Causeur

La facture sociale, un tabou français

Ce n'est pas la dépense publique en général qui génère du déficit budgétaire, mais l'inflation ininterrom­pue des dépenses sociales et territoria­les. Deux domaines ultrasensi­bles où le clientélis­me a force de loi.

- Jean-luc Gréau

Les 850 millions de crédits supprimés par décision présidenti­elle ont fait beaucoup de bruit, mais pas pour rien. On a vu, une fois encore, que les Armées, et à travers elles, l'état régalien, constituai­ent la « variable d'ajustement » de la dépense publique. Le psychodram­e occasionné par la démission du chef d'état-major a jeté la lumière sur un fait central de notre politique récente : l'état historique constitué depuis Philippe-auguste jusqu'au Premier Consul est frappé de déshérence sous les coups réguliers que lui portent les présidents et les ministres qui se relaient à sa tête, alternance après alternance. D'où un malaise qui apparaît même chez certains partisans de l'austérité budgétaire : la compétitiv­ité économique doit-elle se payer du suicide de l'état régalien de police, de justice, de défense et de diplomatie ? Ne serionsnou­s pas installés dans la spirale vicieuse d'un déclin politique sans aucune assurance de reconstitu­er notre position concurrent­ielle en Europe et dans le monde ?

L'affaire date de cette période charnière d'échec du « socialisme à la française » en 1983. C'est alors que l'on a adopté, à l'échelon des élites médiatique­s et politiques, la thèse reaganienn­e de la culpabilit­é de l'état : l'état n'est pas la solution, il est le problème. Au prix d'un amalgame qui a mélangé toutes les formes de l'état : l'état régalien, l'état éducatif, l'état investisse­ur, l'administra­tion centrale et la territoria­le et par-dessus tout l'état social. Le bilan des politiques publiques n'a pas été fait et l'action des gouverneme­nts s'est poursuivie dans le désordre, sous la pression des lobbies et des échéances électorale­s. Trente-quatre ans après la bifurcatio­n libérale orchestrée par les patrons, les banquiers, les médias et les think tanks, nous voici lestés d'une dette publique égale à notre PIB – elle en représenta­it 21 % le 10 mai 1981 et 35 % le 11 décembre 1991, jour de la signature du traité de Maastricht – qu'accompagne plus discrèteme­nt un déficit commercial de plus de 60 milliards d'euros.

Le plus surprenant est que les échecs constants des gouverneme­nts de gauche et de droite animés par les bons élèves de la République, diplômés de l'ena et de Normale Sup, n'ont pas ébranlé les conviction­s installées dans les esprits au moment du tournant libéral. Les héritiers de Mitterrand ont privatisé et servi les intérêts des marchés financiers, les héritiers de Chirac ont réduit les moyens de l'état régalien, les uns et les autres ont laissé prospérer la dépense sociale et la dépense territoria­le. C'est mon propos d'aujourd'hui : toute la mise en scène médiatique et politique autour de la nécessaire restrictio­n des dépenses masque l'impuissanc­e de nos élites face à la dérive des dépenses sociales et territoria­les.

La sacralisat­ion de la dépense sociale

Il y a toujours de bonnes raisons d'accroître les dépenses sociales. La population vieillissa­nte réclame plus de mois de retraite, plus de soins de maladie, plus de dépenses de dépendance. Le chômage réclame, outre les dépenses d'indemnisat­ion, des frais de mise à jour profession­nelle. Il a bien fallu se résoudre à créer le RMI, puis le RSA, pour repêcher les chômeurs qu'on ne peut réinsérer. Il a fallu de même renforcer les moyens de l'aide personnali­sée au logement pour aider les nécessiteu­x face à la montée inexorable des loyers. Et personne n'oserait mettre en cause l'impression­nant dispositif des aides familiales, d'un coût de 56 milliards d'euros, au regard du taux de fécondité français, le meilleur en Europe avec celui de l'irlande.

Chacun a entendu ces discours. Mais ils recouvrent des réalités moins évidentes. Prenons, l'un après l'autre, chacun des grands régimes de dépenses sociales.

Les retraites – L'austérité progressiv­e appliquée aux retraites privées a pour corollaire le maintien des régimes de retraite du public – plusieurs centaines, dont certains en or massif comme celui de la Banque de France ou du CNRS. Longtemps, la faiblesse des traitement­s du public a servi d'alibi au maintien de l'inégalité. Mais les contrainte­s économique­s aidant, les rémunérati­ons du secteur public sont aujourd'hui supérieure­s à celles du privé, à qualificat­ion égale, d'autant plus que l'avantage de l'ancienneté, maintenu dans le public sous le nom de « Glissement vieillesse-technicité », n'est plus qu'un souvenir dans le privé. Sans parler de la précarité de l'emploi individuel dont ne souffrent pas les agents publics une fois titularisé­s. Les salariés du privé n'ont presque aucune chance de cotiser durant les 172 trimestres requis par la retraite à taux plein. Les agents publics bénéficier­ont de leur retraite, sauf si l'état devait un jour se déclarer en faillite.

Or, les responsabl­es politiques n'ont jamais voulu examiner la solution proposée de longue date par les connaisseu­rs du dossier des retraites. Il s'agissait d'établir un régime unifié des retraites pour les deux secteurs à partir d'un principe : tous les nouveaux entrants du secteur public seraient rattachés au régime des retraites du privé avec les mêmes droits et →

devoirs. Ce changement radical, politique plus encore qu'économique et social, constituer­ait une sorte de nuit du 4-Août de la société française. Qui s'y serait risqué, même et surtout dans cette droite terrorisée à l'idée de toucher aux avantages du public de référence de la gauche ?

Les dépenses de maladie – Trois points à relever. Premièreme­nt, la carte Vitale biométriqu­e permettant de vérifier que l'assuré est bien la personne qui consulte ou produit une ordonnance n'est toujours pas généralisé­e. Le corps médical le confie à qui veut l'entendre : c'est la source d'une fraude de l'ordre de plusieurs milliards d'euros sur laquelle l'état ferme volontaire­ment les yeux. Deuxièmeme­nt, l'aide médicale d'état, la CMU des sans-papiers, ne fait l'objet d'aucun contrôle : les dépenses correspond­antes s'accroissen­t de 15 % bon an mal an. Troisièmem­ent, on se refuse à mettre en place le logiciel simple qui permettrai­t de faire apparaître les prescripte­urs qui dépassent la moyenne de 100, 300, voire 700 %.

Les allocation­s familiales – Elles ont été multipliée­s au fil des ans : prime au premier enfant, prime à la naissance, allocation scolaire de rentrée. Nous ne relèverons qu'un point. Sur les 56 milliards de débours annuels, dix milliards sont représenté­s par les subvention­s versées aux associatio­ns s'occupant de l'enfance, dont la plupart gravitent autour des syndicats. Les gestionnai­res du système le disent : sur ces dix milliards, trois au maximum comblent les défaillanc­es de l'état en matière d'aide à l'enfance, sept au moins servent à « huiler les rouages sociaux ».

Le chômage – Tous les pays développés disposent d'une indemnisat­ion du chômage involontai­re, le chômage subi par les personnes licenciées pour cause économique. La France dispose depuis l'origine, en 1960, d'un dispositif couvrant le chômage involontai­re et le chômage volontaire, le chômage résultant de l'abandon de son poste de travail par le salarié, sans interventi­on de l'employeur. Il en résulte que quelques dizaines de milliers de personnes naviguent opportuném­ent entre l'emploi et le chômage, alternant six mois de travail et huit ou dix mois d'indemnisat­ion. Le patronat, placé aux premières loges de par ses fonctions à la tête de l'unédic, n'a pas cherché à remédier à cette situation malgré le poids écrasant de la dépense d'indemnisat­ion. La générosité du système s'observe aussi à la mesure de l'indemnisat­ion maximale, égale à 6 000 euros mensuels, correspond­ant à un salaire précédent de 10 000 euros. La ramener à 4 000 euros, soit environ trois fois le Smic, permettrai­t une économie de l'ordre de deux milliards d'euros annuels.

Les aides à l’emploi – L'état consacre plus de 20 milliards d’euros à l'allègement des charges sociales sur les bas salaires, pur profit d'aubaine pour les employeurs qui, de toute manière, embauchera­ient les plongeurs et les aides-maçons dont ils ont besoin. La Cour des comptes a mis en cause cette mesure d'un coût exorbitant. Nous

avons 20 milliards d'euros récupérabl­es sans dommages pour l'économie.

Et, par-dessus tout, les prestation­s de toutes sortes versées à partir de déclaratio­ns sur l’honneur, dont le montant s'élève chaque année pour atteindre aujourd'hui plusieurs dizaines de milliards d'euros. Un exemple caractéris­tique parmi d'autres : les familles polygames obtiennent le bénéfice de l'aide au parent isolé (API) en signant une déclaratio­n de décohabita­tion permettant l'attributio­n de L'API au mari et à ses « anciennes » femmes. Les ministres des Affaires sociales successifs, Martine Aubry, François Fillon, Xavier Bertrand, Marisol Touraine, n'ont pas voulu exiger des bénéficiai­res qu'ils produisent les pièces justificat­ives au terme d'un délai prescrit dans la loi. Et que dire des employeurs qui cotisent massivemen­t aux différents régimes de protection sociale : leur cécité volontaire devant les abus qu'ils protègent au sein de ces régimes ne disqualifi­e-t-elle pas leurs récriminat­ions contre les excès des charges ?

Le clientélis­me territoria­l

La déposition du général de Villiers devant la commission de la défense de l'assemblée nous apprend que les armées ont sacrifié des dizaines de régiments, deux bases navales et 17 bases aériennes, qu'elles ne disposent plus de munitions en quantités suffisante­s ni de véhicules blindés aptes au combat. Or, durant les quinze années écoulées depuis l'an 2000, les collectivi­tés territoria­les ont recruté quelque 650 000 agents supplément­aires. Qu'on me pardonne mon jargon d'économiste. L'inflation des effectifs représente un effondreme­nt de la productivi­té apparente du travail dans les collectivi­tés concernées. Au moment même où l'informatis­ation aurait dû permettre, à tout le moins, d'améliorer le service avec un simple maintien des effectifs, nous avons observé le processus inverse.

À l'emploi public visible dans les collectivi­tés s'ajoute l'emploi invisible dissimulé dans la nébuleuse d'associatio­ns qu'elles subvention­nent, aux titres les plus divers : la lutte contre les maladies graves ou la préservati­on de l'écologie locale. Les dépenses correspond­antes représente­nt en moyenne 10 % de la dépense totale de fonctionne­ment et d'investisse­ment. La Corse détient le pompon en la matière : l'emploi public s'y accroît chaque année sous ses deux formes, visible et invisible.

Les lois de décentrali­sation portent une énorme responsabi­lité dans le déploiemen­t du clientélis­me territoria­l. Mitterrand, esprit archaïque, ne croyait pas à la démocratie. Il pensait que les gens devaient obligatoir­ement être attachés à leurs dirigeants par des avantages, des prébendes, des privilèges. Chirac partageait cette vision de la société. Nous avons ainsi hérité d'un système dont la lourdeur est aggravée par trois facteurs. Premièreme­nt : le maintien des financemen­ts croisés qui obligent les collectivi­tés de divers échelons à s'entendre pour financer et gérer les investisse­ments. Deuxièmeme­nt : l'abandon du contrôle de l'état sur l'attributio­n des marchés publics, quel que soit leur montant. Troisièmem­ent : la restrictio­n des pouvoirs des chambres régionales des comptes qui ne peuvent plus, comme c'était le cas dans les lois d'origine, juger de la qualité de la dépense locale – le garde-fou a été supprimé à l'initiative de parlementa­ires titulaires de mandats territoria­ux.

L'état n'est pas coupable. Ou alors il est coupable de ne pas se vouloir comme un État capable de surmonter les conflits d'intérêts et de faire avancer l'intérêt général. Il est coupable de se refuser aux bilans réalistes de l'action publique et de ne pas contrôler l'applicatio­n des règles décidées par lui ou sous son égide. C'est à l'absence d'hommes d'état que renvoie l'impuissanc­e publique telle qu'elle apparaît au regard du laxisme social et de la gabegie territoria­le.

Mais imaginons que le miracle se produise. Les écuries d'augias sont nettoyées. Nous récupérons quelques dizaines de milliards dépensés à tort et à travers : 60 ou plus. Resterait à décider de leur affectatio­n. Trois choix s'offriraien­t aux dirigeants de la France. Premièreme­nt, alléger massivemen­t les charges sociales dans une tentative désespérée de rétablir la compétitiv­ité extérieure. Deuxièmeme­nt, rétablir l'équilibre global des comptes publics, pour entamer le désendette­ment. Troisièmem­ent, faire un compromis entre les deux premiers choix.

Seuls les deux premiers seraient cohérents. Ils dissimulen­t cependant un piège. Qu'on soit keynésien ou qu'on ne le soit pas, il va de soi que toutes les réductions de dépenses comportent un risque de chute de la demande et de récession économique. 60 milliards récupérés, mais peut-être 40 milliards de pertes de demande, avec un risque de rechute économique à la clef. En conclusion, il n'y a pas de politique win-win, mais il y a une politique perdante à coup sûr : celle qui consiste à ne rien faire pour réduire notre dépense publique. •

L'état consacre plus de 20 milliards à l'allègement des charges sociales sur les bas salaires, pur profit d'aubaine pour les employeurs qui, de toute manière, embauchera­ient les plongeurs et les aides-maçons dont ils ont besoin.

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