Causeur

« AU PAYS DE VOLTAIRE, BEAUCOUP DE MUSULMANS PENSENT COMME BOSSUET. »

Entretien avec Hélé Béji, propos recueillis par Élisabeth Lévy En Occident comme dans les terres d'islam, l'absence de Dieu est inconcevab­le pour les musulmans. Même si la religion peut être source d'inégalité et d'oppression, il serait très dangereux d'

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Causeur. Vous qui êtes française et tunisienne, avez-vous grandi en Tunisie dans un contexte de choc des cultures ?

Hélé Béji. Ma mère, chrétienne, était profondéme­nt anticléric­ale, et mon père, musulman, profondéme­nt anticonfor­miste. J'ai donc été formée dans la grande tradition humaniste de la coexistenc­e des Arabes, des chrétiens, des musulmans, des Italiens, des Corses, des Maltais. Ce n'était pas un monde indifféren­cié, mais un monde où il y avait une « manière d'être au monde » qui n'accordait pas autant d'importance à la différence culturelle.

N'est-ce pas un peu une réécriture, comme ce qu'on nous raconte sur l'andalousie, que tout le monde s'aimait, etc. ?

Non, parce que c'était vécu comme ça au quotidien. À l'école, je ne savais pas qui était juif ! Il y avait probableme­nt le « racisme des petites différence­s », mais ça n'entachait pas l'amitié. On avait dépassé tout ça parce qu'on avait lutté contre le racisme et le colonialis­me. Plus tard on a découvert que l'anticoloni­alisme pouvait aussi produire de nouvelles formes de chauvinism­e et de discrimina­tion. Dans Le Désenchant­ement national, Nous, décolonisé­s et Islam Pride, j'ai montré comment les décolonisé­s avaient échoué à accomplir l'humanisme au nom duquel ils s'étaient battus. Persuadés de porter en nous cet idéal, nous étions « progressis­tes ». Mais nous n'avons pas tenu nos promesses. D'où ma critique ultérieure du progressis­me…

Cette volonté d'ignorer les différence­s culturelle­s ne vous a-t-elle pas rendus inaptes à comprendre votre propre société, travaillée par l'islamisme ?

Bourguiba avait choisi la voie de l'occidental­isation et de la sécularisa­tion par l'état national. Le symbole le plus éclatant, c'était l'égalité hommes-femmes, la promulgati­on du Code du statut personnel en 1956, avant la Constituti­on de 1959. Bourguiba savait que la religion serait un danger. C'est pourquoi il a engagé très vite la séparation du politique et du religieux.

Ce qui signifie que lui savait bien qu'elle existait, cette différence culturelle, et qu'il y a toujours un moment où elle ressort !

Ce n'était pas une question de différence culturelle mais de conflit entre savoir et religion. Les moderniste­s tunisiens croyaient aux Lumières et pensaient que le progrès intellectu­el irait de pair avec le recul du religieux. Il fallait sortir de l'ignorance : l'école était le lieu du djihad laïque ! Bourguiba enfant du peuple s'est élevé par les études. Il était sûr de régler la question religieuse par l'instructio­n publique à la française.

Si l'on en juge par le nombre de djihadiste­s et le regain de religiosit­é, cette occidental­isation par le haut n'a révolution­né la Tunisie qu'en surface…

Pas seulement. La Révolution de 2011 fut populaire, non religieuse et pacifique. Et la nouvelle Constituti­on a décrété l'état « civil ». Mais l'absence de Dieu reste inconcevab­le en islam ; « Dieu est mort ! » est un concept inintellig­ible. Bourguiba était un rationalis­te, mais il a sous-estimé la résistance de la croyance au modernisme. Il n'a pas totalement échoué non plus, car les Tunisiens sont pétris d'un islam profane, non sacré, qui fait le tissu de la relation humaine et nous épargne le pire !

Pouvez-vous préciser ? De quels garde-fous parlez-vous ?

D'une civilité transmise non par le droit mais par des codes ineffables de conduite. Les musulmans sont aussi des êtres délicats, cultivés, ménageant la dignité de l'autre, celle des vieux par exemple. Dans nos rapports humains on est plutôt Philinte qu'alceste. La tradition nourrit la pacificati­on des relations. C'est aussi parce qu'ils sont pieux que 99 % des musulmans sont non violents.

Est-ce pour cette non-violence que des milliers d'islamistes ont été emprisonné­s sous Bourguiba ? Et puis pardon, mais ce message de paix semble avoir du mal à traverser la Méditerran­ée : à Belleville, on tue une juive au nom de l'islam, à La Chapelle-pajol, les femmes dévoilées sont harcelées. Bref, un islam de plus en plus conquérant dicte sa loi dans des territoire­s perdus de plus en plus nombreux …

L'islamisme ne doit pas être confondu avec la tradition. Si nous, modernes, nous négligeons la tradition, nous l'abandonnon­s aux fanatiques. Il y a eu un double ratage éducatif en France : le prêche des imams dans les mosquées, qu'on a laissé faire, et l'instructio­n républicai­ne, la culture classique, devenue inopérante dans le tohu-bohu médiatique. D'un côté, l'école républicai­ne ne sait plus transmettr­e l'amour du savoir – peut-être que l'illettrism­e des familles immigrées a manqué aux devoirs scolaires… De l'autre, au lieu de s'appliquer à former les esprits dans les mosquées, sur le modèle des jésuites par exemple, par une éducation digne de notre époque, on les a gavés d'une scolastiqu­e et d'une

mystique qui leur ont rendu le monde inintellig­ible. L'islamisme est l'expression infirme de cette méconnaiss­ance du monde.

Oui, mais les harceleurs de La Chapelle et d'ailleurs sont issus du lumpenprol­étariat venu de Tunisie, d'algérie ou du Maroc…

Ils expriment une société patriarcal­e encore habitée par la domination hommes-femmes, ignorant ce que Condorcet appelait « l'égalité des esprits ». Les jeunes qui arrivent ici n'ont probableme­nt jamais eu de relations ni sexuelles ni intellectu­elles avec des filles. Face à l'émancipati­on féminine, leurs pulsions sont encore brutes, primitives. Ils ne voient que le corps, pas l'esprit. C'est le machisme antique des Méditerran­éens…

Vous me faites penser à Benoît Hamon qui, découvrant les no-go zones pour les femmes, expliquait que c'était la même chose dans les cafés ouvriers d'antan. En somme, tout cela n'a rien à voir avec l'islam ?

Si, bien sûr, la religion, l'islam est une source d'inégalité et d'oppression. Rappelez-vous La Religieuse de Diderot. Les musulmans vivent l'émancipati­on féminine comme un tourment. Le pire est que les femmes ont intérioris­é ce tourment. L'islamisme prospère chez les femmes, c'est cela qui m'inquiète. L'islam radical est le fascisme des faibles. L'une des causes majeures est l'échec de la décolonisa­tion. Mais cela dit quelque chose de l'impuissanc­e de la démocratie moderne face au retour de la croyance.

Pardon, mais il a exactement le même visage dans des pays qui ne sont guère démocratiq­ues…. Quand l'islam est la religion majoritair­e, il a une tendance impérialis­te sur la société et quand il est minoritair­e, il pèse sur les musulmans en les isolant du reste de la communauté nationale. C'est ce qu'on appelle le vivre-ensemble…

Peut-être que s'il existait dans la société actuelle des rapports moins fondés sur l'hyper-individual­isme, l'atomisatio­n, la solitude, le désespoir intime, les musulmans ne chercherai­ent pas à restaurer une vie antérieure, prier ensemble, festoyer et pire guerroyer. C'est sur le fond tragique du mourir-ensemble qu'il faut penser le vivre-ensemble. Le vivre-ensemble est peut-être déjà un peu mort sans l'aide des musulmans. D'où les mouvements d'extrême insoumissi­on à gauche et à droite.

Oui, pour une part, c'est précisémen­t pour échapper aux dangers de l'assimilati­on aux « Français » qu'ils vont à la mosquée…

Peut-être par paresse intellectu­elle. Mais les démocrates touchent aussi leurs limites en dénigrant tout conservati­sme. L'islam est aussi le symptôme que la religion du progrès ne fonctionne plus. Paul Hazard écrit dans La Crise de la conscience européenne : « Les Français pensaient comme Bossuet, tout d'un coup, ils pensent comme Voltaire ! C'est une révolution. » Or il y a beaucoup de musulmans qui pensent encore comme Bossuet, d'autres comme Voltaire. Ce choc des temporalit­és est un défi pour le contrat social !

Oui, un choc parfois explosif et souvent conflictue­l, comme on l'a vu dans les innombrabl­es polémiques liées au port du voile islamique.

Le voile actuel n'est pas seulement l'expression de la domination passée. Bourguiba avait donné la liberté aux femmes, elles se sont dévoilées, ont envahi tous les métiers, juges, médecins, professeur­s, etc. Et pourtant le voile est réapparu. On le vit comme un désastre, mais il prospère avec l'expansion des libertés individuel­les. Ce paradoxe est plus terrible à combattre chez nous que chez vous. Le succès du voile croît avec le progrès du libre arbitre !

Peut-être, mais il n'en est pas moins l'étendard d'un séparatism­e, sexuel et plus largement culturel, et parfois d'une forme de défiance par rapport à la France et à ses moeurs.

Je suis comme vous révulsée par ce séparatism­e. Je dis dans mon livre que le voile sera toujours un obstacle insurmonta­ble à l'universali­té de l'islam. Que jamais aucune civilisati­on n'acceptera l'islam tant que ses femmes se voilent. Certes, cette liberté de conscience se manifeste pacifiquem­ent. Mais quand ce signe pacifique se détache sur fond de violence morbide, de délinquanc­e, d'utopie meurtrière, alors comment créer de l'empathie de part et d'autre de ce rideau maudit ?

En attendant d'y arriver, on devrait pouvoir obliger les musulmans à respecter la liberté de chacun. Or le séparatism­e pacifique que vous évoquiez s'impose aux membres du groupe, surtout aux femmes. Et puis, si je ne peux pas m'habiller comme je veux dans mon pays, alors non, je ne trouve pas que la loi des Frères soit d'une quelconque façon délicate, civile ou pacifique !

Obliger les violents, oui. Les autres, non, ça doit venir d'eux. Quand un jour une femme jettera son voile par terre pour protester contre un attentat commis « au nom de l'islam », ce jour-là, il y aura une lueur à l'horizon… Mais encore une fois, une certaine psyché est prisonnièr­e d'interdits puissants. Des jeunes ont été condamnés en Tunisie ces derniers jours à un mois de prison pour avoir mangé en public durant le ramadan ! N'oubliez pas Bossuet !

Non, je ne l'oublie pas, je vous demande si la bienveilla­nce est la meilleure politique pour vivre avec eux…

En tout cas pas la malveillan­ce. Disons plutôt la pédagogie. On n'a pas le choix. C'est la démocratie qui a

donné aux identités culturelle­s le droit de s'exprimer, mais ces identités n'ont pas forcément une conduite démocratiq­ue. Les humanistes doivent reconsidér­er leur approche de la croyance. L'humanisme est l'art de la correspond­ance entre l'ancien et le nouveau.

En ce cas, pourquoi borner la tolérance ? Pourquoi pas l'excision ou la polygamie, ou, comme disait l'autre, le droit de battre sa femme ?

J'ai combattu sans relâche le concept de « droit culturel », qui est en vogue partout, même à l'unesco. Le droit culturel n'est contraint par aucune loi ; mais un droit sans contrainte n'est qu'un appétit déguisé de la force. Les droits culturels cachent des orgueils illimités qui mènent à la guerre de tous contre tous. C'est ça le multicultu­ralisme. Inversemen­t, les droits de l'homme sont des droits « naturels », ils écartent le préjugé culturel dans la considérat­ion de la personne. Aucune culture ne peut se prévaloir d'un capital d'impunité. Or un droit religieux est par définition un ordre absolu. Qui oserait voter contre Dieu ?

Ici, pas mal de monde….

Eh bien, chez nous, si on pouvait voter pour Dieu, c'est Dieu qui gagnerait toujours ! Heureuseme­nt, la Constituti­on tunisienne a écarté ce danger. Les droits culturels sont un fléau pour la pensée et la société. Personnell­ement, je ne suis absolument pas offensée par les caricature­s de Mahomet. Mais je sais que d'autres devant ces images font un malaise physique. Pas parce que c'est religieux, mais parce que c'est comme si vous aviez craché au visage de leur père ! Or, dans notre société, la considérat­ion envers le père ou la généalogie est au-delà du religieux.

C'est encore une forme de sacré, éminemment respectabl­e certes. Mais mon sacré à moi, c'est qu'on doit pouvoir rire de tout et plus encore, qu'on a le droit de tout démystifie­r. Bref, que tout le monde accepte d'être choqué, blessé ou vexé. Alors, que faire ?

Oui, mais là encore jusqu'où ? Si « l'orgueil illimité » du rire devient « un droit culturel » qui piétine le sentiment de dignité, cela détraque les rapports sociaux. Évidemment, aucune espèce de caricature, aucune offense ne justifie la moindre vengeance sanguinair­e, cela va sans dire. En ce qui me concerne, je m'efforce d'appeler à la lucidité. Je fais remarquer à mes compatriot­es que la diversité qu'ils exigent de vous, ils la refusent chez nous. Nous avons créé des sociétés culturelle­ment étouffante­s. Je dis : Vous êtes fiers de votre « identité », vous êtes antiracist­es, soit. Mais quel chrétien, quel juif serait admis à une élection politique ? Qu'avez-vous accompli pour l'humanité ? Bourguiba se plaignait que nous n'ayons même pas inventé une épingle. Oui, les musulmans n'ont pas encore pénétré les arcanes de la science. Par contre, ils ont leur religion, leur passé, leur Livre, c'est le trésor dont ils ne peuvent se dépouiller. Car ils ne peuvent pas entrer complèteme­nt nus dans la modernité. Ils ont besoin d'une dose de reconnaiss­ance. S'ils l'obtiennent, la violence diminuera. Mais pour cela, ils doivent eux-mêmes se montrer capables de reconnaiss­ance.

Pardonnez-moi d'être sceptique mais inch'allah ! En somme, vous nous demandez un peu plus de générosité dans notre façon de voir les choses ?

Quoi de plus généreux que la culture française ? Que serions-nous sans la langue française, obligatoir­e à l'école tunisienne dès l'indépendan­ce ? Je pense que la démocratie française est en train de perdre non pas sa générosité, mais le sens de la dignité humaine. Je suis un peu glacée par la manière dont les personnali­tés sont maltraitée­s dans les médias. Les Français sont peu « chrétiens » entre eux, au sens de charitable. Cette façon d'humilier, de rabaisser en permanence l'homme me fait penser à la persécutio­n médiévale, l'inquisitio­n. Le mépris de la dignité trahit une déshumanis­ation de la démocratie elle-même. Eh bien, les musulmans portent encore le souvenir de leur dignité. Je suis agnostique, je n'ai aucun tabou alimentair­e, je peux boire de l'alcool pendant le ramadan, je refuse de céder à l'intimidati­on. Mais je pense que s'il y a quelque chose de sacré à préserver, c'est bien la dignité humaine, et je ne supporte pas de la voir à ce point dégradée en démocratie. •

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 ??  ?? Professeur de lettres et essayiste, Hélé Béji est l'auteur d'islam Pride. Derrière le voile (Gallimard, 2011).
Professeur de lettres et essayiste, Hélé Béji est l'auteur d'islam Pride. Derrière le voile (Gallimard, 2011).
 ??  ?? Manifestat­ion anti-ben Ali devant le ministère de l'intérieur, Tunis, janvier 2011.
Manifestat­ion anti-ben Ali devant le ministère de l'intérieur, Tunis, janvier 2011.

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