La facture sociale, un tabou français
Ce n'est pas la dépense publique en général qui génère du déficit budgétaire, mais l'inflation ininterrompue des dépenses sociales et territoriales. Deux domaines ultrasensibles où le clientélisme a force de loi.
Les 850 millions de crédits supprimés par décision présidentielle ont fait beaucoup de bruit, mais pas pour rien. On a vu, une fois encore, que les Armées, et à travers elles, l'état régalien, constituaient la « variable d'ajustement » de la dépense publique. Le psychodrame occasionné par la démission du chef d'état-major a jeté la lumière sur un fait central de notre politique récente : l'état historique constitué depuis Philippe-auguste jusqu'au Premier Consul est frappé de déshérence sous les coups réguliers que lui portent les présidents et les ministres qui se relaient à sa tête, alternance après alternance. D'où un malaise qui apparaît même chez certains partisans de l'austérité budgétaire : la compétitivité économique doit-elle se payer du suicide de l'état régalien de police, de justice, de défense et de diplomatie ? Ne serionsnous pas installés dans la spirale vicieuse d'un déclin politique sans aucune assurance de reconstituer notre position concurrentielle en Europe et dans le monde ?
L'affaire date de cette période charnière d'échec du « socialisme à la française » en 1983. C'est alors que l'on a adopté, à l'échelon des élites médiatiques et politiques, la thèse reaganienne de la culpabilité de l'état : l'état n'est pas la solution, il est le problème. Au prix d'un amalgame qui a mélangé toutes les formes de l'état : l'état régalien, l'état éducatif, l'état investisseur, l'administration centrale et la territoriale et par-dessus tout l'état social. Le bilan des politiques publiques n'a pas été fait et l'action des gouvernements s'est poursuivie dans le désordre, sous la pression des lobbies et des échéances électorales. Trente-quatre ans après la bifurcation libérale orchestrée par les patrons, les banquiers, les médias et les think tanks, nous voici lestés d'une dette publique égale à notre PIB – elle en représentait 21 % le 10 mai 1981 et 35 % le 11 décembre 1991, jour de la signature du traité de Maastricht – qu'accompagne plus discrètement un déficit commercial de plus de 60 milliards d'euros.
Le plus surprenant est que les échecs constants des gouvernements de gauche et de droite animés par les bons élèves de la République, diplômés de l'ena et de Normale Sup, n'ont pas ébranlé les convictions installées dans les esprits au moment du tournant libéral. Les héritiers de Mitterrand ont privatisé et servi les intérêts des marchés financiers, les héritiers de Chirac ont réduit les moyens de l'état régalien, les uns et les autres ont laissé prospérer la dépense sociale et la dépense territoriale. C'est mon propos d'aujourd'hui : toute la mise en scène médiatique et politique autour de la nécessaire restriction des dépenses masque l'impuissance de nos élites face à la dérive des dépenses sociales et territoriales.
La sacralisation de la dépense sociale
Il y a toujours de bonnes raisons d'accroître les dépenses sociales. La population vieillissante réclame plus de mois de retraite, plus de soins de maladie, plus de dépenses de dépendance. Le chômage réclame, outre les dépenses d'indemnisation, des frais de mise à jour professionnelle. Il a bien fallu se résoudre à créer le RMI, puis le RSA, pour repêcher les chômeurs qu'on ne peut réinsérer. Il a fallu de même renforcer les moyens de l'aide personnalisée au logement pour aider les nécessiteux face à la montée inexorable des loyers. Et personne n'oserait mettre en cause l'impressionnant dispositif des aides familiales, d'un coût de 56 milliards d'euros, au regard du taux de fécondité français, le meilleur en Europe avec celui de l'irlande.
Chacun a entendu ces discours. Mais ils recouvrent des réalités moins évidentes. Prenons, l'un après l'autre, chacun des grands régimes de dépenses sociales.
Les retraites – L'austérité progressive appliquée aux retraites privées a pour corollaire le maintien des régimes de retraite du public – plusieurs centaines, dont certains en or massif comme celui de la Banque de France ou du CNRS. Longtemps, la faiblesse des traitements du public a servi d'alibi au maintien de l'inégalité. Mais les contraintes économiques aidant, les rémunérations du secteur public sont aujourd'hui supérieures à celles du privé, à qualification égale, d'autant plus que l'avantage de l'ancienneté, maintenu dans le public sous le nom de « Glissement vieillesse-technicité », n'est plus qu'un souvenir dans le privé. Sans parler de la précarité de l'emploi individuel dont ne souffrent pas les agents publics une fois titularisés. Les salariés du privé n'ont presque aucune chance de cotiser durant les 172 trimestres requis par la retraite à taux plein. Les agents publics bénéficieront de leur retraite, sauf si l'état devait un jour se déclarer en faillite.
Or, les responsables politiques n'ont jamais voulu examiner la solution proposée de longue date par les connaisseurs du dossier des retraites. Il s'agissait d'établir un régime unifié des retraites pour les deux secteurs à partir d'un principe : tous les nouveaux entrants du secteur public seraient rattachés au régime des retraites du privé avec les mêmes droits et →
devoirs. Ce changement radical, politique plus encore qu'économique et social, constituerait une sorte de nuit du 4-Août de la société française. Qui s'y serait risqué, même et surtout dans cette droite terrorisée à l'idée de toucher aux avantages du public de référence de la gauche ?
Les dépenses de maladie – Trois points à relever. Premièrement, la carte Vitale biométrique permettant de vérifier que l'assuré est bien la personne qui consulte ou produit une ordonnance n'est toujours pas généralisée. Le corps médical le confie à qui veut l'entendre : c'est la source d'une fraude de l'ordre de plusieurs milliards d'euros sur laquelle l'état ferme volontairement les yeux. Deuxièmement, l'aide médicale d'état, la CMU des sans-papiers, ne fait l'objet d'aucun contrôle : les dépenses correspondantes s'accroissent de 15 % bon an mal an. Troisièmement, on se refuse à mettre en place le logiciel simple qui permettrait de faire apparaître les prescripteurs qui dépassent la moyenne de 100, 300, voire 700 %.
Les allocations familiales – Elles ont été multipliées au fil des ans : prime au premier enfant, prime à la naissance, allocation scolaire de rentrée. Nous ne relèverons qu'un point. Sur les 56 milliards de débours annuels, dix milliards sont représentés par les subventions versées aux associations s'occupant de l'enfance, dont la plupart gravitent autour des syndicats. Les gestionnaires du système le disent : sur ces dix milliards, trois au maximum comblent les défaillances de l'état en matière d'aide à l'enfance, sept au moins servent à « huiler les rouages sociaux ».
Le chômage – Tous les pays développés disposent d'une indemnisation du chômage involontaire, le chômage subi par les personnes licenciées pour cause économique. La France dispose depuis l'origine, en 1960, d'un dispositif couvrant le chômage involontaire et le chômage volontaire, le chômage résultant de l'abandon de son poste de travail par le salarié, sans intervention de l'employeur. Il en résulte que quelques dizaines de milliers de personnes naviguent opportunément entre l'emploi et le chômage, alternant six mois de travail et huit ou dix mois d'indemnisation. Le patronat, placé aux premières loges de par ses fonctions à la tête de l'unédic, n'a pas cherché à remédier à cette situation malgré le poids écrasant de la dépense d'indemnisation. La générosité du système s'observe aussi à la mesure de l'indemnisation maximale, égale à 6 000 euros mensuels, correspondant à un salaire précédent de 10 000 euros. La ramener à 4 000 euros, soit environ trois fois le Smic, permettrait une économie de l'ordre de deux milliards d'euros annuels.
Les aides à l’emploi – L'état consacre plus de 20 milliards d’euros à l'allègement des charges sociales sur les bas salaires, pur profit d'aubaine pour les employeurs qui, de toute manière, embaucheraient les plongeurs et les aides-maçons dont ils ont besoin. La Cour des comptes a mis en cause cette mesure d'un coût exorbitant. Nous
avons 20 milliards d'euros récupérables sans dommages pour l'économie.
Et, par-dessus tout, les prestations de toutes sortes versées à partir de déclarations sur l’honneur, dont le montant s'élève chaque année pour atteindre aujourd'hui plusieurs dizaines de milliards d'euros. Un exemple caractéristique parmi d'autres : les familles polygames obtiennent le bénéfice de l'aide au parent isolé (API) en signant une déclaration de décohabitation permettant l'attribution de L'API au mari et à ses « anciennes » femmes. Les ministres des Affaires sociales successifs, Martine Aubry, François Fillon, Xavier Bertrand, Marisol Touraine, n'ont pas voulu exiger des bénéficiaires qu'ils produisent les pièces justificatives au terme d'un délai prescrit dans la loi. Et que dire des employeurs qui cotisent massivement aux différents régimes de protection sociale : leur cécité volontaire devant les abus qu'ils protègent au sein de ces régimes ne disqualifie-t-elle pas leurs récriminations contre les excès des charges ?
Le clientélisme territorial
La déposition du général de Villiers devant la commission de la défense de l'assemblée nous apprend que les armées ont sacrifié des dizaines de régiments, deux bases navales et 17 bases aériennes, qu'elles ne disposent plus de munitions en quantités suffisantes ni de véhicules blindés aptes au combat. Or, durant les quinze années écoulées depuis l'an 2000, les collectivités territoriales ont recruté quelque 650 000 agents supplémentaires. Qu'on me pardonne mon jargon d'économiste. L'inflation des effectifs représente un effondrement de la productivité apparente du travail dans les collectivités concernées. Au moment même où l'informatisation aurait dû permettre, à tout le moins, d'améliorer le service avec un simple maintien des effectifs, nous avons observé le processus inverse.
À l'emploi public visible dans les collectivités s'ajoute l'emploi invisible dissimulé dans la nébuleuse d'associations qu'elles subventionnent, aux titres les plus divers : la lutte contre les maladies graves ou la préservation de l'écologie locale. Les dépenses correspondantes représentent en moyenne 10 % de la dépense totale de fonctionnement et d'investissement. La Corse détient le pompon en la matière : l'emploi public s'y accroît chaque année sous ses deux formes, visible et invisible.
Les lois de décentralisation portent une énorme responsabilité dans le déploiement du clientélisme territorial. Mitterrand, esprit archaïque, ne croyait pas à la démocratie. Il pensait que les gens devaient obligatoirement être attachés à leurs dirigeants par des avantages, des prébendes, des privilèges. Chirac partageait cette vision de la société. Nous avons ainsi hérité d'un système dont la lourdeur est aggravée par trois facteurs. Premièrement : le maintien des financements croisés qui obligent les collectivités de divers échelons à s'entendre pour financer et gérer les investissements. Deuxièmement : l'abandon du contrôle de l'état sur l'attribution des marchés publics, quel que soit leur montant. Troisièmement : la restriction des pouvoirs des chambres régionales des comptes qui ne peuvent plus, comme c'était le cas dans les lois d'origine, juger de la qualité de la dépense locale – le garde-fou a été supprimé à l'initiative de parlementaires titulaires de mandats territoriaux.
L'état n'est pas coupable. Ou alors il est coupable de ne pas se vouloir comme un État capable de surmonter les conflits d'intérêts et de faire avancer l'intérêt général. Il est coupable de se refuser aux bilans réalistes de l'action publique et de ne pas contrôler l'application des règles décidées par lui ou sous son égide. C'est à l'absence d'hommes d'état que renvoie l'impuissance publique telle qu'elle apparaît au regard du laxisme social et de la gabegie territoriale.
Mais imaginons que le miracle se produise. Les écuries d'augias sont nettoyées. Nous récupérons quelques dizaines de milliards dépensés à tort et à travers : 60 ou plus. Resterait à décider de leur affectation. Trois choix s'offriraient aux dirigeants de la France. Premièrement, alléger massivement les charges sociales dans une tentative désespérée de rétablir la compétitivité extérieure. Deuxièmement, rétablir l'équilibre global des comptes publics, pour entamer le désendettement. Troisièmement, faire un compromis entre les deux premiers choix.
Seuls les deux premiers seraient cohérents. Ils dissimulent cependant un piège. Qu'on soit keynésien ou qu'on ne le soit pas, il va de soi que toutes les réductions de dépenses comportent un risque de chute de la demande et de récession économique. 60 milliards récupérés, mais peut-être 40 milliards de pertes de demande, avec un risque de rechute économique à la clef. En conclusion, il n'y a pas de politique win-win, mais il y a une politique perdante à coup sûr : celle qui consiste à ne rien faire pour réduire notre dépense publique. •
L'état consacre plus de 20 milliards à l'allègement des charges sociales sur les bas salaires, pur profit d'aubaine pour les employeurs qui, de toute manière, embaucheraient les plongeurs et les aides-maçons dont ils ont besoin.