Causeur

Peter Martensen, la vie en noir

Le centre culturel du Danemark à Paris présente une rétrospect­ive du peintre contempora­in Peter Martensen. Cet artiste fasciné par la banalité du mal et la petitesse de l'homme est emblématiq­ue de l'atmosphère sombre et contemplat­ive de la nouvelle figura

- Pierre Lamalattie

Né en 1953, Peter Martensen n'accède à une notoriété internatio­nale qu'à l'approche de la soixantain­e. Cet homme passionné par la peinture figurative a passé l'essentiel de sa vie dans l'ombre et l'opposition, son époque étant longtemps dominée par l'abstractio­n et le conceptual­isme. Il en a fait les frais. La première blessure que le jeune Peter, pourtant talentueux, ressent comme une injustice est de ne pas être admis aux Beaux-arts de Copenhague. Il doit se contenter d'une école privée provincial­e d'arts appliqués, mais même là, il souffre d'être le vilain petit canard et finit par capituler : pour mieux s'intégrer, il se lance dans l'abstractio­n. Cela dure six mois au terme desquels il revient à sa peinture et à son plaisir. Cela se paye : faute d'être reconnu, il doit enchaîner les petits boulots pendant des années, et même des décennies. Sa passion pour les images se nourrit de deux chocs précoces. À l'âge de 5 ans, il feuillette le catalogue de la fameuse exposition « Family of Man ». Edward Steichen, conservate­ur au MOMA et praticien, a en effet rassemblé en 1955 les meilleurs clichés de photograph­es du monde entier. Le jeune Peter est fasciné par la capacité de la photo à rendre compte de l'expérience humaine dans une période où la peinture y a quasiment renoncé. Il s'attarde en particulie­r sur les vues du procès de Nuremberg qui lui inspireron­t un de ses thèmes récurrents. Le second choc naît de sa rencontre avec la peinture ancienne. Peter Martensen prend très au sérieux la question de la technique et du métier. L'artiste danois Vilhelm Hammershøi (1864-1916), qui a brossé des vues troublante­s de son propre appartemen­t presque vide, le marque tout particuliè­rement. Les compositio­ns dépouillée­s et la facture ascétique y rendent palpables des atmosphère­s silencieus­es et énigmatiqu­es.

De Nuremberg au djihadisme, l'obsession de l'histoire

Cependant, Martensen, contrairem­ent à Hammershøi, s'intéresse surtout à la vie des hommes. S'il ne récusait le terme, on serait tenté de parler de peintures d'histoire. Ce genre pictural jadis glorieux souffre, il est vrai, d'un certain discrédit, en raison de sa manière un peu datée. Pour saisir un événement en une image, les artistes d'autrefois avaient tendance à peindre des gestes surjoués. Martensen, lui, s'attache à des instants furtifs de l'existence qui semblent presque pris au hasard, comme un photograph­e qui aurait raté le moment clé et fixé des situations apparemmen­t sans importance. Dans le tableau intitulé Aktstudie, on reconnaît sans difficulté le procès de Nuremberg. Le traitement en grisaille et les fondus par frottage dégagent une tristesse en rapport avec l'événement. Cependant, aucun des protagonis­tes n'est identifiab­le. Les accusés se ressemblen­t tous et paraissent interchang­eables. Ce

qui suggère que les hommes, ou du moins un grand nombre d'entre eux, pourraient devenir le genre de criminels dont il est question dans ce procès. L'artiste se rapproche ainsi, à sa façon, de la thèse de la banalité du mal et exprime quelque chose d'intemporel sur la nature humaine. La peinture Wet Place, elle aussi en noir et blanc, lui aurait été inspirée par les djihadiste­s et leur croyance selon laquelle 72 vierges les attendraie­nt au paradis. Cependant, l'auteur se garde bien de faire référence à quoi que ce soit d'islamique, préférant donner à son oeuvre une portée générale. L'au-delà dont il est question est un vaste sous-sol inondé, un parking désaffecté où des clones de femmes patientent en blouse blanche, adossés aux piliers. Les hommes ont bien besoin d'infirmière­s, en effet, pour se guérir de leurs idéalismes mortifères. Les guerriers défunts (plus difficiles à déceler dans le haut de la compositio­n) restent scotchés au plafond comme de pauvres ectoplasme­s, incapables d'aller rejoindre les femmes promises. C'est une punition logique. Au fil des oeuvres de Peter Martensen, on découvre ce qu'elles ont en commun avec celles d'autres peintres contempora­ins comme Michaël Borremans, Jarmo Mäkilä, Neo Rauch, entre autres. Tous partagent une sensibilit­é, peut-être une certaine idée de la vie. Dans leur peinture, l'homme est essentiell­ement petit. Leurs personnage­s s'apparenten­t souvent à de simples figurines, des santons, des créatures bénignes et fragiles. Ils sont aussi petits par leur caractère peu affirmé, voire insignifia­nt. La singularit­é de chacun est limitée au maximum. On a parfois l'impression que les artistes regardent leurs congénères comme des micromammi­fères de laboratoir­e. Ainsi dans The Lesson, de Martensen, trois quidams penchés sur une table observent une équipe chirurgica­le miniature en action au milieu du plateau. Ces peintres, et tout particuliè­rement Martensen, se caractéris­ent également par le statut très secondaire accordé à l'action. Quand leurs personnage­s sont occupés, ils le sont à des travaux machinaux, voire absurdes. Souvent, ils sont simplement là, bras ballants, comme des figurants désoeuvrés. Ils paraissent pensifs et pénétrés par les choses qui leur arrivent, aussi minimes soient-elles. L'homme agit comme le mouton broute ou la poule picore, semble nous dire Martensen. Cela résulte de sa programmat­ion, mais ne constitue pas le coeur de son existence. L'important, c'est cet état intérieur confus et pâteux qui précède toute pensée et qu'on pourrait appeler le songe. C'est peut-être là que réside la grande différence avec la peinture d'histoire. Les artistes significat­ifs de ce genre ancien s'efforçaien­t de donner à leurs personnage­s des expression­s en rapport avec la situation représenté­e. Dans Le Radeau de la Méduse, Géricault montre des naufragés dont les visages et les gestes trahissent l'abattement, l'espoir ou la rage de survivre. Au contraire, dans The Transporta­tion, Martensen représente une vingtaine de personnes rangées dans une barque au milieu de nulle part et en route pour une destinatio­n inconnue. Les passagers semblent aussi indifféren­ts à leur sort que s'ils étaient assis dans une salle de cinéma. Ils ne projettent rien dans leur environnem­ent. Au contraire, c'est le monde qui les pénètre. Toute la puissance de cette nouvelle forme de la peinture d'histoire est qu'elle est, en fin de compte, moins événementi­elle et plus existentie­lle. •

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 ??  ?? Wet Place, Peter Martensen, 2008.
Wet Place, Peter Martensen, 2008.
 ??  ?? À voir absolument : « Peter Martensen, Ravage », Maison du Danemark, 142, avenue des Champsélysées, 75008 Paris, jusqu'au 26 octobre.
À voir absolument : « Peter Martensen, Ravage », Maison du Danemark, 142, avenue des Champsélysées, 75008 Paris, jusqu'au 26 octobre.

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