Oublier Bourdieu
Ce ne sont ni les moyens budgétaires ni l'expertise de ses enseignants qui manquent à l'éducation nationale, c'est le courage politique de transmettre à nouveau à tous les élèves le meilleur de la culture française. Le défi est lancé.
Vingt-quatre heures après la nomination de Jean-michel Blanquer comme ministre de l'éducation nationale, le Café pédagogique, site refuge des inquisiteurs de la pédagogie constructiviste, lui consacrait un long article pour l'accabler, le qualifiant d'« idéologue » et annonçant qu'il incarnait le « retour des émigrés de la Sarkozie » : c'est dire s'il est sur la bonne voie !
Les messieurs Homais de la pédagogie craignent d'autant plus le nouveau ministre qu'il connaît la maison. Quoi qu'on pense de lui, il a une vision articulée sur l'éducation, fondée sur son expérience à la fois
politique – sous les ministères de Robien et Chatel – et pédagogique – au rectorat de Créteil puis à l'essec. Son projet pour l'école, développé dans le cadre d'une collaboration avec l'institut Montaigne, est exposé dans différents ouvrages et articles de presse. Quant à se demander si ce projet est « macronpatible », encore faudrait-il savoir quel était le programme pour l'éducation du candidat En Marche ! Autrement dit, Blanquer devra-t-il renoncer à certaines de ses idées pour coller aux objectifs du président, à supposer que celui-ci en ait d'autres que « faire des économies » ? En tout état de cause, Emmanuel Macron a choisi de confier les destinées du ministère à un homme expérimenté, soucieux de dépassionner les débats et de cultiver l'optimisme, deux défis phénoménaux quand il s'agit de l'école. Pour le moment, on peut dire que le tandem Françoise Nyssen–jean-michel Blanquer a été plutôt bien accueilli Rue de Grenelle. Aura-t-il le temps, le soutien politique et les moyens indispensables – trois éléments qui manquèrent à bien des ministres – pour accomplir une oeuvre pérenne ?
L'arrivée de Blanquer va par ailleurs réveiller les pédagos qui se donneront quelques frissons militants en menant le combat contre le ministère au nom de « l’égalité des chances », expression-valise de la doxa – avec le « vivreensemble » et le « devoir de mémoire ». Reste à savoir s'ils ont encore une colonne vertébrale idéologique. Considérant d'une part l'état intellectuel et politique de la gauche, d'autre part les conséquences calamiteuses des réformes des trois ministres de Hollande qu'ils ont soutenues – en particulier celle de Najat Vallaudbelkacem –, rien n'est moins sûr. Le temps du duo fusionnel que Najat Vallaud-belkacem constituait avec la directrice générale de la Degesco1, Florence Robine, a pris fin avec la nomination de Robine à la tête du rectorat de Nancy-metz. L'état de l'école, révélé régulièrement par les enquêtes internationales (Pisa, Timms) et nationales de la Depp2 ou du Cnesco3, suscite un tel désarroi chez les enseignants et les familles que tout le monde s'accorde sur le besoin impérieux d'un changement fondamental, concret et rapide. Ce ministre, plus que tous les autres, va devoir prendre le « mammouth » par les défenses.
Il est évidemment trop tôt pour juger l'action du ministre Blanquer. On peut néanmoins se faire une idée sur ses grandes orientations à la lecture de son livre L’école de demain4 et à l'examen des quelques mesures prises depuis le 18 mai.
Dans les écrits de Blanquer, on est d'abord surpris par l'importance accordée à « la preuve scientifique » pour étayer ses propositions. Certes, il est important de développer l'évaluation, qu'il s'agisse de celle des élèves, des enseignants, des établissements, des recteurs, des inspecteurs, des syndicats ou des associations de parents d'élèves. Tout ce petit monde doit accepter que leurs actions soient jugées à l'aune de missions. Cependant, les statistiques sont à manier avec prudence, car chacune produit sa contre-statistique.
Ainsi, s'il est difficile de nier la baisse du niveau – en français en particulier – scientifiquement évaluée depuis plus d'une décennie par différentes officines, la validation « scientifique » des expérimentations menées pour y remédier est beaucoup plus hasardeuse. Certaines expériences ont besoin de temps, il serait dommageable de les évaluer trop tôt. Il faudrait en revanche évaluer, et très en amont, ceux qui, forts des moyens et des encouragements institutionnels, jouissent du pouvoir d'expérimenter ! En effet, les élèves ne sont pas des cobayes. Ce sont des enfants que leur famille nous confie pour qu'ils quittent la classe moins ignorants qu'ils n'y sont entrés. Jusqu'ici, les pédagogistes ont expérimenté à tout va, le plus souvent sans se soumettre à la moindre évaluation – et quand ils y consentaient, c'était une forme d'autoévaluation ! Il faudra au passage s'affranchir de leur terminologie fumeuse, novlangue didacticienne diffusée à tous les échelons, qui ne sert qu'à masquer l'idéologie politique qui est à la source de nombre de projets.
L'importance que le nouveau ministre accorde aux disciplines fondamentales, le français et les mathématiques, paraît évidemment de bon augure.
Concernant l'autonomie des établissements, le nouveau ministre n'invente rien : tous ses prédécesseurs, depuis 1996 au moins, l'appellent de leurs voeux et promettent sa mise en oeuvre. C'est au nom de « l'autonomie » que le duo Bayrou-snes lança il y a vingt ans déjà la déréglementation des horaires, cause de tant d'inégalités entre établissements et disciplines, et dont l'enseignement du français a fait les frais, sans parler de l'appauvrissement des contenus. L'institution fixe un minimum horaire national dans chaque discipline, mais les heures restantes sont à la discrétion de chaque chef d'établissement. Bien sûr, en théorie, l'autonomie devrait permettre aux établissements de travailler au plus près des besoins locaux, pour le bénéfice des élèves dont les profils sont devenus si hétérogènes. Dans la pratique, la formation de plus en plus managériale des chefs d'établissement, euxmêmes soumis à la pression du rectorat, transforme ce « progrès démocratique » en clientélisme du petit chef. L'idylle étant loin d'être la règle entre équipe enseignante et direction. Il en résulte dans certains →
établissements des négociations sans fin et une concurrence accrue entre les équipes qui nuit au climat de travail entre enseignants. Ainsi les dédoublements des classes de français ont-ils bien souvent été sacrifiés afin d'affecter les heures épargnées à d'autres « projets » plus en phase avec les attentes institutionnelles du moment, par exemple aux profs de technologie qui réclament de petits effectifs pour travailler devant les PC ou aux profs D'EPS dont les propositions correspondent aux goûts supposés des élèves ! En conséquence, les horaires de français dans l'enseignement primaire n'ont cessé d'être rognés au profit d'activités secondaires ayant souvent pour objectif d'acheter la paix sociale dans les établissements ou de faire plaisir à certains enseignants jamais à court de projets, ambitieux pour eux-mêmes sinon pour leurs élèves. Le nouveau ministre a récusé à plusieurs reprises l'idée que l'autonomie des établissements transforme les chefs d'établissement en dirigeants d'entreprise et les enseignants en « collaborateurs salariés ». Il est assurément sincère, mais il ne devrait pas négliger les forces contraires, celle des basses mesquineries humaines que l'on efface souvent de la vision « macro » pour justifier les décisions à grande échelle.
Jean-michel Blanquer a sans doute raison, par ailleurs, de ne pas se focaliser sur la remise en cause du collège unique hérité de la réforme Haby de 1975. Son échec est celui de la massification scolaire ou de la « démocratisation quantitative », pour reprendre l'expression d'antoine Prost : on a ouvert l'enseignement secondaire à tous, mais sans permettre l'accès aux savoirs les plus exigeants. On a accepté de niveler, au nom même du progressisme. On a finalement perpétué des cursus scolaires inégaux, à défaut d'assumer la véritable démocratisation scolaire qui aurait consisté à maintenir un niveau élevé d'exigence de savoirs culturels en mettant en oeuvre une différenciation pédagogique efficace et non idéologisée. Tout ce qui aujourd'hui contribuera à remettre les savoirs et la culture au coeur de l'école serait un bon signe pour les familles, les élèves, sans parler des enseignants. De ce point de vue, l'importance que le nouveau ministre accorde aux disciplines fondamentales, le français et les mathématiques, avec l'augmentation de leur dotation horaire, paraît évidemment de bon augure. Ayant enseigné l'histoire-géographie au collège pendant près de vingt ans, je sais que tout se joue entre la fin de la maternelle, le CP et le CE1. Pour beaucoup d'enfants, de milieux populaires en particulier, c'est là que les bases de la langue française, tant orale qu'écrite, s'acquièrent ou pas. Un élève qui quitte le CE1 sans être un lecteur-compreneur fluide n'a que peu de chance de sortir son épingle du jeu. De ce point de vue, la politique d'étalement des apprentissages sur plusieurs années par la création des cycles, autre « grande oeuvre » du ministre Jospin, a été une aberration. L'école primaire devrait être consacrée quasi exclusivement à l'apprentissage de la langue française et aux mathématiques : « savoir peu, mais savoir bien » comme le disaient déjà les programmes de 1882. Cela ne revient nullement à appauvrir l'enseignement ; c'est au contraire donner à tous les enfants les outils linguistiques nécessaires pour accéder à des savoirs complexes et être en mesure d'exprimer leur pensée. Aujourd'hui, avec la dernière réforme du cycle, un élève est supposé avoir jusqu'à la fin du CE2 pour apprendre à lire et on peut même attendre la fin de la 6e pour qu'il ait acquis « une lecture expressive ». Merci à Najat Vallaud-belkacem !
Cela conduit inévitablement à évoquer la question de l'apprentissage de la lecture. En dépit des nombreuses études expertes démontrant la nécessité d'abandonner toute forme de méthode idéologico-visuelle, le parti pédagogiste ne veut pas entendre parler de l'approche phonologique, autrement connue sous le nom de syllabique. Elle permet pourtant à tous les enfants de lire en une année, y compris ceux des classes populaires dont les difficultés scolaires servent de rente idéologique aux pédagos. Ce n'est donc pas seulement en réduisant l'effectif d'un CP à 12 élèves qu'ils apprendront mieux. Je connais nombre d'enseignants en ZEP qui parviennent à apprendre à lire à leurs 25 élèves, sans besoin de dédoublement, simplement parce qu'ils utilisent une méthode progressive et rigoureuse. La méthode syllabique, que Jean-michel Blanquer a cherché à promouvoir quand il était Degesco – ce qui lui a valu les railleries de certains beaux-esprits des « sciences de l’éducation » –, est un enseignement explicite permettant à l'élève de relier phonèmes et graphèmes pour devenir un lecteur autonome, qui n'en sera pas réduit à deviner les mots en fonction de leur morphologie. Espérons que le nouveau ministre et ses équipes auront le courage d'aller jusqu'au bout et de tourner définitivement la page des méthodes ayant laissé tant de nos élèves à l'état de quasi-illettrisme.
La réduction des effectifs de CP et de CE1 en ZEP ne suffira pas, pas plus que la gabegie de moyens ou les expériences sponsorisées d'une Céline Alvarez. Il faut se méfier des nouvelles lubies qui parfois se parent des atours de la science en recyclant du Montessori à la sauce cognitiviste. Il faut se méfier de l'engouement de certains enseignants et experts en éducation pour les neurosciences appliquées au champ éducatif. En tant qu'enseignante spécialisée, je mesure combien les neurosciences nous sont utiles pour comprendre le développement de l'enfant, les fonctions cognitives et leurs troubles, qui affectent sévèrement une scolarité. Les neurosciences montrent l'extraordinaire plasticité du cerveau et prouvent la pertinence de certaines méthodes d'apprentissage. Toutefois, il ne faudrait pas qu'elles deviennent un nouveau Graal, en lieu et place des lubies des pédagos. Pour autant, il ne s'agit pas de jeter la pédagogie avec l'eau du bain. Les méthodes d'apprentissage sont évidemment essentielles pour que les enseignants soient mieux formés, et donc plus confiants, et moins soumis à la moulinette politico-idéologique constructiviste qui continue à oeuvrer dans les Espé, avatar des anciens
IUFM. On pourra réduire les effectifs des classes à l'envi ou mettre l'école au « tout numérique », cela n'aura aucun effet tangible tant que l'on affaiblira les contenus et les horaires des enseignements fondamentaux, tant qu'un niveau élevé d'exigence culturelle ne sera pas restauré. La restauration des classes bilangues est un bon signe. Généralisons-les et redonnons au grec et au latin toute leur place au collège.
Enfin, les pédagogistes ont largement contribué à déconsidérer le maître en dépréciant l'acte d'enseigner pour le réduire à un dialogue entre égaux, demandant à l'élève, au nom de la conquête de son « autonomie d’apprenant », de faire le travail du maître en « construisant ses savoirs par lui-même ». Et tout cela, bien entendu, au nom d'un bourdivisme mal digéré qui prétend lutter contre la domination de la classe bourgeoise élitiste incarnée par l'expertise du maître.
Ce ne sont ni les moyens budgétaires ni l'expertise de ses enseignants qui manquent à l'éducation nationale, c'est le courage politique et philosophique de donner enfin sens à la démocratisation scolaire en cessant d'offrir toujours moins de culture française à ceux qui ont déjà moins. On a besoin de Montaigne et Flaubert, de Mozart et Saint-saëns, en ZEP autant, sinon plus qu'ailleurs. On respecte les élèves en leur transmettant le meilleur de la culture, pas en leur faisant croire qu'ils maîtrisent des « connaissances et compétences » validées par le Socle, cet instrument imposé par l'union européenne depuis une décennie. La France confère à l'école une mission philosophique et une ambition politique trop nobles pour être réduites à des grilles d'évaluation telles que celles qui ont cours dans les entreprises. Voilà des années qu'on nous assure que les temps changent et qu'il faut « libérer toutes les énergies ». Avons-nous encore l'intelligence de résister à cette injonction au nom de la culture française et de l'humanisme ? Espérons que Jean-michel Blanquer ait en tête la mise en garde que nous adressait Charles Péguy il y a plus d'un siècle : « Pour toute humanité, enseigner, au fond, c’est s’enseigner ; une société qui ne s’enseigne pas est une société qui ne s’aime pas ; qui ne s’estime pas ; et tel est précisément le cas de la société moderne5. »•
1. La Direction générale de l'enseignement scolaire est la structure administrative centrale qui élabore et met en oeuvre la politique éducative. 2. Direction de l'évaluation, de la prospective et de la performance. 3. Conseil national d'évaluation nationale du système scolaire, créé par la loi sur la refondation de l'école de Vincent Peillon en juillet 2013. 4. L’école de demain : propositions pour une Éducation nationale rénovée, Odile Jacob, 2016. 5. Charles Péguy, « Pour la rentrée » (1904), Oeuvres en prose complètes, Tome 1, Pléiade, 1987.