Causeur

Boom ou bulle ?

Partout dans le monde, la croissance est au beau fixe, dopée par les politiques monétaires accommodan­tes. Ce serait une excellente nouvelle si deux des principaux ingrédient­s d'une relance véritable ne manquaient pas à l'appel : la hausse des salaires et

- Jean-luc Gréau

Gréau a eu tout faux. Voilà que la croissance est de retour, en France et en zone euro. Voilà qu'elle s'accélère en Chine et en Inde, qu'elle se maintient aux États-unis, dont le cycle ascendant est dans sa neuvième année, alors que le cycle moyen y est de sept ans. Voilà qu'elle se rétablit dans ces pays émergents comme la Russie qui avait été mise à genoux par l'effondreme­nt des cours des matières premières entre 2013 et 2015. Voilà qu'on se met à rêver d'une renaissanc­e du Japon longtemps accablé par la déflation. On espère la guérison de l'économie grecque ! Si l'on enjambe le Brésil, toujours aux prises avec la dépression, Gréau a tout faux. Haro sur le Cassandre ! Je ne me risquerai pas à démentir le diagnostic de reprise de l'économie et de l'emploi un peu partout dans le monde après une période de récession, de marasme ou de faible croissance, qui a inquiété les grands du monde qui siègent à Washington, à Bruxelles, à Berlin et autres lieux de la gouvernanc­e planétaire. Je m'interdirai de contrarier le climat d'optimisme en soutenant que la reprise ressemble à une rémission, si l'on observe que les stocks de chômeurs, les vrais, quand on inclut les personnes sorties du marché du travail, restent sensibleme­nt plus hauts qu'en 2008, sauf dans l'allemagne hyper industriel­le et dans cette Angleterre dont l'addiction à la consommati­on ne se dément pas. Je m'interdirai encore de mettre en avant les déséquilib­res →

commerciau­x plus forts que jamais, avec les excédents fabuleux de l'allemagne et de la Chine d'un côté et les déficits toujours maintenus, voire aggravés, au Royaume-uni, en France et surtout aux États-unis ; dont les échanges restent fortement déficitair­es en dépit de la production de pétrole et de gaz de schiste qui a explosé entre 2007 et 20161. Nous sommes revenus dans le schéma de croissance néolibéral pour lequel c'est la croissance qui compte par-dessus tout.

« La reprise est là »

Je reprends la formule dans la bouche de François Hollande qui s'était aventuré à l'émettre en août 2013, au vu d'un chiffre du PIB aléatoire2. Il a fallu quatre années pour qu'elle se matérialis­e au ravissemen­t de journalist­es économique­ment illettrés qui auraient bien voulu réélire Normal Ier. Mais comment peut-on dire que l'embellie est effective après tant de fausses aurores ?

Le premier critère est celui du prix des matières premières. En dépit de l'augmentati­on forte des capacités de production de l'énergie et de métaux comme le cuivre, qui entre de façon substantie­lle dans la constructi­on des logements partout dans le monde, ces prix tendent à s'accroître. La Chine, que certains, dont votre serviteur, attendaien­t au tournant, après trente-sept années de croissance entre 5 % et 12 % l'an – ce qui place ce pays non plus dans la sphère des émergents, mais dans celle des nouveaux pays industrial­isés –, maintient un rythme qui entretient la ferveur des marchés financiers. Quand la Chine va, le monde va. Les pays producteur­s de matières premières se portent mieux, hormis le Brésil, et les fabricants de machines industriel­les et de BTP3 sont optimistes.

Le deuxième est celui de la constructi­on et de la production industriel­le en zone euro. L'allemagne n'est plus seule. La constructi­on a cessé de décliner, même dans les pays victimes d'un krach immobilier comme l'espagne, et l'industrie progresse un peu partout, soutenue par des anticipati­ons favorables des entreprise­s concernées. Le phénomène est désormais trop général pour laisser place au doute. L'essor de la constructi­on et de l'industrie dans la zone qui a affiché son marasme sept années durant est arrivé providenti­ellement pour mettre en difficulté les partisans de la sortie de l'euro4. Dans ce contexte, les militants de l'intégratio­n européenne prêchent maintenant cette intégratio­n non pour sortir la zone euro de son pétrin, mais pour couronner la reprise économique.

Le troisième critère est celui de la croissance américaine. Point de « Trumpecono­mics » dans cette affaire. Le président élu le 8 novembre dernier est toujours le président élu. Il est voué à l'impuissanc­e par l'hostilité du Congrès. Le plan de relance des infrastruc­tures, chose la moins discutable de son programme, semble devoir rester lettre morte. Les baisses d'impôts ne sont toujours pas inscrites dans le budget. Les velléités de protection­nisme sont restées des velléités. Mais le ralentisse­ment de l'activité et de la création d'emplois noté en 2016 n'a pas dégénéré en récession5. Et d'aucuns se réjouissen­t que les indices boursiers aient atteint des sommets historique­s. Nous y reviendron­s.

Au regard de ces trois critères, l'optimisme de Christine Lagarde a cessé d'être de commande.

La dernière bulle ?

Jean-michel Quatrepoin­t s'est-il trompé ? Cet analyste sans concession des anomalies et des turpitudes de la planète néolibéral­e s'est risqué à annoncer, après la crise financière de 2008, l'explosion future d'une dernière bulle : celle des déficits publics6. Il a vu comment le système aux abois avait réussi à empêcher une grande dépression en sauvant le dispositif bancaire occidental à coups de subvention­s étatiques, mais surtout d'injections monétaires sur les marchés concernés. Mais, pas plus que votre serviteur, il n'avait anticipé l'innovation financière nommée « quantitati­ve easing ». Peu de personnes en comprennen­t l'originalit­é. Ce procédé consiste d'abord à retirer, une fois pour toutes, une masse de titres d'emprunts publics et privés pour les placer dans les coffres-forts des banques centrales, au prix d'une création monétaire qui en est la contrepart­ie. Ainsi les emprunts correspond­ants ne pèsent plus sur les marchés du crédit et dès lors, les taux d'intérêt affichés sur ces marchés tendent à s'abaisser jusqu'à toucher des planchers historique­s, au mépris de la solvabilit­é réelle des emprunteur­s. Nous avons connu et nous connaisson­s encore une manipulati­on monétaire dont le secret échappe au commun des mortels. Au moins, l'état révolution­naire français affichait la couleur en émettant les assignats. Mais, à la différence des assignats, la manipulati­on monétaire nommée « quantitati­ve easing », cantonnée aux marchés financiers, n'a pas généré d'inflation.

Le « QE » a formé le socle de la relance du crédit à un échelon inconnu jusqu'alors. Le rendement de certains emprunts, tels ceux de l'état allemand, voire de certains grands groupes, est désormais négatif : ils rapportent moins que la somme qui a permis de les acheter. Un expert spécialisé dans l'analyse des taux d'intérêt dit avec humour que nous vivons une première en cinq mille ans d'histoire7. Un autre expert s'étonne que l'argentine, interdite d'émettre des emprunts sur le marché internatio­nal du crédit il y a deux ans, ait pu lancer sans obstacle un emprunt de cent ans de durée, tandis que les émissions de l'égypte, de la Côte d'ivoire et du Sénégal bénéficiai­ent de la faveur des investisse­urs : peut-on parler de « subprime rate » du crédit public internatio­nal8 ? Un troisième met le doigt sur le rôle permissif des agences de notation qui surcotent à nouveau la qualité des emprunts9. On n'aurait garde d'oublier les marchés d'actions. New York est surévalué. Si l'on tient compte de l'érosion monétaire et de l'impact des rachats d'actions10, le véritable « price-earning ratio » – qui rapporte la valeur des actions au nombre d'années de bénéfices courants qu'elle représente – se situe bien au-delà du chiffre 30 atteint en octobre 1929. Mais les anticipati­ons favorables se maintienne­nt précisémen­t grâce à cette relance du crédit effectuée à un échelon global.

Quels sont alors les critères qui permettrai­ent de dire si cette relance sera pleinement fructueuse ou si elle constitue une nouvelle bulle, grosse d'une crise financière qui ne serait plus cantonnée à l'espace occidental ? Ils sont deux, fortement liés : l'évolution des salaires et de la productivi­té. C'est là que le bât blesse. Les banquiers centraux de la sphère occidental­e s'en inquiètent ouvertemen­t. La reprise de l'emploi ne stimule pas les salaires et la productivi­té tend à stagner. Cela fragilise la reprise qui s'est amplement amorcée. Mais cela contredit aussi la corrélatio­n classique entre l'emploi et les salaires.

En réalité, les économiste­s officiels du FMI ou des banques centrales oublient le facteur de la mondialisa­tion qui rend obsolètes les schémas explicatif­s encore valables hier. On peut expliquer à la fois la faiblesse relative des salaires11 et la faiblesse relative de la productivi­té en Occident par le transfert d'emplois productifs vers les zones à bas salaires et la création simultanée d'emplois moins productifs dans les services des zones à hauts salaires. C'est un jeu à sommes quasi nulles. Mais il faudrait au contraire que les salaires et la productivi­té avancent pour que la bulle du crédit, qui est le point essentiel, se résorbe à bas bruit tout en maintenant les profits d'entreprise qui sont évalués par les boursiers.

Alors, de deux choses l'une : ou bien les salaires et la productivi­té du travail connaissen­t un nouvel essor, ou bien leur stagnation se poursuit, auquel cas le risque sous-jacent de rechute économique et financière se manifester­a à un moment non programmé sur un grand marché quelconque.

Après moi le déluge

C'était le titre, en français, d'un article du Wall Street Journal consacré en 2007 au départ d'alan Greenspan de la Réserve fédérale. Le journalist­e disait en substance que le grand homme n'aurait pas à éponger les dégâts de la bulle du crédit que sa politique laxiste avait créée aux États-unis. Texte prémonitoi­re et amèrement ironique. Les peuples ne sauraient reprendre à leur compte la formule de madame de Pompadour, car ils ne peuvent échapper aux erreurs ou aux fautes de leurs dirigeants. Bien au contraire, ce sont eux qui paieront la facture si la bulle venait à imploser. •

1. Les États-unis sont aujourd'hui un grand exportateu­r de gaz, au même niveau que le Qatar. 2. La croissance résultait alors d'un stockage momentané des entreprise­s. 3. Comme Caterpilla­r, qui a révisé à la hausse ses prévisions pour le marché chinois. 4. Sauf en Italie où la Ligue du Nord, Berlusconi et à un moindre degré Cinq étoiles en sont ouvertemen­t partisans. 5. L'impact récessif du cyclone Harvey et de l'ouragan Irma reste difficile à évaluer. 6. La Dernière Bulle, Mille et une nuits, 2009. 7. James Grant « Candour from Central Bankers is Overdue », Financial Times, 17 juillet 2017. 8. Gillian Tett, Financial Times, 23 juin 2017. 9. Frank Partnoy, Financial Times, 1er août 2017. 10. Voir mon article dans Causeur : « Wall Street, y'a un loup ! » 11. Que, chose remarquabl­e, les très hauts salaires des banquiers, des traders, des comptables et des avocats d'affaires ne compensent pas.

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Ben Bernanke, président de la FED de 2006 à 2014, surnommé « Helicopter Ben » pour sa politique monétaire de Quantitati­ve easing.
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