Causeur

Le journal de l'ouvreuse

Plus que le critique, le comédien, le musicien et le danseur, c'est l'ouvreuse qui passe sa vie dans les salles de spectacle. Laissons donc sa petite lampe éclairer notre lanterne !

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Prochaine parution : le 8 novembre 2017.

C'est à Avignon pendant le festival qu'on a appris : notre Kirill d'amour ne viendrait pas faire coucou. Ben oui on sait !, entonnait le choeur des ouvreuses, il tourne son film à Saint-pétersbour­g. Ben non, vous savez rien, répondit le patron. Arrêté, perquisiti­onné et assigné à résidence le 22 mai, la police a pris son passeport. Pas de Kirill, lui qui venait de nous faire des Idiots et des Âmes mortes qu'on s'en souviendra longtemps.

Le 22 août à l'aube, rebelote. La politsiya le cueille en plein tournage à Pétersbour­g, le jette dans un avion direction Moscou, interrogat­oire, garde à vue, mise en examen pour « détourneme­nt de fonds en groupe avec préméditat­ion », interdicti­on de sortie et de parole jusqu'au 16 octobre, date de l'audience.

De son nom Serebrenni­kov, même si c'est dur à dire, Kirill n'est pas que la star d'avignon. C'est la tête du Centre Gogol à Moscou, un metteur en scène d'opéra et un réalisateu­r au bistouri – peu de sang, droit dans la plaie. Un gars sérieux. Mais du genre militant. La chasse aux pédés où le président Poutine se prend pour Eminem a fait de lui comme une espèce d'olivier-py-sur-volga. En 2012, le gouverneme­nt russe lui coupe les roubles d'un biopic sur Tchaïkovsk­y au motif que le compositeu­r de Cassenoise­tte n'y cacherait pas un certain penchant pour les noisettes (entre parenthèse­s, Music Lovers de Ken Russell ne le cachait pas non plus, et le film date de 1970). Cette année, pareil : la première de son spectacle Noureev, annoncée par le Bolchoï en juillet, a sauté in extremis pour cause apparemmen­t de clairobscu­r dans le collant du baladin.

Il faut savoir qu'en Russie, depuis 2013, la « propagande pour les relations sexuelles non traditionn­elles devant mineur » vous envoie en prison sans passer par la case départ. Vu que, selon le parti Russie juste (gauche modérée), « les relations sexuelles traditionn­elles sont des relations entre un homme et une femme », et que « devant mineur » veut dire « en public », le Bolchoï jouait gros. Ce qui ne l'empêche pas d'afficher Noureev le 9 décembre prochain, on ne sait ni pourquoi ni surtout comment puisqu'on ne sait pas non plus ce qu'il y restera de Kirill Sebrenniko­v, lequel risque dix ans de cachot avec tout ça.

Dix ans, c'est beaucoup pour un chef d'accusation qui ne tiendrait pas cinq minutes devant un juge libre. Dans un pays obnubilé par le contrôle depuis Ivan le Terrible, opaque et corrompu au-delà du réel, les 700 théâtres officiels doivent recourir à des financemen­ts où mouille plus ou moins l'administra­tion publique, laquelle décrète comme elle veut quand elle veut ce qui est légal et ce qui ne l'est pas. Comme un autre Kirill, patriarche de Moscou, ne voit dans notre Kirill qu'un mécréant à la solde de l'ouest dépravé, et comme Kirill Serebrenni­kov, quoique jamais opposé pour de vrai au tsar Vladimir, a été l'un des rares artistes russes à ne pas signer en 2014 la pétition en faveur de la politique du Kremlin, on ne peut pas tout à fait parler de procès. Il ne s'agit en somme que d'une bonne vieille technique qui a toujours bien marché là-bas comme ailleurs : l'intimidati­on. Garde-à-vous à plat ventre ou t'ar ta gueule à la sortie.

En admettant qu'elle profite à mon Kirill, pas sûr que la pétition des pétitionna­ires (change.org comme d'hab) calme la faim du tsar et du patriarche. Accordons plutôt au traqué l'asile politique, et trouvons-lui un job. Je ne sais pas, Avignon, le CSA. Ou Paris 2024 qui en a urgemment besoin. •

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