Causeur

LETTRES D'ADIEU

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1. HOMMAGE À JOHN DONNE

Elle avait 17 ans et nous avait laissé ce mot sublime de perversité et de désespoir : « Je pars pour un long voyage. Si j’échoue qu’on s’assemble pour célébrer ma résurrecti­on avec une bouteille de Clicquot. Si je réussis, je demande à n’être enterrée que lorsque je serai tout à fait morte, car il est très désagréabl­e de se réveiller dans un cercueil sous la terre. Ce n’est pas chic ! » Un ami me dit que s'il était si facile de se suicider, on ne se bousculera­it pas sur terre. Je serai moins péremptoir­e. « Je crois, écrivait David Hume, que personne jamais ne s’est défait de la vie tant qu’elle valait la peine d’être vécue. » Je lui donne volontiers raison. Il est surprenant toutefois que cette liberté fondamenta­le soit si peu prise en compte, comme si porter atteinte à sa propre vie était perçu comme un sacrilège. Le premier évêque à avoir défendu le droit au suicide fut John Donne dans Biathanato­s (1647), qui devint par la suite une bible pour les libres-penseurs. Partant de l'idée qu'il n'y a pas de condamnati­on du suicide dans les Écritures, John Donne combattit la doctrine chrétienne selon laquelle le suicide est un péché mortel qui vous envoie tout droit en enfer et défendit le droit de se tuer soimême, la crucifixio­n du Christ pouvant ellemême être considérée comme un acte quasi suicidaire. Plus récemment, Cioran proclamait dans son Précis de décomposit­ion que celui qui n'a jamais conçu sa propre annulation, qui n'a jamais pressenti le recours à la corde, à la balle, au poison ou à la mer, est un forçat avili ou un ver rampant sur la charogne cosmique. « Hors du suicide, point de salut ! » Mais Cioran, en cynique roublard, tempérait ses propos en précisant dans Les Syllogisme­s de l’amertume :

« Ne se suicident que les optimistes. Les autres n’ayant aucune raison de vivre, pourquoi en auraient-ils de mourir ? »

2. VIRGINIA WOOLF, LES NERFS À VIF

Que nous disent dans leurs lettres d'adieu celles et ceux qui n'ont pas tergiversé ? Simon Critchley, un essayiste anglais, s'est passionné pour les Lettres de suicide (Max Milo, 2017). Il considère même que ceux qui ont franchi le pas – ou s'en sont approchés – bénéficien­t d'une forme de supériorit­é sur le reste des mortels. Peut-être est-ce même ce qui les caractéris­e comme êtres humains. Mais il ajoute, au risque de décevoir ses lecteurs, qu'il n'a lui-même aucun projet de suicide. L'une des plus émouvantes lettres d'adieu est celle de Virginia Woolf à son mari ; comme Ophélie, elle se noya dans une rivière les poches remplies de pierres en 1941. « Je n’ai plus la force de lutter, écrivait-elle. Tu le vois, je ne peux même pas écrire correcteme­nt. Lire m’est impossible. Ce que je veux dire, c’est que je te dois tout le bonheur de ma vie. »

3. REVENIR À SÉNÈQUE

Évidemment, on peut aussi adopter un style moins lyrique du genre « Vivez vite, vivez bien, mourez en beauté ! » ou considérer que notre suicide doit être d'une beauté scandaleus­e. Chacun y aspire, mais rares sont ceux qui y parviennen­t. Dorothy Parker a écrit de belles pages sur ce sujet. Le mieux est encore de revenir à Sénèque : « Le sage vit aussi longtemps qu’il le doit et non aussi longtemps qu’il le peut. » Ou alors plus abruptemen­t : « La vie n’est pas juste : tue-toi ou prends le dessus ! » Avant de mourir, le DJ Fabiano Antoniani, 39 ans, paraplégiq­ue et aveugle à la suite d'un accident de voiture, symbole en Italie de la lutte pour la mort volontaire (il fut euthanasié en Suisse) avait laissé ces quelques mots : « Laisse la musique t’emporter... jusqu’à ce que tu tombes entouré des plus beaux rêves... peutêtre... sans que tu ne puisses te réveiller... c’est la mort dont j’ai toujours rêvé... » Il voulait danser jusqu'à ce qu'il n'ait plus de force et dire merde à la malchance, merde aux problèmes, merde à l'ennui, merde aux connards qui le maintenaie­nt en vie. Il a supplié en vain les autorités italiennes de le sortir de la cage où il était enfermé. Seule la musique l'a emporté. •

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