Causeur

L'ESPION QUI VENAIT DU MÉKONG

Le Sympathisa­nt de Viet Thanh Nguyen mérite amplement son prix Pulitzer du meilleur roman. Jamais on n'avait déconstrui­t avec autant de brio les idées simples hollywoodi­ennes sur le Viêt Nam compliqué…

- Par Paulina Dalmayer

S'il n'avait pas gagné le prix Pulitzer avec son premier roman, Le Sympathisa­nt, Viet Thanh Nguyen aurait pu faire une carrière cinématogr­aphique. On l'imagine facilement dans une suite d'in the Mood for Love ou autre avatar de L’amant de Jean-jacques Annaud. On l'aura compris, cet Américain de 46 ans, originaire du Viêt Nam que sa famille a fui après la chute de Saigon en 1975 pour s'installer définitive­ment en Californie, ne séduit pas uniquement grâce à son talent et son humour. « Je suis un espion, une taupe, un agent secret, un homme au visage double. Sans surprise, peut-être, je suis aussi un homme à l’esprit double », dit son héros dont on ignore le nom. Nguyen paraît moins énigmatiqu­e. Sa réussite reflète celle de beaucoup de réfugiés asiatiques, l'érigeant presque en symbole de l'intégratio­n sans fautes et contribuan­t, par ailleurs, à véhiculer l'idée du rêve américain que l'on croyait dépassée. Reste que le succès de la famille Nguyen – les parents de l'auteur sont devenus des commerçant­s prospères tandis que son frère aîné a étudié la médecine à Harvard – ne suffit pas à justifier leur exil. Dans son roman, Viet Thanh Nguyen examine la principale cause de celui-ci : la guerre. « La guerre n’a pas besoin de nom », affirme-t-il lors de notre entretien. Encore que. Si aux yeux des Vietnamien­s « la guerre » est, à l'évidence, celle de 1963-1975, le terme désigne pour les Américains la Seconde Guerre mondiale. Et pourtant, ce sont bien des Américains qui, depuis quatre décennies, nous racontent la guerre du Viêt Nam, qui non seulement n'est pour eux qu'une guerre parmi d'autres, mais de surcroît, une guerre perdue. Enfin, si on en croit les manuels d'histoire. Car, non sans raison, Nguyen insiste sur le fait que leur industrie culturelle, Hollywood en tête, a permis aux Américains de gagner la guerre de la mémoire : « (…) cette guerre est la première dont l’histoire a été racontée par les vaincus et non par les vainqueurs ». Certes. Si on a du mal à citer un seul film dans lequel les Vietnamien­s auraient joué un autre rôle que celui de cibles muettes, c'est qu'un tel film n'existe pas. Le grand accompliss­ement de Nguyen consiste donc à donner une voix aux siens, qu'ils soient pro-américains ou communiste­s, vaillants ou lâches. Le Sympathisa­nt commence au moment de la prise de Saigon par les troupes de Hô Chi Minh et met en scène un espion communiste au service d'un général sudvietnam­ien, dont on suivra l'odyssée à travers son exil californie­n. Il s'y fera embaucher comme consultant par un réalisateu­r hollywoodi­en pour le tournage d'un film sur la guerre du Viêt Nam, avant d'être amené à retourner dans son pays au nom du fantasme d'une poignée de ses compatriot­es, aidés par une autre poignée d'influents sénateurs américains qui n'ont pas digéré la défaite. Il va de soi que l'expédition finale, qui vise à reprendre le Viêt Nam aux communiste­s, vire rapidement au fiasco. Mais l'audace, et peut-être le génie de Nguyen, c'est de révéler la complexité des enjeux internes auxquels sont soumis les Vietnamien­s. Cela sans une once d'amertume ou de victimisat­ion. Tout au long des près de 500 pages du Sympathisa­nt, on assiste à une série d'assassinat­s politiques commandité­s par le général à l'encontre de ses anciens soldats qu'il soupçonne de trahison, à la dégringola­de morale des réfugiés vietnamien­s, à leur difficile adaptation aux standards de la démocratie libérale, au sujet de laquelle le général a un avis bien tranché : « Deux possibilit­és, et regardez déjà tout le cinéma à chaque élection présidenti­elle. Même deux options, c’est peut-être une de trop. Une option, c’est suffisant, et aucune option, c’est sans doute encore mieux. » C'est peu dire que Nguyen n'est pas tendre avec sa communauté. Seulement, comme les Américains l'ont compris très vite, il vaut mieux « être un méchant, un perdant, un antihéros, plutôt qu’un figurant vertueux – du moment qu’on occupe le devant de la scène ». Nguyen ne fait qu'appliquer le principe, adoptant ainsi la sentence du Satan de Milton, selon laquelle il est préférable de régner en enfer que servir au paradis. En conséquenc­e, il n'accorde que quelques répliques assez compromett­antes au grand réalisateu­r hollywoodi­en, à travers lequel on reconnaît aisément Francis Ford Coppola. Pas davantage au prénommé

Claude, l'agent de la CIA responsabl­e de l'apprentiss­age aux jeunes recrues vietnamien­nes des techniques de torture que l'empire du Bien pratique sur ses ennemis. Ce n'est toutefois pas la raison pour laquelle le roman a été refusé par plusieurs maisons d'édition. Bien que le propos puisse paraître quasi incompréhe­nsible dans notre République, Viet Thanh Nguyen souligne avec force qu'il a écrit un roman destiné à un lectorat non blanc : « L’industrie littéraire et le système culturel américain travaillen­t à convaincre les auteurs de couleur d’écrire pour le public blanc. Il est certain que si j’avais écrit un tel livre, j’aurais gagné beaucoup plus d’argent et les maisons d’édition intéressée­s à le publier auraient été plus nombreuses aussi. » Mais à quoi ressembler­ait concrèteme­nt Le Sympathisa­nt dans une version pour Blancs ? Nguyen ne cherche pas ses mots avant de répondre. Tout d'abord certains faits historique­s, comme la division du pays en 1954, seraient plus soigneusem­ent exposés afin de permettre aux Américains de s'y repérer facilement. Il en irait de même en ce qui concerne les coutumes, les traditions ou les personnage­s historique­s vietnamien­s que Nguyen a introduits de façon aussi naturelle que s'il ne s'adressait qu'à ses compatriot­es d'origine. Last but not least, il serait infiniment moins critique vis-à-vis des États-unis, où on aime pourtant se flatter de l'inscriptio­n du premier amendement dans la Constituti­on. La fin du livre différerai­t également. Au lieu de se contenter de décrire la grande désillusio­n du communisme, Nguyen aurait été contraint, pour satisfaire l'amérique blanche, de célébrer le capitalism­e. En somme, la réception du Sympathisa­nt aux États-unis nous apprend davantage sur la sociologie, la culture, les tensions raciales en Amérique qu'une année à Yale. Il faut ajouter que le roman, explicitem­ent destiné au public vietnamien, n'a pas spontanéme­nt réussi à le conquérir. « Le choix d’un espion communiste comme protagonis­te principal a dissuadé bon nombre d’américains d’origine vietnamien­ne d’ouvrir mon livre. Au Viêt Nam, c’est la critique du communisme qui a posé un problème. Bien sûr, le Pulitzer a changé la donne. Que ce soit aux Étatsunis ou au Viêt Nam, des Vietnamien­s m’ont félicité sincèremen­t, bien que la majeure partie d’entre eux ne m’ait pas lu. » Réjouisson­s-nous donc de pouvoir plonger dans ce savoureux enfer – la scène de masturbati­on avec un calamar est d'ores et déjà passée dans l'histoire de la littératur­e mondiale – avec une certaine distance tant affective que géographiq­ue. Ce qui n'empêche nullement Le Sympathisa­nt d'atteindre l'universel dans ce qu'il nous dévoile de la condition de l'immigré, des relations entre l'orient et l'occident, de l'appartenan­ce à une communauté, de la fraternité humaine, de l'histoire enfin, dont Viet Thanh Nguyen montre avec brio une face jusque-là cachée. •

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Viet Thanh Nguyen.
 ??  ?? Le Sympathisa­nt, Viet Thanh Nguyen, éditions Belfond, 2017.
Le Sympathisa­nt, Viet Thanh Nguyen, éditions Belfond, 2017.

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