PACTE MAFIEUX À VARSOVIE ?
Scandale à grand spectacle en Pologne : le ministre de la Défense est accusé d'avoir été à la solde du KGB soviétique… puis de la mafia russe et du complexe militaro-industriel américain.
S'il était traduit en français, le livre du Polonais Tomasz Piatek, journaliste d'investigation attaché au légendaire quotidien Gazeta Wyborcza, aurait de quoi rendre fou plus d'un chez nous, à commencer par François Fillon, dont la carrière a été gâchée à cause d'un cadeau empoisonné de chez Arnys. Il semble qu'en Pologne il faille se donner beaucoup plus du mal pour être évincé du sommet du pouvoir. Le cas de l'actuel ministre de la Défense, Antoni Macierewicz, qui d'après l'enquête de Piatek est englué dans un marais de fréquentations louches et de relations compromettantes, du moins pour quelqu'un qui devrait veiller sur la sécurité d'un pays de 38 millions d'habitants et membre de l'union européenne, est de ce point de vue emblématique. Face au réquisitoire de 200 pages intitulé Macierewicz et ses secrets, le ministre et son ministère se sont pourtant contentés jusqu'à présent de crier à la calomnie, voire au complot mondial auquel participeraient, outre quelques titres de la presse polonaise, la Frankfurter Allgemeine Zeitung, Die Welt et le portail d'information américain Daily Beast. Soupçonné d'entretenir des liens avec les services spéciaux russes, mais aussi avec Alfonse D'amato, l'ex-sénateur républicain et actuel
lobbyiste pour Lockheed Martin, la première entreprise américaine de défense et de sécurité, le ministre Macierewicz a porté l'affaire devant le parquet militaire, dénonçant le journaliste pour « recours à la violence ou aux menaces à l’encontre d’un fonctionnaire public ». Il est toutefois peu probable que la justice, soumise au parti au pouvoir Droit et Justice dont est issu le ministre, fasse rapidement lumière sur une affaire un brin embarrassante. En effet, bien que Tomasz Piatek n'accuse pas explicitement Macierewicz d'être un espion russe, il montre – faits et témoignages à l'appui – à quel point ses agissements sont nuisibles à l'armée polonaise, et donc à L'OTAN. Du reste, la France aussi en a pâti, si l'on songe à la rupture inopinée du contrat entre l'armée polonaise et Airbus en vue de l'achat de 50 hélicoptères Caracal, à la suite d'une décision inexplicable du ministère de la Défense. On peut évidemment se demander comment l'achat par les Polonais de 21 hélicoptères américains Black Hawk au lieu des engins français aurait profité à la Russie ? Tomasz Piątek avance deux réponses. Selon la plus simple, tout ce qui affaiblit l'unité européenne sert la Russie de Poutine. Quant à la seconde, plus complexe, elle nécessite un détour par les connexions américaines de Macierewicz, sur lesquelles plane l'ombre de la mafia russe aux États-unis.
Le mystérieux Monsieur M.
Le destin d'antoni Macierewicz offre matière à réfléchir à quiconque s'intéresse à l'histoire de la psychologie humaine autant qu'au destin des anciennes oppositions démocratiques en Europe de l'est. Ce fils d'une famille de l'intelligentsia catholique dont le père a été persécuté par les services de sécurité communistes est longtemps passé pour un incorruptible. Ami proche d'adam Michnik, grand défenseur des ouvriers du chantier naval de Gdansk, il a réussi à s'évader de son lieu d'internement au début de l'état de siège et à survivre dans la clandestinité jusqu'en 1984. Après la chute du mur, Macierewicz s'est rapproché de groupuscules ultra-catholiques et nationalistes, qui contestaient ouvertement la sortie pacifique de l'ancien régime. Lech Walesa lui a pourtant confié le poste du ministre de l'intérieur dans le premier gouvernement libre formé depuis la Seconde Guerre mondiale. Il a participé à son effondrement en publiant la liste des supposés collaborateurs de la police secrète du régime communiste sur laquelle figuraient, entre autres, le nom de Walesa luimême ainsi que celui de Wiesław Chrzanowski, mentor de la droite polonaise catholique. Autant dire qu'il a été à l'origine de la plus grave crise politique qu'ait connue la Pologne postcommuniste. Comme le révèle le livre de Piątek, ce héros de la résistance, si intègre qu'il voulait éliminer Walesa pour sa prétendue « trahison », n'a jamais coupé les liens avec un homme aujourd'hui très riche, Robert Luśnia, dont on sait pourtant avec certitude qu'il coopérait avec la police secrète. Tout cela, c'est du passé, dirat-on. Oui et non, car Luśnia a été recruté par l'officier Nadworski qui entretenait des relations très étroites avec le service de renseignement militaire soviétique, la fameuse GRU, réputée plus discrète, mais plus brutale, que le KGB. De fil en aiguille, Piatek parvient à démonter les rapports d'affaires qui lient Nadworski à Mogilewicz. Il faut retenir ce dernier nom, qui est celui d'un ami proche de Vladimir Poutine, connu par ailleurs pour diriger le plus puissant réseau mafieux russe au monde. Foreign Policy le classe parmi les dix personnes les plus recherchées au monde par le FBI, avec pas moins de 45 chefs d'accusation, parmi lesquels figurent le commerce illégal d'armes, le blanchiment d'argent, le trafic d'êtres humains, sans oublier sa grande spécialité, les meurtres sur commande. Il est vrai que Piatek n'a aucune preuve qui permette de relier directement Macierewicz à Mogilewicz. Tout au plus dévoile-t-il une série de coïncidences. Sauf que, comme disait Freud, « l’accumulation met fin à l’impression de hasard ». Or, Siemion Mogilewicz alias « Brainy Don » est très proche du mentionné plus haut Alfonse D'amato, à qui Macierewicz, en tant que ministre de la Défense, avait confié l'organisation du sommet de l'otan à Varsovie. Et c'est après avoir rencontré D'amato aux États-unis que Macierewicz a rompu les négociations avec les Français au profit des Américains auxquels il a acheté les Black Hawk, en ajoutant à la commande trois avions gouvernementaux Boeing pour près de 500 millions d'euros, sans lancer d'appel d'offres. Les choses se pimentent encore quand on apprend que l'un des gros actionnaires de Lockheed Martin, dont D'amato assure les relations publiques, est Bank of New York, où Mogilewicz a blanchi près de dix milliards de dollars dans les années 1990. Et devinez quoi ? Bank of New York a généreusement sponsorisé la campagne sénatoriale de D'amato à la même époque. Vous pensez que le brave ministre polonais a des soucis à se faire. Vous avez tort. Après tout, ce chatoyant Mogilewicz apparaît également dans l'entourage de Donald Trump, ce qui n'a pas empêché celui-ci de devenir le président des États-unis. Trump a même engagé comme proche conseiller un certain Felix Sater, homme d'affaires d'origine russe au passé criminel, dont le père, sans doute un hasard, appartient à la garde rapprochée de Mogilewicz. Si de nombreux experts américains, cités par Piątek, s'inquiètent de ce que Lockheed Martin achète les moteurs de ses fusées à des Russes, Donald Trump se félicite quant à lui de l'afflux d'argent russe aux États-unis. Il reste alors à espérer que le journaliste polonais ne tombera pas sous un camion russe en plein centre de Varsovie. Par hasard, bien entendu. •