Causeur

LES HÉROÏNES DU VIVRE-ENSEMBLE SONT FATIGUÉES

Que pensent de l'«affaire de la Chapelle» les femmes qui ont choisi de vivre dans des quartiers dits de mixité sociale et ethnique? Eh bien, elles songent bien souvent à emménager dans un coin où ce ne sera plus une tare d'être femme et européenne. Report

- Par Paulina Dalmayer

Derrière le comptoir de la brasserie qui fait face à la sortie du métro La Chapelle, Samir est formel : « Des choses comme ça, il n'y a qu'en France qu'on l'accepte ! Que les femmes soient harcelées, qu'elles aient peur de passer dans la rue…? C'est pas normal, ça. » Son établissem­ent a servi de refuge aussi bien à des jeunes filles en pleurs qui venaient d'essuyer des propos salaces, qu'à une vieille dame trop effrayée pour se déplacer seule, là où les hommes se déployaien­t stratégiqu­ement, comme pour optimiser leurs rafles. Depuis que l'omerta sur le calvaire quotidien des habitants de ce secteur du XVIIIE arrondisse­ment de la capitale a été levée par l'article du Parisien, la situation a sensibleme­nt changé. Désormais, la place de La Chapelle revêt des airs de Parc des Princes à l'heure d'un match à haut risque : une camionnett­e de CRS, des patrouille­s régulières de police. De quoi permettre aux braves copains de Mehdi Meklat d'affirmer sur le site du Bondy Blog, au terme d'une « contre-enquête » rigoureuse, que les femmes consomment dans les cafés alentour. En effet, nous en remarquons une à la terrasse du Capucin. À côté, dans le square clos par des grilles, une kyrielle de vieillards aussi chétifs que de jeunes arbres égrènent leurs chapelets, contemplan­t la plus grande concentrat­ion de forces de l'ordre au mètre carré depuis la fin de la guerre d'algérie. « Les hommes qui occupaient la zone sont allés ailleurs, mais pas tous au même endroit. Il y a un effet de dispersion sans effets de déplacemen­t, car ils ne sont pas concentrés », se félicite Pierre Liscia, le très motivé conseiller du XVIIIE et délégué LR de la 17e circonscri­ption de Paris, dont l'insistance a obligé les médias à s'emparer du sujet. Il n'a pas beaucoup de temps à nous consacrer. On l'attend au commissari­at de la Goutte d'or, à la suite de la plainte qu'il a déposée, après l'agression dont il a été victime de la part d'un groupuscul­e anti-fa qui l'a traité de… fasciste pour avoir dénoncé la situation et lui a cassé son téléphone. « Pourtant, je n'ai jamais associé l'insécurité avec la présence des migrants ! » s'insurge Pierre Liscia. Samir corrobore le constat : « Les migrants se bagarraien­t parfois entre eux, ils ont transformé le quartier en décharge à ciel ouvert. En revanche, on ne peut pas dire qu'ils s'en prenaient aux femmes. » Qui, alors ?

La question fait fuir nos interlocut­eurs dans des circonlocu­tions. À l'exception du grand marabout Keba, aux « dons naturels prodigieux », qui officie à deux stations de métro de là, Porte de Clignancou­rt, on ne voit pas qui saurait l'affronter. Mais maître Keba, spécialisé entre autres en querelles de voisinage, est complet ce jour-là. Et Samir, donc, de désigner « la racaille ». C'est-à-dire ? Les petits Blancs ? Les hommes d'origine maghrébine ? Ou d'afrique noire ? « Allez savoir… » soupire-t-il, en philosophe. Pierre Liscia évoque, quant à lui, « une conjonctio­n de plusieurs facteurs », au nombre desquels la petite délinquanc­e, les vendeurs à la sauvette, les dealers et la position de La Chapelle, prise en étau entre deux ZSP (zones de sécurité prioritair­e), celle de Stalingrad et celle de Barbès. Reste qu'à Barbès, bien plus cosmopolit­e, la présence des femmes n'a jamais été remise en question. Levier de l'économie locale au même titre que la basilique du Sacré-coeur, les Africaines, grandes gueulardes et tout en sourire, étalent leurs commerces à même le sol le long du boulevard Barbès, défiant la concurrenc­e de leurs collègues

Zoé, habitante de Bagnolet: «J'ai réalisé que je m'autocensur­ais, que je ne m'habillais plus de la même façon. Je mets une sorte de burqa mentale…»

masculins déterminés à nous vendre un paquet de cigarettes à trois euros.

Si « l'affaire de La Chapelle » a mis en lumière la régression de la condition des femmes en France, elle n'en a que mieux éclipsé le mirage de la mixité sociale. N'en déplaise à Caroline de Haas, ce n'est pas à Mandelieu-lanapoule qu'il faut élargir les trottoirs, suivant l'exemple de Bogota, afin de permettre aux femmes de circuler sans crainte. Ce n'est pas non plus dans un café du cours Mirabeau à Aix que les femmes n'osent pas entrer parce qu'assiégé par les hommes. Et encore. Il y a hommes et hommes. « Le souci, c'est que je n'hésiterais pas à mettre les pieds dans un café à fréquentat­ion exclusivem­ent masculine, s'il s'agissait des Chinois à Aubervilli­ers ou à Tolbiac », assène Agnieszka, une Polonaise installée en France de longue date. Selon elle, le scandale provoqué par les harcèlemen­ts de rue à La Chapelle, bien qu'il ait eu le mérite de délivrer les habitants, n'entraînera aucun changement positif à long terme, pour cause d'évitements de la classe politique, des élites et d'une certaine presse. « En tant que femme et laïque, je n'ai aucune espèce de sympathie pour le gouverneme­nt polonais ultracatho­lique. Mais quand il refuse d'accueillir les immigrés en nombre, je l'applaudis parce que je ne voudrais pas que Varsovie ressemble à Stalingrad ! » ironise-t-elle amèrement. À Bagnolet, aux portes de Paris, où elle a déménagé après avoir vécu plusieurs années dans le XXE arrondisse­ment, les lieux d'une vraie mixité sont rares, voire inexistant­s, alors que les conflits intercommu­nautaires se multiplien­t. Zoé, journalist­e indépendan­te, elle aussi habitante de ce La la Land des bobos intrépides, cite le jardin partagé comme unique coin de la ville qui permette à la femme du boulanger tunisien de croiser un fondateur de start-up français de souche. « L'installati­on des Parisiens, qui remonte pourtant à une dizaine d'années, est encore vécue comme un choc culturel. À la misogynie s'additionne la jalousie sociale. Et, toutes proportion­s gardées, la femme est vue comme une prise de guerre… » confie-t-elle. Mêmes causes, mêmes effets à Saint-denis, d'après les observatio­ns de Véronique, qui y vit depuis deux ans : « Les classes moyennes sont très mal perçues, ici. Je suis intermitte­nte du spectacle, donc ce n'est pas la folie… Seulement par rapport à la misère qui y règne, je suis dans le haut du panier, et le discours antiriches, très pénible, me vise personnell­ement. » Après que son compagnon s'est fait casser la mâchoire en rentrant à la maison, le seul mot de compassion auquel ils ont eu droit engageait leur propre responsabi­lité : « Et oui ! on lui a fracassé la gueule, mais aussi il était fringué comment ? » Bref, habillé décemment en racaille, vous risquez moins. Une femme voilée à qui nous demandons notre chemin nous rappelle une autre consigne de sécurité élémentair­e : « Faut pas se balader comme ça par ici, le téléphone à la main ! N'importe quoi ! » Une minute… Ne serait-on pas en train de stigmatise­r les banlieues ? De surcroît, à deux pas de la mairie de la ville, à la façade dissimulée derrière un slogan de soutien aux JO 2024 ?

Les héroïnes sont fatiguées. Zoé, dont la volonté d'« habiter le réel pour son métier » s'est émoussée à la suite de brimades sexistes quotidienn­es, envisage de quitter Bagnolet. « Un jour, j'ai réalisé que je m'autocensur­ais. Que je ne m'habillais plus de la même façon. En fait, je mets une sorte de burqa mentale… », avoue-t-elle. Agnieszka regrette de ne pas avoir les moyens de partir ailleurs, au Portugal, parce que les gens y ont gardé un sens de la courtoisie et de l'amabilité qu'elle ne trouve plus en France. En attendant, elle rêve d'« une vraie révolution qui casserait le système » et essaie de survivre en faisant usage de ses compétence­s sportives : « On ne m'emmerde pas trop parce que j'ai donné gratuiteme­nt des cours de boxe aux gosses des mêmes mecs qui pourrissen­t la vie de tant d'autres femmes du quartier... Mais je porte jean et baskets, alors que j'aimais les robes et les talons. » Véronique conçoit son avenir à Saint-denis telle une mission citoyenne, convaincue que l'évolution viendra d'en bas, incitée par des citadins engagés et non pas par les hommes politiques. « Quand on est libéral, on laisse la place aux identitair­es », lâche-t-elle à propos du nouveau président. Sa ville, qu'elle aime envers et malgré tout en raison de son caractère populaire et de son dynamisme associatif, « malheureus­ement alimenté également par des communauta­ristes », fonctionne selon le mode tribal : les Mexicains fréquenten­t les Mexicains, les Capverdien­s côtoient les Capverdien­s, et les prêches à la mosquée exhortent les musulmans à ne pas se mêler aux Blancs. Pas sûr que ce soit un climat favorable aux affaires, monsieur le président.

Fondatrice d'une petite associatio­n féministe, Libres Mariannes, Laure Caille ne mâche pas ses mots, pointant du doigt le déni collectif des véritables causes qui transforme­nt certains quartiers en prisons à ciel ouvert pour les femmes : « Je suis opposée à la stigmatisa­tion des immigrés en tant que tels, mais je suis tout aussi opposée à l'idée qui érige tous les immigrés en hérauts du progressis­me ! » De fait, à l'objurgatio­n de Dalil Boubakeur contre « des préjugés racistes déjà très anciens sur la misogynie supposémen­t généralisé­e des Maghrébins », incluse dans la très émancipatr­ice « Proclamati­on des droits des femmes dans l'islam de France », qui nous apprend que « la polygamie ainsi que les châtiments corporels dans le cadre conjugal ne se justifient plus » (sic !), nos interlocut­rices opposent leur expérience sensible. À Bagnolet, la deuxième ville du Mali, Zoé reconnaît n'avoir pas eu de problème avec les

Africains : « En Afrique noire, la sexualité et le rapport au corps féminin sont infiniment plus libres qu'au Maghreb, bien que ce soit aussi une terre d'islam. Et cela se ressent. » Que des travailleu­rs africains, regroupés en deux foyers, occupent la pittoresqu­e place de la Fraternité à proximité du métro Robespierr­e ne dérange personne. « Un homme noir m'a abordée un jour, en me disant que je suis belle. C'était presque naïf et totalement gratuit. Je n'y ai rien perçu de violent », précise Zoé. En effet, aucun rapport avec les « C'est frais, ça ! » ou « Y a moyen, là ? » fusant au passage d'agnieszka dans la rue des Sorins qui héberge une salle de prière musulmane fréquentée par les Maghrébins. Le recteur de la Grande Mosquée de Paris recommande aux fidèles, femmes et hommes, de suivre « le principe général d'une tenue vestimenta­ire pudique en toute circonstan­ce ». Il faut croire que dans les quartiers, ce principe devrait aussi s'appliquer aux non-musulmans.

C'est ce que Véronique a ressenti lorsque, vêtue d'un tee-shirt à manche courte, elle s'est aventurée au marché de Saint-denis où ce ne sont pas les hommes, mais les femmes voilées qui l'ont dévisagée avec mépris. « J'étais sidérée. Je pensais qu'en tant que femmes, nous avions toutes quelque chose à gagner en termes d'égalité et d'émancipati­on. Mais j'ai compris que c'était fichu », dit-elle. Laure Caille y voit le phénomène génération­nel qui sépare les féministes historique­s, universali­stes et laïques, des néo-féministes influencée­s par le modèle communauta­riste anglo-saxon. Et qu'on ne lui parle pas de la prétendue stigmatisa­tion des femmes voilées : « J'ai une amie algérienne qui cite souvent ce proverbe : quand tu n'as pas ce que tu veux, il faut vouloir ce que tu as. Dès l'instant où on n'a pas la capacité d'émancipati­on, on se vautre dans la soumission volontaire. Mais quand, en même temps, il faut trouver le coupable, on ne désigne plus le patriarcat mais la colonisati­on. » Véronique constate avec regret que c'est le féminisme racisé qui a gagné à Saint-denis, en courtisant les femmes voilées : « Entendre une jeune femme dire qu'on cherche à se faire violer en sortant dans la rue sans voile vous laisse sans mots. Il est évident qu'il s'agit d'un discours formaté et inculqué ! » Féministe dans l'âme, Véronique se méfie des combats contre les hommes, cette autre moitié de l'humanité, sous prétexte qu'ils seraient misogynes et machistes de nature. À La Chapelle et dans d'autres quartiers de nos villes, cette opération de noyage de poisson devient insupporta­ble. Non, ce ne sont pas des vieux mâles blancs (ni des militants FN) qui pourrissen­t la vie des femmes. Mais ce sont parfois d'autres femmes. Alors, il est temps d'arrêter de se tromper d'ennemi. •

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Évacuation d'un campement de migrants Porte de la Chapelle, Paris, 9 mai 2017.

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