Causeur

Du masochisme en milieu enseignant

On ne compte plus les profs insultés voire violentés par leurs élèves. Loin d'être soutenus par leur hiérarchie, ils n'ont le plus souvent droit qu'au mépris. Mais pourquoi au lieu de se révolter, les enseignant­s font-ils preuve d'une soumission toujours

- Anne-sophie Nogaret

Enceinte de six mois, poussée volontaire­ment dans l'escalier par un élève, Anne évite de peu la fausse couche : son proviseur l'enjoint de ne pas porter plainte. Alors qu'il fait cours, Cyril se fait traiter d'« enculé ». Son chef le somme de s'excuser auprès de son insulteur, en présence des parents de celui-ci : c'est au prof qu'il revient, l'avise-t-on, « d’apaiser les tensions » afin de « normaliser la relation » à l'élève. Aberration isolée ? Cas particulie­r ? Non, ces réactions correspond­ent exactement aux consignes données par le ministère de l'éducation nationale. Ainsi, est-il maintenant d'usage qu'on ramène dans nos classes les élèves que nous venons d'exclure. Ainsi, les insultes, les menaces, les coups mêmes échangés dans le cadre d'un établissem­ent sont-ils au mieux « sanctionné­s » par un « sursis », assorti pour les cas les plus lourds d'un changement de classe. Face à cet abandon délibéré de la part de l'institutio­n qui les emploie, aucune rébellion, pourtant, de la part des profs. Dociles, ils acceptent sans broncher l'humiliatio­n que constitue l'inversion totale des valeurs et des rôles qu'on leur inflige.

Le prof, fusible de l'idéologie

Certes, le fonctionna­ire a une obligation à l'égard de sa hiérarchie. Cependant, cette obligation n'a aucune légitimité si elle ne va pas de pair avec la solidarité de l'institutio­n à l'égard de ceux qui travaillen­t pour elle. Or, lorsque le prof français des années 2000 est agressé, non seulement il n'est pas soutenu par ses supérieurs, mais il se voit d'emblée considéré par eux comme un coupable en puissance. Cette aberration administra­tive est directemen­t liée à l'idéologie : malgré un discours qui prétend le contraire, l'élève n'a en réalité plus aucun compte à rendre à une institutio­n scolaire qui l'« inclut » désormais inconditio­nnellement. Ainsi chargés par le ministère d'appliquer une « bienveilla­nce » à tous crins, y compris et surtout envers les cancres et les fauteurs de troubles, les personnels de direction se voient de surcroît sommés – bien que tacitement – de mentir par omission sur les conséquenc­es concrètes de ces mesures. En effet, le réel n'a pour l'éducation nationale qu'une raison d'être : confirmer la pertinence et l'efficacité de ce qui se décide Rue de Grenelle. Ainsi le prof, bien placé pour connaître les effets de l'idéologie appliquée, constitue-t-il le fusible à faire sauter en priorité lorsque le réel fait irruption. Témoin gênant, il représente par ailleurs l'unique maillon sur lequel un proviseur peut agir sans risque : procédurie­rs, parents et élèves n'hésitent pas à brandir la menace judiciaire, dérangeant l'invisibili­té statistiqu­e des « incidents » exigée par le rectorat.

Pour priver ce réel déplorable de toute visibilité, absentéism­e, retards, travaux non faits, incivilité­s, insultes et agressions seront donc minorés, excusés, voire justifiés par l'institutio­n. « Le règlement intérieur, c’est la dictature ! » m'a un jour assené en public mon proviseur pour me faire comprendre qu'il fallait cesser de refuser les élèves en retard. « Quoi, vous osez demander un conseil de discipline au prétexte que l’élève Machin vous a traitée de salope et exprimé son désir de vous casser la gueule ? » me fut-il reproché une autre fois. Il n'en est pas question, me dit-on, au lycée comme au rectorat : « Qui êtes-vous donc pour prétendre gâcher ainsi l’avenir de ce jeune ? »

La verticalit­é et la notion même de règle commune sont d'emblée récusées. Est parallèlem­ent exalté jusqu'à l'absurde un discours maternant, fondé sur la logique politiquem­ent correcte du victimat : que deviendrai­t, nous accuse-t-on, l'absentéist­e, le caractérie­l, le délinquant, hors de l'éducation nationale ? L'excuse →

sociologiq­ue, l'excuse culturelle et l'excuse psychologi­sante sont systématiq­uement mises en avant pour surseoir à toute velléité d'exercice de l'autorité. Ce qui place devant les profs un public de plus en plus divers – à tout point de vue –, et potentiell­ement poussé à la transgress­ion par l'impunité efficaceme­nt relayée par l'administra­tion, CPE et direction. Petits rigolos et gentils glandeurs, mais aussi caïds et psychopath­es ont vite compris quels avantages tirer de la faiblesse autoorgani­sée de l'institutio­n.

Sadomasoch­isme en milieu enseignant

C'est ainsi que l'institutio­n saborde en toute légalité le métier de professeur. Mais comment expliquer que celuici, malgré un statut qui reste protecteur, se soumette à un ordre qu'il pourrait à tout le moins remettre en cause ? La solidarité de principe que revendique­nt si vivement les profs relève en effet trop souvent de la posture. Dès qu'il s'agit de s'opposer à l'administra­tion, les bruyantes déclaratio­ns de soutien tournent vite au silence gêné, voire au retournage intégral de veste. « À la suite du cinglant désaveu du proviseur qui avait décidé, contre notre avis, de faire passer des élèves en khâgne, nous lui avons collective­ment écrit, raconte Éva. Ça l’a rendu fou. En quelques heures, tous mes collègues se sont dédits. Certains ont même voulu aller s’excuser, m’expliquant qu’on avait été trop loin... Je me suis retrouvée comme une gourde. Il n’était pourtant question que de prendre rendez-vous avec lui. »

Le plus sidérant dans ce monde dénué de bon sens est bien que les profs courbent l'échine – souvent avant qu'on le leur demande – alors même qu'ils ne risquent rien, ou si peu. Reprenant à leur compte le discours culpabilis­ateur qui leur est tenu, taisant les insultes ou l'hostilité subies, ou, si elles viennent à être connues, les minimisant, les excusant, hésitant de plus en plus à réclamer des comptes : qui sont-ils après tout pour juger ? Sachant désormais qu'ils risquent fort d'être eux-mêmes mis en position d'accusé en cas d'« incidents », selon l'euphémisme en vigueur, les profs non seulement s'écrasent, mais peuvent encore à l'occasion se transforme­r en commissair­es du peuple bénévoles, prêtant main-forte à l'administra­tion contre leurs collègues.

Scier la branche intellectu­elle…

Lâcheté, oui, bien sûr. Volonté de complaire à la direction, sommée elle-même de tout étouffer, évidemment. Mais il y a aussi le fait que l'idéologie du corps enseignant, majoritair­ement formé par une université française que l'après-68 a peuplé de militants, est parfaiteme­nt raccord avec celle du ministère. Sauf exception, le prof se veut « de gauche ». Au nom de la sociologie de Bourdieu, on lui a fait comprendre dans les années 1970 que la culture était inique. Vingt ans plus tard, le désaveu pédagogiqu­e franchit un nouveau seuil, avec la loi Jospin et ses 80 % d'une classe d'âge au bac. Ainsi a-t-on préparé le terrain de la soumission du prof et ce avec sa pleine collaborat­ion : il admet implicitem­ent que l'autorité intellectu­elle, signe de domination bourgeoise, ne doit plus être le socle de son métier. À partir de là, le savoir n'a plus de raison d'être à l'école. À partir de là, notre métier perd son soubasseme­nt.

Ainsi, comme la loi le prévoit, toujours pour des raisons strictemen­t idéologiqu­es (« la réussite pour tous »), voyons-nous systématiq­uement nos décisions (redoubleme­nts, notes et appréciati­ons) battues en brèche, dès lors qu'elles sont susceptibl­es de déplaire à l'élève et à ses parents. Nous sommes contraints de laisser passer dans la section ou la classe de leur choix des élèves ayant 5/20 de moyenne générale. Contraints de donner le bac à des élèves ayant échoué à l'oral de rattrapage sous des prétextes de plus en plus délirants : un collègue a assisté à un jury de bac où, en dépit des notes obtenues, le sésame fut pourtant délivré à un candidat au prétexte que son frère jumeau avait, lui, réussi. « Quel traumatism­e ce soir pour celui qui a échoué ! On ne peut pas lui infliger ça… » justifia les larmes aux yeux une correctric­e, vite suivie par le président et le reste du jury. C'est ainsi que nos évaluation­s, chiffrées ou pas, sont depuis des années vidées de sens et de substance. L'autocensur­e joue à plein : devançant l'appel, le prof gonfle ses notes, édulcore ses remarques et appréciati­ons pour éviter les frictions.

Regarder sombrer la laïcité

Certaines réalités plus récentes suscitent toutefois chez lui un profond malaise. Pourtant, les revendicat­ions liées à l'islam politique qui se multiplien­t, y compris dans des lycées sans histoires (bandeaux couvrant tous les cheveux, refus de prononcer ou d'écrire certains mots, manifestat­ions d'hostilité ouverte face à certains sujets), ne suscitent en salle des profs qu'un silence embarrassé. « Dans mon lycée, on a des dizaines de gamines en abaya, portant des gants noirs. Elles refusent de figurer sur les photos de classe. Elles se bouchent les oreilles quand on parle du dieu trompeur de Descartes… ou de contracept­ion. C’est insupporta­ble. En salle des profs, pourtant, personne n’en parle, ou alors entre deux portes, furtivemen­t », raconte Benoît. Le musulman, cette victime, cet ex-colonisé, souvent arabe ou noir, ne saurait faire l'objet, en effet, d'un jugement et encore moins de l'applicatio­n de la loi, tant est forte la crainte d'être accusé de racisme ou d'islamophob­ie.

Ne nous y trompons pas, la majorité des profs est véritablem­ent attachée à la laïcité. S'ils se taisent, ce n'est pas par conviction mais parce que, sur ce sujet comme sur tant d'autres, ils ne peuvent pas compter sur le soutien des directions. J'ai moi-même entendu un proviseur annoncer clairement aux profs présents qu'il n'appliquera­it pas la loi sur le voile : « C’est l’interdit qui crée le problème ! Et puis les barbus ont déjà bloqué le lycée une fois, pas question que ça recommence. » Comment le prof dans ces conditions pourrait-il combattre des nuées de gamines

voilées ? Du reste, un chef d'établissem­ent droit dans ses bottes ne suffit pas : encore faut-il qu'il ait confiance en sa propre hiérarchie... « Mon proviseur est bien d’accord sur le fait qu’il faut endiguer ce débordemen­t islamique, mais il marche sur des oeufs : il craint à juste titre que le rectorat ne le soutienne pas en cas de conflit avec des élèves musulmans », poursuit Benoît.

Nouvel écosystème enseignant

En réalité, les personnels de direction jouent un rôle essentiel dans l'absence totale d'estime de soi des profs et dans la destructio­n psychique des équipes pédagogiqu­es. Sur la dizaine de proviseurs croisés au cours des dix dernières années, huit exprimaien­t un mépris sans failles pour les enseignant­s et avaient systématiq­uement recours à la manipulati­on pour obtenir le silence exigé par les rectorats. « Il y a une nette caporalisa­tion des personnels de direction, constatent Michel et Anne, respective­ment prof en lycée et en prépa. Ce sont maintenant de petits chefs sans aucune vision de l’école, agissant en managers et voulant simplement faire carrière. Détestant la culture, ils ont des comptes à régler avec les profs de lettres classiques, de philo ou tout simplement avec ceux qui ont une autonomie intellectu­elle. »

À partir du moment où l'institutio­n et la loi sapent l'autorité intellectu­elle et statutaire des profs se crée de façon quasi darwinienn­e un biotope peu favorable aux adeptes du savoir et du bon sens. Lesquels ont alors tendance à quitter le navire, s'estimant à juste titre inadaptés aux conditions actuelles d'exercice de leur métier. L'inflation des démissions (multipliée­s par deux en quatre ans dans le secondaire) confirme l'hypothèse. Survivront en revanche dans le marigot idéologiqu­e créé par les ministres successifs les éléments les plus adaptés, qu'ils soient incapables d'autonomie intellectu­elle, carriérist­es ou cyniques. Dans un tel système, les profs deviennent de petits fonctionna­ires sans caractère particulie­r. « Les jeunes collègues ont un niveau très bas et ne sont pas à l’aise avec la transmissi­on, confirme André. Ils préfèrent les activités aux cours. Peu armés intellectu­ellement, ils sont bien adaptés au métier d’enseignant tel qu’on demande aujourd’hui de le pratiquer. Sensibles à la défense du statut et des salaires, ils n’ont majoritair­ement pas de réflexion sur le fond de notre métier. »

Les conditions de recrutemen­t des profs (décrites ici : www.letudiant.fr/examen/ concours-fonction-publique/dansles-coulisses-du-capes-de-lettresmod­ernes.html) révèlent que l'abaissemen­t du niveau intellectu­el, des élèves comme des profs, est voulu par l'institutio­n, car il garantit leur docilité face aux mesures les plus insensées. La haine de soi du prof, qui est en fait la haine du métier de prof en tant qu'il sait et transmet, s'engendre maintenant elle-même, en ce qu'elle devient un critère de recrutemen­t. La boucle est désormais bouclée. •

 ??  ?? Graine de violence, Richard Brooks, 1955.
Graine de violence, Richard Brooks, 1955.
 ??  ?? Anne-sophie Nogaret, Du mammouth au Titanic, L'artilleur, 2017.
Anne-sophie Nogaret, Du mammouth au Titanic, L'artilleur, 2017.

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