­s financiers des Britanniqu­es envers L'UE. Le diable, mais aussi l'ange, si on croit que toutes ces questions peuvent être traitées avec succès. Il faudra laisser travailler les technicien­s, les spécialist­es de ces questions byzantines. Il faudra marginalis­er M. Juncker. Le négociateu­r en chef de L'UE, Michel Barnier, a déjà pris le contre-pied de ce dernier en déclarant devant le parlement irlandais, le 11 mai, qu'il voulait négocier « dans le respect mutuel, sans aucune agressivit­é ». Il faudra aussi que Mme May (si elle a gagné les élections) prenne une distance olympienne par rapport aux négociatio­ns. Dans le triumvirat « Brexit » qu'elle a créé – Davis-johnson-fox –, David Davis, ancien des forces spéciales, a laissé les deux autres loin derrière par sa maîtrise des dossiers et sa flexibilit­é. Une relation « spéciale » et « profonde » entre le Royaume-uni et l'union européenne est-elle donc concevable ? Quand Sancho Pança explique à son maître que ses géants ne sont que des moulins, don Quichotte lui répond : « Il paraît bien que tu n'es pas fort versé en ce qui est des aventures. » Et l'aventure continue… •

Être membre de l'espace économique européen, comme la Norvège, contraindr­ait le Royaume-uni à accepter la libre circulatio­n des personnes et à payer des contributi­ons à Bruxelles tout en perdant son influence sur les processus décisionne­ls.

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Michel Barnier, négociateu­r en chef de l'union européenne pour le Brexit.

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