Causeur

Ma campagne d'italie

Récit de voyage dans une péninsule coincée entre entre migrants du Sud et touristes du Nord.

- Daoud Boughezala

Le comble du déracineme­nt ? Sur les Champsélys­ées, j’ai entendu un accordéoni­ste rom jouer du Diam’s ! » Il y a une dizaine d'années, en écoutant l'un des habitués de mon estaminet favori deviser ainsi, je me figurais mal l'ampleur du désastre à venir. L'époque n'était pas encore aux niqabs sur canapé. Nul n'avait prévu le ressac migratoire qui déferlerai­t sur l'europe après la vague des printemps arabes, l'implosion de la Libye et de la Syrie, ou la banalisati­on des attentats djihadiste­s en Europe. Aujourd'hui, c'est presque une lapalissad­e : l'exil pour tous tient lieu de mal du siècle. J'en ai observé les symptômes durant mes vacances italiennes : migrants en vadrouille, touristes en surnombre et autochtone­s parfois excédés par un double sentiment d'invasion furent mon lot quotidien.

Merano (Trentin-haut-adige)

Début juillet, tout avait bien commencé au Sud-tyrol, cette région italienne qui parle allemand et marche droit. Ses paysages alpins font se sentir comme chez lui le touriste teuton. Il faut bien reconnaîtr­e que l'italianisa­tion forcée menée sous le régime fasciste n'y a pas fait grand-chose : de la saucisse aux strudels, l'autriche voisine affleure partout. De rares visages basanés et quelques touristes voilées en villégiatu­re me ramènent à la réalité du village global. Même s'il y a loin de Lampedusa à Merano, les pauvres hères subsaharie­ns errant çà et là donnent un bref aperçu des 83 000 migrants débarqués sur les côtes italiennes entre janvier et juin. La Sicile n'en pouvant plus, les immigrés clandestin­s ont été répartis aux quatre coins de la botte. Pour prendre la mesure du phénomène, il faut mettre le cap en aval de l'adige. Direction la ville des amoureux.

Vérone (Vénétie)

Au pays de Roméo et Juliette, les Montaigu s'appellent « touristes » et les Capulet « migrants ». Si elles ne sont pas en guerre ouverte, tant s'en faut, ces deux familles n'ont pas vocation à se mélanger. Tout juste à commercer. Les nuées de beaufs des pays riches qui envahissen­t Vérone achètent des babioles made in China aux plus débrouilla­rds des pays pauvres. Dans des rues passantes encombrées de touristes, à force d'entendre l'accent de Palavas, les indigènes en oublieraie­nt presque l'italien, si vite appris et assimilé par les vendeurs à la sauvette africains. Comme Venise, Bruges et Marne-la-vallée, Vérone tient moins de la ville que du Luna Park. Autant le dire tout net : n'importe quel objet, lieu-dit ou itinéraire balisé par des dizaines de milliers de touristes perd tout intérêt. Est-ce par appât du gain que les Véronais ne se révoltent pas ? Par une chaleur de tous les diables, leur attention se porte ailleurs. Pas un jour sans que le quotidien local L’arena rapporte des faits aussi divers que leurs auteurs : une contrôleus­e de train se fait agresser par des immigrés africains clandestin­s ; une rixe oppose détenus albanais et maghrébins en prison ; des Guinéens mettent à sac les abords de la gare de Milan, etc. Et pendant ce temps, le gouverneme­nt de coalition centriste – du Macron avant Macron – n'a trouvé meilleure idée que de réformer le code de la nationalit­é. Objectif : introduire le droit du sol à la française dans une contrée jusqu'ici préservée de l'immigratio­n massive. Histoire de méditer la question, je mets les voiles.

Trieste (Frioul-vénétie julienne)

C'est avec la jubilation du monomaniaq­ue que je retrouve Trieste pour la cinquième fois en deux ans. Inutile d'appeler les urgences psychiatri­ques, ma chère thébaïde a vidé ses asiles dans les années 1970 ! Mais l'heure est grave. Il n'y a plus lieu de rire ni de réveiller les fantômes de Svevo et Morand, endormis dans le cimetière communal. Sur cette ex-terre irrédente, deux mots devraient occuper toutes les têtes : jus soli. « Droit du sol ». Dans le journal de centre gauche La Repubblica, un universita­ire soutient mordicus qu'au bout de dix ans de résidence, un immigré devrait épouser pleinement la communauté nationale et devenir italien. Rome ne comptait-elle pas d'empereurs africains ou syriens ? L'argumentai­re pourrait convaincre par temps calme. Mais à l'heure des bateaux-poubelles remplis à ras d'hommes, cette révolution culturelle provoquera­it un appel d'air migratoire. En signe d'opposition, deux ministres de centre droit ont d'ailleurs démissionn­é et la presse parle d'un éventuel abandon du projet avant même sa présentati­on aux deux chambres. Insouciant­s, la plupart des Triestins n'en ont cure. Sur

les 150 000 habitants du cru majoritair­ement italiens et slovènes, on n'entrevoit que quelques Africains, Maghrébins ou Afghans désoeuvrés. 1 200 réfugiés ont été répartis au sein de la population locale. Au mois de juin, une petite manif anti-immigratio­n a failli mal tourner. Une escouade de demandeurs d'asile afghans avait alors répondu aux militants nationalis­tes par des coups aux cris de « Ici, c’est Kaboul, pas l’italie ! » avant de s'égailler à l'arrivée de la cavalerie. La scène reste sans commune mesure avec les tragédies européenne­s du dernier siècle. Si Trieste en fut l'un des points d'achoppemen­t, elle ne conserve de son passé agité que le bel écrin habsbourge­ois, comme si la fin de l'histoire européenne en avait suspendu le temps. Aux portes des Balkans, je croise moins de Roms qu'à Paris ! Géographie et histoire ont de sacrées ironies. Piazza Unità d'italia, l'une des plus belles places d'europe miraculeus­ement épargnée par le tourisme de masse, à l'endroit même où Mussolini annonça les lois antisémite­s, un gros Africain essaie de me refourguer l'autobiogra­phie de Nelson Mandela. C'est méconnaîtr­e l'âme de Trieste : Italiens et Slovènes ne s'y sont jamais fréquentés, sinon comme maîtres et serviteurs, ainsi qu'en atteste Roberto Bazlen dans son chef-d'oeuvre lapidaire (Trieste, Allia, 2015). La cité arc-en-ciel attendra…

Turin (Piémont)

Dernière station de mon chemin de croix ferroviair­e, Turin ne laisse pas de m'amuser. Burlesque, le bouillon de culture turinois l'est par son melting-pot de cartonpâte : via Cellini, prostitué-e-s et dealers africains voisinent avec un bar fasciste. Tout ce petit monde entretient une paix froide, comme les éléments disjoints d'un tout chaotique. Est-ce l'italie, l'europe de demain ? À l'heure où l'autriche exhorte le gouverneme­nt italien à retenir les migrants en Sicile, où Rome en appelle à la solidarité européenne, seuls d'irréductib­les nationalis­tes rejettent bruyamment l'abolition des frontières. Dommage. Car si l'europe n'a pas d'avenir avec des multitudes déracinées, avec ses identitair­es, elle n'aurait plus qu'un passé. •

 ??  ?? Rassemblem­ent de migrants place du Capitole, Rome, 7 août 2017.
Rassemblem­ent de migrants place du Capitole, Rome, 7 août 2017.

Newspapers in French

Newspapers from France