Mélenchon soumis aux fonctionnaires
En matière sociale, la priorité de Mélenchon n'est pas la lutte contre le chômage mais la préservation des acquis sociaux des fonctionnaires, qui constituent le plus gros de ses troupes. Tant pis pour les vrais défavorisés…
C'est sans doute la principale contradiction de Jean-luc Mélenchon. Lors de la dernière élection présidentielle, il a réussi deux percées incontestables : la première dans les catégories populaires, la seconde chez les jeunes. Au point de revendiquer aujourd'hui le titre de porte-parole du peuple et de la jeunesse. Il devrait donc être particulièrement attentif au cancer qui frappe massivement les jeunes des milieux défavorisés, notamment ceux issus de l'immigration extra-européenne : le chômage. Un seul chiffre : 23,7 % des jeunes Français sont sans emploi contre 6,7 % des jeunes Allemands1 ! Voilà qui devrait le mobiliser entièrement ! Or, le chômage, Mélenchon connaît pas ! On exagère à peine : à travers ses livres, nombreux, dans ses discours, fréquents, le leader de la France insoumise n'aborde pratiquement jamais le sujet. Il est particulièrement disert dans la critique des hôtes de l'élysée, hier de François Hollande, aujourd'hui d'emmanuel Macron ; il est assassin dans sa dénonciation de « l'oligarchie », repoussoir qui a remplacé dans sa bouche le patronat ; il tient des propos parfois convaincants contre « la marchandisation » de la société ou contre « le productivisme », plaidant avec constance pour la prise en
compte de l'impératif écologique ; il poursuit assidûment quelques combats purement personnels, comme l'abrogation du concordat en Alsace-lorraine, pas vraiment la priorité de l'heure, mais urgente aux yeux de cet ancien franc-maçon. En revanche, la question du chômage est le plus souvent absente de ses interventions. Mieux, ou plutôt pire. Dans son rejet absolu de la réforme du marché du travail initiée par Emmanuel Macron et qui vise pourtant à créer davantage d'emplois, il martèle qu'elle va surtout accroître la précarité. Le président de la République française est dénoncé comme l'importateur potentiel des petits boulots à l'allemande. Mélenchon présente notre partenaire d'outre-rhin comme le contre-exemple absolu, « un enfer » pour les travailleurs, a-t-il été jusqu'à déclarer dans une récente interview à Marianne2. Tout le monde a compris que, pour lui, toute mesure à caractère un tant soit peu libérale est à combattre absolument. Mais pourquoi évoque-t-il si peu ses propres solutions pour vaincre un mal qui mine l'hexagone depuis plusieurs décennies ? Durant la campagne présidentielle, il a présenté un plan si irréaliste – trois millions d'emplois créés, comme par magie, grâce au seul argent public – que personne ne l'a relevé. Lui-même n'en a pratiquement plus parlé. La principale raison de sa sous-estimation de la question du chômage réside dans la troisième percée qu'il a réalisée à l'occasion de l'élection présidentielle. Une troisième percée beaucoup moins soulignée par les commentateurs, mais capitale à ses yeux : il a réussi L'OPA dont il rêvait depuis qu'il s'est mis à son compte ! À savoir, piquer au PS l'électorat fonctionnaire, en particulier l'électorat enseignant. C'était à ses yeux la condition pour damer le pion à son ancien parti. « Je suis devenu le premier de cordée de la famille. Ça change tout ! » s'exclame-t-il, au comble du ravissement, dans la même interview de Marianne. Voilà la véritable « base de classe », pour reprendre un concept jadis en vogue à gauche, de la France insoumise : la fonction publique. Conséquence, ce n'est pas seulement le chômage que Mélenchon méconnaît, mais le secteur privé dans son ensemble. Permanent politique à 28 ans, sénateur à 35 ans, ministre puis député européen avant d'entrer au Parlement français en juin dernier, il n'a aucune idée du mode de fonctionnement de l'économie réelle. Son univers se résume depuis toujours à la sphère publique. Il a sans doute atteint le comble de l'imposture cet été quand il a prétendu expliquer à un député de la République en marche qu'il trouvait un peu niais « ce qu'était un contrat de travail » : lui-même n'en a jamais signé aucun ! C'est une autre donnée peu soulignée par les commentateurs. La réforme du marché du travail ne mobilise contre elle que des gens qu'elle ne concerne pas : les différentes organisations qui défendent au premier chef le secteur public, que ce soit la France insoumise ou la CGT. Dans leur esprit, ce secteur reste à l'avantgarde de la société. Les règles contraignantes qui s'y appliquent ont toujours vocation à s'appliquer un jour à tous. Tout mouvement de déréglementation apparaît contraire au sens de l'histoire. Objectivement contrerévolutionnaire. Avec sa réforme, Macron porterait atteinte à l'identité française : l'état doit rester à la manoeuvre dans tous les secteurs. Pas question de laisser le champ libre au marché. Mélenchon se veut le gardien de la flamme : la Révolution aurait une fois pour toutes défini un équilibre immuable pour la France. Même si les autres pays européens ont à peu près tous vaincu le chômage de masse en libéralisant leur marché du travail, il s'agit là d'une idéologie respectable : le néolibéralisme est effectivement responsable d'un fort accroissement des inégalités et de la précarité. Il n'est pas aberrant de le dénoncer. Le problème, c'est qu'en l'absence de solution alternative, cela revient à faire la promotion… du chômage. Si le grand tort de Macron est de combattre le chômage par la précarité, alors il faut admettre que Mélenchon préfère le chômage à la précarité. Dans « la préférence française pour le chômage », jadis dénoncée par Denis Olivennes, il y avait notamment l'idée qu'un chômeur convenablement indemnisé grâce à la solidarité nationale est plus dignement traité qu'un chômeur contraint d'accepter un travail qui ne correspond ni à sa formation ni à ses compétences. Là encore, c'est une idée qui n'est pas choquante. Mais le fait qu'elle soit surtout défendue par des personnes ou des organisations qui appartiennent peu ou prou à la sphère publique met mal à l'aise : quand on a un statut qui prémunit contre le chômage, un emploi à vie, il y a quelque impudence à trouver que le chômage n'est pas la pire des situations. Au-delà, la mobilisation de la France insoumise et de la CGT contre la réforme du marché du travail est le signe d'une sourde inquiétude des fonctionnaires et assimilés : et si le mouvement de dérégulation se poursuivait pour toucher… le statut de la fonction publique ? Ce n'est pas un pur fantasme : un pays comme l'italie va avoir des fonctionnaires en CDD. À ce jour cependant, rien n'indique que le président de la République ait une telle intention. Quoi qu'en dise Mélenchon, Macron est moins libéral que la moyenne… des sociauxdémocrates européens. De quoi Mélenchon est-il le nom ? D'une formidable hargne contre les « puissants » qui constituent l'oligarchie et d'une vigilance extrême sur des « acquis » qui sont surtout ceux des fonctionnaires. À cause de son antilibéralisme primaire, c'est en revanche un piètre défenseur des salariés du secteur privé, donc un piètre champion du peuple. On pourrait même soutenir que le peuple est le point aveugle de sa ligne politique. Ce ne sera pas la première fois que la gauche prétend faire le bonheur du peuple malgré lui. • 1. Le Point, 21 septembre 2017 2. Marianne, 15 septembre 2017.