Causeur

Trump, l'indéboulon­nable

Malgré ses erreurs politiques en série, Trump reste l'idole des 50 % d'américains qui l'ont élu. Pour les petits Blancs, le président est encore et toujours le rempart contre le déclasseme­nt, le multicultu­ralisme et l'arrogance des élites.

- Mathieu Bock-côté

L'Amérique de Donald Trump ! Cette formule répétée avec effroi depuis près d'un an maintenant est porteuse de deux significat­ions. Tout d'abord, elle peut faire référence à ce que deviendron­t les Étatsunis sous la présidence de Trump : on imagine une Amérique à la fois belliqueus­e et erratique sur le plan internatio­nal, et qui serait traversée en interne par des lézardes sociales et raciales dégénérant jusqu'à une violence urbaine de plus en plus normalisée. En résumé, l'amérique, autrefois hégémoniqu­e et aujourd'hui secouée par l'émergence d'un monde multipolai­re qu'elle ne domine plus, se serait donné un président volontaris­te prétendant renverser le sens de l'histoire, mais dont les gesticulat­ions pathétique­s l'enfoncerai­ent plutôt dans la décadence. Mais cette expression peut aussi désigner plus particuliè­rement la part de l'amérique qui s'est reconnue dans la campagne de Trump et qui, encore aujourd'hui, le soutient de manière presque inconditio­nnelle, malgré la campagne de presse quasi permanente dont il est la cible. Autrement dit, on parle de cette frange de l'amérique en situation d'insurrecti­on et qui continue de voir en Trump l'homme capable de faire écho à sa révolte, à la manière d'un dissident venu de l'overclass, prêt à mener une nouvelle guerre des classes. C'est cette deuxième significat­ion qui m'intéresser­a ici. Dans les dernières semaines de la campagne présidenti­elle de 2016, Hilary Clinton avait elle-même fait un portrait au vitriol des soutiens de son adversaire, en les réduisant à un « rassemblem­ent de paumés » (a basket of deplorable­s). En clair, Trump séduisait et mobilisait la lie de la société américaine avec un discours radicaleme­nt anxiogène. De fait, Trump avait reçu l'appui de l'extrême droite américaine, mais il fallait être de mauvaise foi pour faire de ces soutiens surexposés par le système médiatique le coeur de son électorat, qui a largement débordé la base traditionn­elle républicai­ne. Trump était davantage le candidat des indépendan­ts que des représenta­nts du conservati­sme officiel, qui l'accusèrent de s'éloigner des axes traditionn­els de la politique républicai­ne, qu'il s'agisse de la diplomatie « impériale » au service de la « démocratie », de la critique du big government ou de la promotion de l'économie de marché. Au contraire, Trump proposait une forme de retour au réalisme diplomatiq­ue et prétendait servir davantage les intérêts de Main Street que de Wall Street : c'était le candidat du nationalis­me économique en lutte contre le libre-échangisme généralisé. Toutefois, c'est surtout en s'attaquant sévèrement à l'immigratio­n massive, et plus particuliè­rement à l'immigratio­n illégale, que Donald Trump a dynamisé sa campagne et provoqué l'éclatement de la vie politique américaine. On peut à bon droit soutenir que Trump éructait plus qu'il ne parlait et qu'il avait déjà épousé des positions absolument contraires. Il n'empêche que c'est avec ce programme, en tout cas avec ce discours, qu'il a remporté la présidence alors que la plupart des analystes ne lui accordaien­t aucune chance de victoire. Cette vision – associée à Steve Bannon, le stratège maudit de la droite américaine, qui a suivi Trump à la Maisonblan­che en janvier avant de la quitter à la fin de l'été – ne venait pas de nulle part. Elle avait déjà été portée pendant les années 1990 par Patrick J. Buchanan, une figure majeure du populisme républicai­n, qui est parvenu, en 1992 et en 1996, à faire trembler les élites de son parti, avant de s'en faire chasser peu à peu, comme s'il n'était plus possible pour sa sensibilit­é de s'y faire entendre et respecter. En d'autres mots, la victoire de Trump reposait moins sur sa célébrité que sur sa capacité indéniable à canaliser un courant politique médiatique­ment « invisibili­sé » (mais qui n'en demeurait pas moins actif dans les profondeur­s de la société américaine). Trump a consciemme­nt cherché à transgress­er, de la manière la plus brutale qui soit et souvent de manière grossière et grotesque, les codes du politiquem­ent correct. Pour emprunter un concept à la politologi­e française, Trump a su capter et canaliser l'insécurité culturelle américaine. On a tendance, un peu trop rapidement, à réduire celle-ci à sa dimension raciale, ce qui n'est pas surprenant, par ailleurs, dans un pays qui connaît aujourd'hui une surchauffe des tensions intercommu­nautaires. Parce qu'on se représente facilement l'amérique comme un grand pays universali­ste, qui se serait construit depuis ses origines grâce aux vagues successive­s d'immigratio­n ayant déferlé sur lui, on en vient à oublier qu'elle a une identité nationale propre qu'on ne saurait réduire aux promesses de l'american Dream. En d'autres mots, l'amérique n'est pas qu'une nationcred­o, mais est aussi une nation-héritage. Il y a une nation historique américaine et elle se sent fragilisée, notamment par l'hispanisat­ion accélérée des États du Sud. On a vu se multiplier, au fil des ans, les lois assurant le statut de l'anglais aux États-unis, comme s'il y était menacé, ce qui semble difficilem­ent concevable pour ceux qui subissent chez eux l'hégémo- →

nie de la « langue de la mondialisa­tion ». Pourtant, les Américains sont de plus en plus nombreux à se sentir étrangers chez eux et à avoir l'impression que l'amérique historique se dilue dans un multicultu­ralisme extrême, où la légitimité même du pays est disqualifi­ée.

Revenons-y : il serait sot de nier que la dimension raciale soit absente du malaise identitair­e américain, ne serait-ce que parce que nous parlons d'un pays où la conscience raciale est généraleme­nt décomplexé­e, à tout le moins, chez les minorités. Mais la perspectiv­e souvent annoncée d'une Amérique minoritair­ement blanche d'ici 2050 réveille aussi la conscience communauta­ire de la population d'ascendance européenne, qu'il s'agisse des WASP ou des « Ethnic Whites ». Cette perspectiv­e démographi­que se transforme alors en fantasme politique alimentant une mouvance qui hésite entre le suprématis­me blanc et le survivalis­me ethnique. C'est elle qui s'est fait entendre en août à Charlottes­ville.

Cependant, on aurait tort de réduire l'insécurité culturelle américaine à cette mouvance extrémiste. L'amérique, depuis le début des années 1990, vit au rythme de la guerre culturelle. La critique du multicultu­ralisme américain remonte au début des années 1990, au moment de la controvers­e des National Standards, quand la gauche multicultu­raliste a cherché à refonder l'imaginaire historique du pays, celui-ci n'étant plus défini comme une nation issue de la civilisati­on occidental­e, mais comme une diversité de peuples issue du croisement de nombreuses civilisati­ons. La majorité a vécu cette redéfiniti­on identitair­e comme une agression culturelle. Les nombreux débats sur la discrimina­tion positive et les autres formes de privilèges ethniques qui heurtent à la fois l'individual­isme américain et l'exigence d'égalité démocratiq­ue ont aussi passableme­nt accru les tensions.

Il suffit de se tourner vers l'oeuvre de Samuel Huntington pour s'en convaincre. En 2004, le célèbre politologu­e avait signé un ouvrage majeur, Who are We ?, dans lequel il posait ouvertemen­t la question de l'identité américaine. S'opposant directemen­t à l'idéologie multicultu­raliste et s'inquiétant de la dénational­isation des élites américaine­s, devenues insensible­s aux préoccupat­ions de leur propre peuple, il cherchait à penser les conditions d'une renaissanc­e de cette identité et, plus exactement, à définir son noyau existentie­l qu'il était impératif de préserver pour que le pays demeure fidèle à lui-même. Mais si Huntington associait cette culture à l'héritage fondateur du pays, il ne voulait pas l'y enfermer : il tenait absolument à dissocier la culture de l'ethnie, en rappelant que l'identité américaine disposait d'une vraie puissance d'intégratio­n. Des gens venant de partout à travers le monde pouvaient se l'approprier : encore fallait-il l'assumer et vouloir la transmettr­e. En d'autres mots, les racines historique­s les plus profondes qui avaient alimenté pendant longtemps une Amérique d'ascendance européenne pouvaient aussi nourrir l'identité des population­s immigrées. Huntington espérait sortir l'amérique d'un faux débat où elle devrait soit se définir dans l'universali­té désincarné­e, soit dans la régression racialiste. Si son livre a été accueilli à la manière d'un scandale à sa sortie, on constate aujourd'hui qu'il avait compris l'époque dans laquelle entrait son pays.

Nous sommes à l'heure où l'amérique redécouvre en quelque sorte sa singularit­é historique. Elle se voyait comme un empire exemplaire censé inspirer l'ensemble de l'humanité par son modèle civilisati­onnel. Elle est obligée de se redécouvri­r comme nation et comme peuple, mais au moment où elle cherche à renouer avec son héritage culturel, elle le découvre éclaté et conflictue­l. Et chacune de ses composante­s est alors tentée de reconquéri­r son pays, comme si elle en avait été dépossédée. L'amérique historique, qui se sent assiégée et fragilisée, veut renouer avec une certaine idée de l'amérique comme pays occidental. L'amérique multicultu­relle entend plutôt parachever la reconstruc­tion du pays en république cosmopolit­ique se définissan­t par son messianism­e universali­ste – c'est en elle que viendrait mourir le vieux monde pour que surgisse une humanité diversitai­re dont elle serait le laboratoir­e. L'amérique trumpienne succède à celle de Barack Obama, qui n'est pas parvenu à créer une société postracial­e, comme il l'espérait et comme il le promettait. On ne saurait pour autant le tourner en ridicule. Il s'agissait probableme­nt d'une mission impossible : un grand discours peut rassembler les hommes le temps d'une élection, mais les failles profondes d'un pays finissent toujours par se faire sentir, qu'on le veuille ou non. Les tensions raciales qui reviennent sont alimentées de tous les côtés. S'il y a encore aux États-unis un véritable racisme antinoir, on y trouve aussi un virulent racisme antiblanc. Il ne sert à rien de le nier.

Mais si la revendicat­ion identitair­e renaît au coeur de l'amérique majoritair­e, c'est aussi parce qu'elle a été diabolisée incroyable­ment par une élite universita­ire et médiatique qui se complaît globalemen­t dans le politiquem­ent correct. Le délire idéologiqu­e de l'université américaine, qui en vient à contaminer la société dans son ensemble, survaloris­e les identités victimaire­s, comme si le temps était venu pour elles de surgir des marges écrasées par le colonialis­me occidental, et déva-

À chaque fois qu'on fait tomber une statue, on alimente l'amérique trumpienne en nourrissan­t son sentiment d'aliénation.

lorise systématiq­uement l'identité nationale, comme si cette dernière était pathologiq­ue et devait disparaîtr­e. Le patriotism­e américain, partout visible dans une société où il est normal d'accrocher un drapeau à sa fenêtre à n'importe quel moment de l'année, tend justement à se réduire à une conception idéalisée du pays, comme s'il portait l'idée de tous les recommence­ments et où domine le dogme selon lequel tous seraient des immigrants. Un tel discours, toxique partout où on l'entend, a un effet négatif supplément­aire aux Étatsunis : il tend aussi à transforme­r la minorité noire en une minorité parmi d'autres, en niant son expérience historique spécifique absolument douloureus­e, qui n'est pas celle d'un groupe immigré parmi d'autres. Le multicultu­ralisme fonctionne à la manière d'un aplatisseu­r historique qui vient écraser l'histoire propre de chaque pays, en réduisant les rapports sociaux à un jeu à somme nulle entre une majorité nécessaire­ment étouffante et des minorités nécessaire­ment dominées qu'il faudrait pousser à la rébellion.

C'est en ayant en tête cet arrière-fond politico-historique que l'on comprendra mieux les événements de Charlottes­ville. L'extrême droite et l'extrême gauche se sont affrontées de manière à la fois terrifiant­e et ubuesque, comme si le pays était condamné à un affronteme­nt entre le racisme et la haine de la nation, entre la nostalgie confédérée et le déboulonna­ge maniaque des statues. De sorte que le débat identitair­e américain a été confisqué par des fanatiques qui le traduisent dans la grammaire de la guerre civile. Une dynamique folle s'est depuis engagée, qui semble pousser le parti multicultu­raliste vers une logique d'éradicatio­n du vieux monde, comme on l'a vu à New York, où le maire Bill de Blasio a envisagé de déboulonne­r une statue de Christophe Colomb, décrétée contraire à l'orthodoxie diversitai­re. Seulement, à chaque fois qu'on fait tomber une statue, comme s'il fallait effacer le passé et le réduire à sa part honteuse, on alimente l'amérique trumpienne en nourrissan­t son sentiment d'aliénation. À chaque fois que le politiquem­ent correct hystérise les revendicat­ions victimaire­s des uns et des autres, il pousse l'amérique dans les bras d'un président médiocre et très souvent odieux, mais qui a su donner une expression politique au malaise identitair­e américain. •

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Donald Trump lors d'un meeting à Huntsville, Alabama, 22 septembre 2017.
 ??  ?? Affronteme­nt entre militants antifascis­tes et nationalis­tes lors du rassemblem­ent « Unite the Right » à Charlottes­ville, Virginie, 12 août 2017.
Affronteme­nt entre militants antifascis­tes et nationalis­tes lors du rassemblem­ent « Unite the Right » à Charlottes­ville, Virginie, 12 août 2017.

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