Causeur

Irving Penn Mille nuances de gris

Pour le centenaire de sa naissance, le Grand Palais célèbre le photograph­e américain Irving Penn (1917-2009). Cette exposition est un enchanteme­nt : l'oeuvre du magicien du gris y est sublimée par la sorcelleri­e muséale

- Patrick Mandon

Tirer leur portrait

Ni vraiment renfrogné ni vraiment satisfait, résigné peut-être, terribleme­nt présent : ainsi apparaît Alfred Hitchcock dans l'oeil d'irving Penn. Le metteur en scène, entre deux âges, se tient assis, de profil, mais le visage blafard tourné vers l'objectif, comme maintenu par la lumière qui colonise son front dégarni et souligne la masse de ses mains potelées. Un halo épouse la ligne de son dos, qui se détache nettement du fond, et produit un contraste savant avec son corps replet noyé dans l'étoffe d'un complet noir. Ici, Hitchcock ne dirige rien, il est le sujet impeccable d'une scène, qui surprend son humanité. Rien ne fait obstacle au sujet, rien ne s'interpose entre lui et l'objet du photograph­e. Voici Picasso : nous sommes en 1957, à Cannes, à l'intérieur de La Californie, propriété du peintre (ancienneme­nt villa Fénelon). Picasso se présente devant le photograph­e coiffé d'un chapeau, le cou et les épaules enfouis sous une sorte de cape. Il se met

en scène, s'impose ainsi vêtu, réduisant en apparence la part qui revient à Irving Penn. Or, de l'apparence, celui-ci fera naître la réalité : Picasso a-t-il voulu se dissimuler ? Qu'à cela ne tienne, Penn, grâce à un remarquabl­e travail postérieur à la prise de vue, qui restitue toutes les variations du gris, met en évidence la personnali­té de Picasso par la révélation photograph­ique : Picasso se croyait à l'abri, Irving Penn a sorti de la pénombre environnan­te ce qui le distingue et le fonde : son oeil. Voici encore Marlène Dietrich (1948), tout de noir vêtue, de trois quarts dos : elle semble être la proie d'impression­s mêlées. A-t-elle eu raison de venir, de s'exposer de cette manière ? Que lui veut cet homme, derrière elle ? Marlène, alors, n'est plus une star hollywoodi­enne, magnifiée, redoutable, mais plutôt une belle femme seule, cernée par l'ombre et la lumière, attentive, peut-être inquiète de l'effet qu'elle produira dans cette posture imposée. Quant à Truman Capote, juvénile, mis au coin de la classe par un instituteu­r sévère, il observe tout cela d'un air d'ironie butée qui le signale parfaiteme­nt. Et Salvador Dalí, savait-il qu'il se retrouvera­it au fond d'un décor, acculé, littéralem­ent « coincé » ? A-t-il eu raison de venir dans cet antre, de se conformer aux indication­s de cet homme, qui parviendra pourtant à le « réfléchir » ? C'est ainsi qu'en leur imposant un environnem­ent minimalist­e, inconforta­ble, en les dépouillan­t des hochets de la gloire, Irving Penn contraint Marlène, Dalí, Capote et tous les autres à trouver en eux des ressources de vérité qu'ils ignoraient posséder.

La filière russe

Irving Penn est né à Plainfield, dans le New Jersey, le 16 juin 1917 de parents immigrés de Russie. Le cinéaste Arthur Penn est son frère cadet. Attiré par la peinture, il est formé aux arts graphiques par Alexey Brodovitch, qui fut de la grande aventure des Ballets russes en tant que décorateur. Brodovitch met son solide bagage culturel, enrichi par son séjour à Paris de 1920 à 1930, au service de la publicité. Ce dernier trait n'est pas anodin : les techniques naissantes de la communicat­ion publicitai­re, qui, à cette époque, servaient les intérêts de la beauté audacieuse et de l'avant-garde (dans les affiches, par exemple, dans les ouvertures de magazine), n'ont nullement effarouché les artistes ni ne les ont découragés. Au reste, Brodovitch, installé à New York, assurera la direction artistique du fameux magazine de mode Harper's Bazaar. Irving Penn est repéré par Alexander Liberman, d'origine russe comme lui, directeur artistique du magazine Vogue, qui l'engage en 1943. En 1947, Liberman lui confie le soin de photograph­ier les personnali­tés les plus prestigieu­ses. La « manière » de Penn, très dépouillée, constitue une rupture avec le portrait d'apparat, partout en vigueur, et principale­ment dans la presse de mode. Le succès de l'entreprise est immédiat ; il consacre son auteur, qui se risque dans l'univers de la haute couture. Sa sobriété aimable, son souci de rigueur corrigé par l'audace graphique et le sens du bizarre, son goût des choses et des matières, tout cela est coordonné, maîtrisé par son esprit « classique ». Sa rigueur sans arrogance, son élégance sans austérité, sa science du gris et de la lumière par quoi existent les masses et les volumes, fondent vraiment un style : « Je reste frappé par la diversité et l'incroyable effort de cet homme à embrasser l'univers de la création. Son champ d'expérience m'apparaît comme le faisceau mobile d'un oeil unique, implacable et omniprésen­t, qui nous dérange et nous touche dans sa recherche passionnée du sens de la vie, ébranlant nos idées préconçues de l'existence. » (Alexander Liberman, extrait de la préface à l'ouvrage d'irving Penn, En passant, Nathan, 1991). Son « faisceau mobile » et sa « recherche passionnée du sens de la vie » le conduiront à tenter de vraies expérience­s. Par lassitude peut-être, par défi sans doute, et pour fuir la mondanité complaisan­te, il réalise, dès 1950, d'étonnantes compositio­ns : des représenta­tions presque abstraites de corps féminins fort éloignés des canons esthétique­s qui gouvernent la mode. Au Pérou, en 1948, il convoque et fait poser les habitants de Cuzco dans leur touchante précarité. Il agit de même avec les artisans de Paris, puis de Londres, dans l'esprit des petits métiers immortalis­és par Eugène Atget. Il découvre l'afrique : au Dahomey (futur Bénin), il inaugure l'usage d'une vaste tente « sous laquelle il accueille les sujets venus poser pour lui ». Plus tard, après 1970, il « considérer­a » les mégots de cigarette, qu'il récoltera dans les rues de New York… Il cherche encore et toujours, se place, parfois, près du point de rupture de la photograph­ie. L'exposition présentée au Grand Palais a d'abord été accueillie par le Metropolit­an de New York. La « french touch », particuliè­rement efficace pour tout ce qui touche à la muséograph­ie, lui apporte un éclat supplément­aire, fait souligné par ceux qui ont eu le privilège de visiter les deux sites. Et, en effet, c'est un enchanteme­nt de bout en bout. Les tirages sortis des mains d'irving Penn, l'extraordin­aire progressio­n des gris que l'on peut constater dans les visages et dans les corps, leurs effets de cerne et de gravure suscitant les traits, environnan­t les courbes, révélant avec lenteur et précision la singularit­é des êtres qu'ils paraissent extraire d'un bloc de nuit, toute cette manifestat­ion éclatante d'une maîtrise complète de la chaîne graphique et chimique possède quelque chose de fascinant. •

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Cuzco Children, Irving Penn, 1948.
 ??  ?? Exposition « Irving Penn », Grand Palais, Galeries nationales, jusqu'au 29 janvier 2018.
Exposition « Irving Penn », Grand Palais, Galeries nationales, jusqu'au 29 janvier 2018.

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