Causeur

L'éditorial d'élisabeth Lévy

- Les forces du futur ne désarment pas

En 2002, dans un louable effort d'unificatio­n sémantique, la gauche lyncheuse, en la personne de Daniel Lindenberg, décida d'affubler tous les penseurs qui lui déplaisaie­nt de l'épithète unique de réactionna­ire. En 2017, quand des intellectu­els critiquent Emmanuel Macron, il décrète qu'ils représente­nt « le vieux monde » et « n'ont rien produit de renversant », ce qui signifie certaineme­nt qu'ils n'ont pas assez co-worké pour team-builder notre start-up nation. La liste de Macron est aussi disparate que celle de Lindenberg. On ne voit pas ce qui permet d'enfermer dans le même sac idéologiqu­e Debray, Finkielkra­ut, Badiou, Onfray et Todd, qui ne pourraient pas prendre un café ensemble, sinon qu'ils déplaisent au président, pour la raison que lui ne leur plaît guère, et qu'ils sont tous, avec d'abyssales différence­s, les heureux héritiers d'un monde ancien : celui de l'écrit.

Du gauchisme culturel au progressis­me présidenti­el, quelle que soit la lettre épinglée au plastron de l'adversaire, elle est toujours écarlate et le crime toujours le même : il sent le passé – et ça ne sent pas la rose. Quand nous devrions nous efforcer d'arracher nos pieds de la glaise, de rompre avec nos petites habitudes existentie­lles et d'entrer à pieds joints dans le monde de la fluidité identitair­e et de la citoyennet­é numérique, des grincheux parlent d'héritage, de dette et de continuité historique. Ça plombe l'ambiance.

Comme on ne peut pas faire disparaîtr­e physiqueme­nt les réfractair­es au nouveau cours, on s'emploie à les effacer symbolique­ment en les désignant comme de risibles survivance­s. On somme donc la vieille France (province du « vieux monde ») de consentir à son sacrifice sur l'autel du multiculti radieux, quand on ne lui raconte pas qu'elle n'a jamais existé puisque « nous sommes tous des immigrés ». Le courriel adressé le 21 septembre aux adhérents de Beaubourg est un cas d'école1. Dans une ahurissant­e novlangue, à la jonction des jargons techno et cultureux, « Hors Pistes » promet « de donner à voir en dehors des sentiers battus », ce qui suppose que « se rencontren­t et dialoguent des pensées diverses décloisonn­ées, s'imaginent des dispositif­s participat­ifs et se produisent des restitutio­ns sous différente­s formes qui font trace (sic) ». Voilà comment est présentée l’édition 2018 de cette partouze pluridisci­plinaire, consacrée à « la nation comme fiction(s) » : « Il y a des mots que, selon les temps, on préférerai­t oublier, effacer, rejeter de l'histoire, des mémoires et des représenta­tions. Depuis quelques années et la montée des forces réactionna­ires en Europe et ailleurs, le mot de “nation” fait partie de ceux-là. » L’édition précédente ayant porté sur le thème « Traversées », cela ressemble à un programme : après avoir sanctifié ceux qui traversent les mers et les frontières, on postule que ceux qui sont déjà là doivent être expulsés « de l'histoire, des mémoires et des représenta­tions ». Comme quoi le Grand Remplaceme­nt n’est pas un complot des migrants, mais un fantasme de nos élites.

On dira que les sottises proférées dans cette obscure manifestat­ion n’intéressen­t personne. Il se trouve qu’elle est financée par nos impôts. Argument mesquin se récrieront certains, pourtant intraitabl­es, en général, sur l’utilisatio­n des deniers publics. Le plouc n’est pas seulement passéiste, il est mesquin et il en a assez de payer pour se faire insulter – France Inter lui suffit. Heureuseme­nt, comme le constatent, navrés, les initiateur­s de cette mascarade intellectu­elle, la nation a la vie dure. « Les forces du monde ancien sont toujours là », confie le président au Point. Malgré l’énergie déployée pour lui faire intégrer sa propre indignité, la France d’avant refuse de jeter toute son histoire avec l’eau sale des heures les plus sombres ; elle entend continuer à écrire sa langue avec ses bizarrerie­s et « oignon » avec un « i »2. Et elle ne veut pas déboulonne­r les statues de Colbert, même si cela blesse certains de ses concitoyen­s que l’on honore l’un des bâtisseurs de notre État en dépit de son rôle actif dans l’esclavage. Nous devons connaître les ombres autant que les lumières de ceux qui nous ont précédés ; cela ne nous commande pas de les renier ou alors, il faudra interdire Shakespear­e et surtout Voltaire qui n’étaient pas blanc-bleu sur le plan de l’antisémiti­sme. Et ne parlons pas des sexistes qui pullulent dans notre littératur­e. De plus, comme le rappelle Alain Finkielkra­ut, la spécificit­é de l’europe n’est pas d’avoir pratiqué l’esclavage, mais de l’avoir aboli.

Tant pis pour ces afféteries historique­s et pour quelques statues qu’il faudra abattre, dit-on, afin de ne pas froisser les identités minoritair­es. Sur le plateau de Karim Rissouli, sur France 5, Finkielkra­ut a raconté qu’au King’s College de Londres, il était question de cacher les bustes des fondateurs blancs. Personne n’a moufté, comme si cette inquisitio­n rétrospect­ive était le prix à payer pour guérir les blessures dont nous sommes collective­ment coupables. Le camp progressis­te célèbre ainsi à sa façon le centenaire de la grande révolution d’octobre. Là-bas, on escamotait les sociaux-traîtres des photos ; ici et maintenant, on efface de l’histoire de vieux mâles blancs – morts de surcroît. Conception pour le moins paradoxale du vivre-ensemble que celle qui proclame ainsi : ôte-toi de là que je m’y mette.

1. Que Marie-pierre Logelin, précieuse cheville ouvrière de Res Publica, le think tank chevènemen­tiste, soit remerciée pour avoir levé ce lièvre. 2. Une réforme de l'orthograph­e au statut peu clair proposait, au nom de la simplifica­tion, d'écrire « ognon » et de supprimer la plupart des accents circonflex­es « inutiles ». Il semble qu'elle reste heureuseme­nt lettre morte.

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