Le mystère Jean Moulin
Avec sa pièce Jean Moulin, Évangile Jean-marie Besset fait le pari d'évoquer le grand résistant en se référant au modèle de la Passion du Christ. Le résultat est plutôt réussi, mais on se demande s'il était vraiment indispensable d'insister sur l'homosexu
Le pari était audacieux et il a, somme toute, été gagné : faire dialoguer sur scène Jean Moulin et le général de Gaulle, donner chair au héros de la Résistance. Jean-marie Besset, l'auteur de la pièce Jean Moulin, Évangile, jouée actuellement au Théâtre 14, et dans laquelle il tient d'ailleurs un petit rôle, aime le défi. Au tout début de sa carrière, il a imaginé une rencontre entre de Gaulle et Pétain, qui lui a valu un procès intenté par la famille du général, tout en propulsant sa carrière théâtrale. C'était en 1989. L'année de la parution de la biographie de Moulin par son ancien secrétaire, Daniel Cordier. « J'écoutais Cordier sur France Culture, quand il racontait aller pendant des années à la gare de l'est attendre Jean Moulin, alors qu'il le savait mort. Cela m'a incroyablement ému », confie Jean-marie Besset quand on l'interroge sur l'origine de son projet. Il lui a fallu néanmoins plus de vingt ans de lectures, de rencontres, d'entretiens, avant que la pièce voie le jour. Et encore. La première mouture, écrite sur une commande de France Culture, durait plus de quatre heures. La version présentée actuellement au public est dégraissée de moitié et se compose de quatre actes qui suivent l'ordre chronologique : Invasion (1940) ; Résistance (1941) ; Organisation (1942) ; Passion (1943). Besset affirme s'être inspiré de La Mort de Danton pour résumer l'histoire de la Résistance, de la même façon que Büchner a réussi à synthétiser celle de la Révolution. Toutefois, les références théologales rapprochent aussi sa pièce des mystères médiévaux dont la Passion du Christ était le sujet de prédilection.
En effet, la démarche de Jean-marie Besset, qui vise à rattacher le martyre de Jean Moulin au mythe christique, paraît ici évidente au point de risquer d'en contrarier certains. Le ton est donné avec l'évangile du titre, que le dramaturge résume sobrement comme « une bonne nouvelle ». Et il est maintenu jusqu'à la toute dernière scène. Lorsque le corps supplicié de Jean Moulin (Arnaud Denis) apparaît dans les bras de deux femmes qui l'ont aimé, ceux de sa soeur Laure (Chloé Lambert) et ceux de son amie, Antoinette Sachs (excellente Sophie Tellier), on se retrouve face au tableau vivant de la Pietà et on se demande si ce n'est pas trop. La dimension spirituelle donnée à la tragédie de Moulin peut agacer dans la mesure où, comme le dit justement le général de Gaulle, Max « n'a eu foi qu'en la France ». Ce même de Gaulle s'est d'ailleurs laissé aller un peu plus tard, dans ses Mémoires de guerre, à parler de Moulin comme d'un « homme de foi et de calcul, ne doutant de rien et se défiant de tout, apôtre en même temps que ministre ». Cependant, on accordera volontiers à Jean-marie Besset la liberté d'exalter le côté « inspiré » du personnage, d'autant qu'il en a également révélé des aspects moins flamboyants. Moulin, rappelle judicieusement Besset, n'a rien à voir avec nos Insoumis : « C'était un préfet de la République, un homme d'ordre, dont le travail consistait à faire respecter la loi et qui, à un moment, a su désobéir. »
Ce qui provoque, en revanche, un léger malaise, c'est que Jean-marie Besset insiste quelque peu lourdement sur l'homosexualité de Moulin, dont on n'a par ailleurs aucune preuve écrite, ainsi que de nombre de ses collaborateurs proches. « Pour être résistant, il fallait être inadapté », s'en explique-t-il en citant un ancien membre du réseau Libération interviewé par Marcel Ophuls dans Le Chagrin et la Pitié. Ce n'est peut-être pas faux en soi. La thèse se défend sur le plan psychologique, étant donné que sans famille et sans enfants à charge, Moulin disposait d'une marge d'action plus large que ses compagnons encombrés d'épouses intraitables et de mioches en bas âge. La scène de la première rencontre de Moulin avec de Gaulle (Stéphane Dausse) revient explicitement sur cet aspect pragmatique de la clandestinité et montre le chef des Français libres fort soulagé d'apprendre qu'aucune madame Moulin n'entravera ses projets. Reste qu'un adolescent un peu pressé, et ils le sont tous, parviendrait vite à la conclusion que l'homosexualité nous a sauvés du nazisme. Dommage, pour une pièce dont la qualité littéraire est remarquable et basée sur un travail documentaire riche et rigoureux ; pas si facile dans la mesure où Laure Moulin a détruit une grande partie des archives personnelles de son frère.
Les spectateurs bien intentionnés garderont en mémoire, outre le jeu des acteurs et la scénographie très réussie d'alain Lagarde, la saisie de la complexité d'une époque dont on préfère garder une vision manichéenne, mais qui ne cesse de projeter son ombre portée sur notre époque sans relief, comme l'observe Besset : « Daniel Cordier a été reçu par Macron entre les deux tours, puis il est apparu à la cérémonie de la passation des pouvoirs. On dirait qu'il reconnaît en Macron l'héritier de Moulin. Il est vrai que Macron a à peine 40 ans et qu'il a su dépasser les clivages entre la droite et la gauche. Mais en dehors de cela, rien à voir. Les gens de la Résistance étaient d'une abnégation incomparable. » Voilà de quoi animer la discussion entre amis à la sortie du spectacle. •