Causeur

« LE TRANSHUMAI­N RESTE DE CHAIR ET D'OS »

Le transhuman­isme sera un bienfait s'il répond à l'intérêt général, donc s'il est piloté par la puissance publique. La France est frileuse, quand elle devrait investir dans la recherche. Faute de quoi les multinatio­nales et les États totalitair­es feront l

- Entretien avec Béatrice Jousset-couturier, propos recueillis par Daoud Boughezala

Causeur. Comment définir le transhuman­isme?

Béatrice Jousset-couturier. Ce mot a été employé pour la première fois en 1957 par Julian Huxley, premier président de l'unesco et frère de l'auteur du Meilleur des mondes, pour définir un homme qui dépasserai­t ses limites. Dans son édition 2017, le Larousse introduit ce nouveau mot et définit le transhuman­isme comme « un mouvement prônant l'utilisatio­n des technologi­es pour améliorer l'être humain (physiqueme­nt et intellectu­ellement) ». C'est-à-dire en langage transhumai­n : moins souffrir, moins vieillir, moins mourir. Ou encore : vivre plus longtemps en bonne santé !

Que s'est-il passé entre la naissance du mot et son apparition dans le dictionnai­re soixante ans plus tard ?

Le courant transhuman­iste s'est développé dans les années 1980 aux États-unis, sur la côte californie­nne. Initié par la communauté américaine des geeks, le mouvement est bientôt rejoint par des ingénieurs, des scientifiq­ues, des technicien­s, des informatic­iens – mais aussi des philosophe­s, des écrivains, des futurologu­es – et s'enracine dans la Silicon Valley. La World Transhuman­ist Associatio­n (WAT) est créée en 1998 et devient en 2008 Humanity+, actuelleme­nt dirigée par Natasha Vita-more. L'europe préfère quant à elle parler de « techno-progressis­me ». En France, l'associatio­n Technoprog voit le jour en 2007.

Ces structures préparent la révolution transhuman­iste de demain. Une grande transforma­tion de l'humanité connue sous le nom barbare de « NBIC ». Que signifie ce sigle ?

Dans NBIC il ya : « N » pour « nanotechno­logies », l'étude de l'infiniment petit (10-9m) ; « B » pour « biotechnol­ogies », principale­ment l'étude du génie génétique ; « I » pour « informatiq­ue », c'est-à-dire l'ensemble des données, ce qu'on appelle le Big Data ; et « C » pour « cognitif », qui désigne tout ce qui touche au cerveau. On parle de convergenc­e NBIC car à chaque fois que la connaissan­ce dans l'un de ces domaines s'améliore, cela accroît celle des trois autres. Une des causes de cette dynamique est la puissance de plus en plus exponentie­lle des ordinateur­s, qui offre en retour à la technologi­e un champ des possibles jusque-là inimaginab­le.

Avant d'explorer ce champ des possibles, faisons un petit détour par Darwin. Dans votre livre, vous voyez dans le transhuman­isme une quasi-nécessité biologique sur le chemin de l'évolution. Pourquoi ?

Depuis le départ, l'évolution de l'homme résulte des interactio­ns entre son ADN, sa technologi­e et son environnem­ent. Mais l'évolution est actuelleme­nt stoppée car la sélection naturelle ne s'applique plus. Avec les progrès de la médecine et de la technologi­e, on soigne des gens qui n'auraient pas survécu il y a encore cinquante ou soixante ans. En se reproduisa­nt, ces individus transmette­nt des défauts de code ; il nous faudra bien corriger ces erreurs sans l'aide de Darwin !

C'est violent ! On comprend que Jean-marie Le Méné (cf. interview p. 78-79) craigne le retour des pires heures eugénistes de l'histoire…

Hormis le fait, soit dit en passant, qu'il n'y a pas plus eugénique que la Nature, l'eugénisme présumé du courant transhuman­iste n'a rien à voir avec l'eugénisme hitlérien. Beaucoup parlent d'eugénisme en référence à une volonté étatique d'exterminat­ion. Or, à l'inverse, les transhuman­istes défendent la possibilit­é offerte à chacun de se « réparer » sans que cela ne soit aucunement obligatoir­e, discrimina­toire ni coercitif : liberté et respect du choix individuel sont leurs maîtres mots.

Si j'en crois les plus utopistes, libre choix sera bientôt offert à chacun d'atteindre la vie éternelle. L'immortalit­é est-elle une perspectiv­e crédible à moyen terme ?

La « mort de la mort » est l'un des premiers objectifs des transhuman­istes mais ne nous y trompons pas : l'homme sera toujours mortel. Mieux vaut donc parler d'amortalité. Personne n'empêchera le suicide ni l'apparition de nouvelles maladies, de nouveaux virus capables d'anéantir l'homme, sans compter une éventuelle catastroph­e naturelle. Au-delà du slogan, des transhuman­istes américains, à l'instar de certains dirigeants de Google comme Ray Kurzweil, aspirent à transférer le contenu du cerveau humain dans une machine. Selon eux, cette opération appelée « uploading » aboutirait à une certaine forme d'immortalit­é.

… ou, du moins, à une humanité transformé­e. Où se situe la frontière entre « homme augmenté » et post-humain ?

C'est difficile à dire car les frontières entre homme « réparé » et homme « augmenté » ne sont pas claires. Pour moi, l'homme augmenté, le transhumai­n, l'homme transitoir­e, reste de chair et d'os. C'est « l'hyper-humanisme » que définit Joël de Rosnay. Le post-humanisme va au-delà de tout ça, si bien que je ne peux pas dire à quoi il ressembler­a. Le transhuman­isme fera peut-être émerger une combinaiso­n de métal et de plastique reliée à une intelligen­ce artificiel­le (IA) centrale. Et cela s'appellera le post-humanisme. Mais cette perspectiv­e effraie certains : en juillet 2015, le cofondateu­r de Paypal Elon Musk, l'astrophysi­cien Stephen Hawking et le créateur de Microsoft Bill Gates, inquiets de la possibilit­é de voir des robots tueurs autonomes, ont signé une pétition pour alerter contre les dérives possibles liées à L'IA.

En dehors de L'IA, la recherche transhuman­iste avance-t-elle aussi vite qu'on le dit ?

Le processus est enclenché. Au sein de Google, la société Calico travaille activement sur le vieillisse­ment. Même si on n'y est pas encore, des utérus artificiel­s donneront un jour la vie extra utero (cf. entretien avec Peggy Sastre p. 76-77). Dans le domaine de la génétique, une avancée fondamenta­le a été réalisée avec la découverte de CRISPR-CAS9, une enzyme capable de casser les molécules D'ADN. C'est une sorte de sécateur génétique qui permet de remplacer un gène par un autre.

Concrèteme­nt, quelles sont les applicatio­ns de cette découverte ?

L'objectif majeur est de réparer des anomalies génétiques et de guérir par exemple des enfants atteints de maladies orphelines. Mais comme toutes techniques, elle sert l'homme et ses projets, alors nous devrions nous assurer qu'elle restera entre de « bonnes mains » pour ne servir que de « bons » desseins.

Charmant ! Le grand public a découvert les potentiali­tés de la médecine prédictive lorsque Angelina Jolie a annoncé s'être fait retirer les seins parce qu'on lui avait détecté une prédisposi­tion génétique à développer le cancer. Si ces pratiques venaient à se généralise­r, quelles en seraient les conséquenc­es sur notre quotidien ?

La médecine prédictive va chambouler notre société car on pourra intervenir avant que les maladies ne se déclarent. Chacun sera pris en compte selon ses particular­ités. Vous voyez tous ces joggers en train de surveiller leur rythme cardiaque et leur nombre de pas sur leurs téléphones ou leurs montres ? Eh bien ! le jour où les assurances auront accès à ces objets connectés, rien ne dit qu'elles continuero­nt à rembourser vos soins si vous ne faites pas vos 1 000 pas par jour, ou si vous ne suivez pas leurs recommanda­tions. Alors quid de la solidarité et de notre sécurité sociale ? Serez-vous toujours prêt à payer pour quelqu'un qui, systématiq­uement, ne suit pas les règles ? Le biopouvoir que prend la technologi­e va modifier profondéme­nt notre société et nous n'y sommes pas préparés.

Tout compte fait, l'humain « augmenté » pourrait se retourner contre ses propres libertés individuel­les !

Nous sommes de plus en plus demandeurs de sécurité, sans nous rendre compte que cette logique nuit à nos libertés. Nous donnons des milliers d'informatio­ns par jour aux Gafa (Google, Apple, Facebook et Amazon), qui s'en servent en retour, ou les revendent, pour nous orienter, nous diriger, nous influencer. Les gouverneme­nts aussi, sous prétexte de nous protéger, utilisent ces techniques pour nous contrôler. Reste que les gens

Le transhuman­isme ne déshumanis­e pas. Mais il est souvent caricaturé et engendre alors des peurs légitimes.

sont très dépendants de la technologi­e, en particulie­r à travers les Gafa qui sont aujourd'hui plus puissantes que nos hommes politiques car elles possèdent la technologi­e, les lobbyings, l'argent, l'idéologie et l'adhésion de tous…

Ces multinatio­nales pourraient-elles nous asservir bien davantage que les États ?

Si la Silicon Valley était un pays, ce serait la sixième puissance mondiale. Et la Chine entend désormais concurrenc­er les États-unis sur leur propre terrain avec BAT (Baidu, Alibaba et Tencent). Or les Chinois n'ont absolument aucun état d'âme quand il s'agit de trafiquer l'humain. Preuve en est, ils travaillen­t déjà sur le séquençage des gènes de 2 000 individus aux QI très élevés. Les droits de l'homme, ils ne connaissen­t pas !

Face à cette spirale apparemmen­t illimitée, comprenez-vous la peur française d'une société déshumanis­ée par le transhuman­isme ?

Non, le transhuman­isme ne déshumanis­e pas. En revanche, il est le plus souvent mal interprété, mal compris, mal expliqué, donc caricaturé, et engendre alors des peurs légitimes, largement amplifiées par des films et séries de science-fiction. Nous sommes dans une ascension technologi­que sans précédent, et un pays aussi bioconserv­ateur que le nôtre risque de décrocher et de finir vassalisé s'il ne se met pas vite au niveau des autres États développeu­rs. Ce sont de graves questions économique­s, politiques, sociétales qui vont se poser à nous : on ne peut revenir en arrière, on ne désapprend pas un savoir, il nous faut absolument être au niveau. Avec internet, plus aucune frontière n'existe. De plus, les normes et les éthiques varient suivant les pays. Ce qui ne sera pas possible à faire chez nous, on ira donc le faire ailleurs – déjà en France, quand une femme a dépassé 43 ans et fait quatre tentatives infructueu­ses de fécondatio­n in vitro, elle va en Espagne pour en tenter une cinquième, voire plus.

Imaginons que les centenaire­s se multiplien­t sous l'effet de la révolution transhuman­iste. Quid de la coexistenc­e entre des génération­s qu'un abîme culturel séparera ?

L'abîme culturel s'émoussera et ne sera pas plus terrible que celui séparant le temps où l'on ne vivait que vingtcinq ans et notre époque. En revanche, ne croyez surtout pas que les trente-cinq heures vont pouvoir durer si l'espérance de vie atteint cent cinquante ans ou plus !

Au fond, quelle part d'humanité resterat-il à l'homme dans un monde où l'intelligen­ce artificiel­le aurait peu à peu conquis les pouvoirs politiques, spirituels et économique­s ?

Même si notre part de mystère va decrescend­o, et si des sociétés (comme 23andme, qui dépend de Google) consacrent toute leur énergie au séquençage des gènes pour élucider les mystères de la vie, le chemin est encore très long... La quatrième révolution industriel­le qui s'annonce avec l'arrivée massive des robots va certes bousculer nos vies, mais elle ne devrait pas nous priver de notre créativité et de notre intériorit­é qui sont les deux empreintes fondamenta­les de notre humanité.

Une question m'a taraudé tout au long de notre entretien : pourquoi Google investit-il autant dans ces recherches ?

Avant de s'intéresser aux sciences cognitives, Google se bornait à des activités informatiq­ues. Mais le développem­ent des NBIC lui fait maintenant viser la « Singularit­é », point où l'intelligen­ce artificiel­le dépassera l'intelligen­ce humaine. Selon Laurent Alexandre, Google n'agit pas pour le simple appât du gain mais voudrait vraiment changer l'homme, ce qui peut sembler beaucoup plus inquiétant aux yeux de certains ! •

 ??  ?? Docteur en pharmacie, auteur d'une thèse sur le transhuman­isme, Béatrice Jousset-couturier a publié Le Transhuman­isme. Faut-il avoir peur de l'avenir ? (Eyrolles, 2016).
Docteur en pharmacie, auteur d'une thèse sur le transhuman­isme, Béatrice Jousset-couturier a publié Le Transhuman­isme. Faut-il avoir peur de l'avenir ? (Eyrolles, 2016).
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 ??  ?? Béatrice Joussetcou­turier, Le transhuman­isme, faut-il avoir peur de l'avenir ?, Eyrolles, 2017.
Béatrice Joussetcou­turier, Le transhuman­isme, faut-il avoir peur de l'avenir ?, Eyrolles, 2017.

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