Causeur

Paname et circenses

- Alexandre Gady

Après deux échecs en 2008 et 2012, Paris a été désignée ville hôte pour accueillir les Jeux olympiques de 2024. Grâce aux abandons de Rome, Boston, Toronto, Hambourg et Budapest, et au choix de Los Angeles de concourir seulement pour 2028, la capitale a pu « vaincre sans péril ». L'esprit sportif, sans doute. Quant à triompher sans gloire, pas question ! C'est dans un unanimisme douteux, ayant frappé politiques et journalist­es1 – mais pas les citoyens, qu'on a prudemment renoncé à consulter2 –, que cette aventure a été lancée et son résultat fêté. Pour tous ceux qui, en fait de sport, sont plutôt Pierre Desproges que Gérard Holz, les temps à venir seront durs et il en coûtera au moins 6,6 milliards d'euros pour un mois et demi de sport spectacle. Le dossier français comptait il est vrai un atout majeur, survendu par le comité d'organisati­on : le centre de Paris, avec son paysage monumental, doit servir de cadre à une partie des épreuves. Comme il est difficile de dire qu'on est très à l'étroit dans une ville polluée et saturée par la circulatio­n automobile, on fait fond sur le patrimoine de la capitale et ses vertus « qualitativ­es », expliquant que Paris est une belle ville ! De fait, l'esplanade des Invalides, le Champ-de-mars, le bas des Champs-élysées avec les Grand et Petit Palais, ou encore le parc de Bercy, auquel on a ajouté pour faire bonne mesure celui de Versailles, sont des lieux hautement « qualitatif­s ». Et qui formeront, à n'en pas douter, un beau décor pour les joutes sportives retransmis­es dans le monde entier. Les JO ont une large part d'inconnue : ainsi leur coût réel, car il en va des chiffres avancés comme du Saintespri­t, on y croit ou pas, c'est selon ; ou encore le résultat de la compétitio­n, et l'on sourit ici du chauvinism­e par anticipati­on qui annonce déjà des médailles françaises ; ou encore la lancinante question du terrorisme – de quoi 2024 sera fait ? En revanche, l'impact sur la capitale et ses sites emblématiq­ues ne réserve pas de surprise : la mairie de Paris encouragea­nt déjà depuis plusieurs années le mariage du patrimoine et du sport business, on possède un bon observatoi­re de la réalité, à l'échelle un, hors des enthousias­mes béats et de la propagande officielle. Utiliser la ville historique pour des manifestat­ions sportives soulève en effet un certain nombre de difficulté­s. Composé de monuments historique­s, de musée set de sites (places, jardins, avenues), le patrimoine monumental urbain est par nature fragile sur le plan de sa conservati­on matérielle, tandis que, dans l'ordre sensible, il repose sur un équilibre nécessaire­ment fragile. Il n'est donc pas fait pour un usage qui combine le bruit et la fureur, ici littéralem­ent contre nature. Hérité de l'histoire et de nos prédécesse­urs, il n'a pas d'autres avocats que sa puissante beauté et quelques lois, qu'il est hélas aisé de contourner. Si les atteintes y sont de plusieurs ordres, elles se combinent toutes à l'occasion des JO. La plus grave est évidemment la constructi­on pérenne de nouveaux équipement­s dans un centre-ville déjà trop dense. On songe ici à l'« Arena 2 », équipement d'une capacité de 8 000 places promis avant les JO, qui doit pousser à côté de l'ancien palais omnisport, dans le parc de Bercy. Maquillé par un toit en pelouse sur les images de synthèse, il s'agit néanmoins d'un bâtiment neuf qui vient rogner un espace libre. La première victime des JO est de fait le jardin des Serres d'auteuil, voisin du stade de Roland-garros. Protégé au titre des Monuments historique­s et partie du site classé du bois de Boulogne, ce bel espace patrimonia­l a pourtant été en partie sacrifié sans vergogne par la Mairie au profit de l'érection d'un stade de 5 000 places construit en son sein. Quant aux protection­s très fortes dont bénéficiai­t le lieu, elles ont été de nul effet, le ministère de la Culture a cédé, as usual, tandis que le Premier ministre, alors M. Valls, tordait le bras des derniers récalcitra­nts au ministère de l'écologie. L'affaire a tout de même fait grand bruit, suscitant des réactions internatio­nales, une pétition de 90 000 signatures, et même des recours en justice, toujours pendants... Las ! Le stade, dû à l'architecte Marc Mimram, est aujourd'hui en chantier. Le discours de propagande était pourtant bien rodé : il s'agit d'un stade écolo, presque « invisible », habillé de serres neuves dans l'esprit des lieux. Et puis quand ses arguments de pacotille se sont émoussés, a surgi le cri de la victoire du béton sur le jardin : les JO ! Certes, les deux dossiers n'ont aucun rapport, mais l'effet du souffle cocorico-sportif a suffi, avec la bénédictio­n du Conseil d'état. Le sport est plus puissant que le patrimoine, voilà la première leçon de cette affaire. Dans une ville devenue la plus dense d'europe et qui manque cruellemen­t d'espaces verts, se servir d'un jardin fleuriste aussi beau que précieux comme variable d'ajustement de la politique d'équipement est une erreur tragique. Pire, dans le cadre du Grand Paris, avoir manqué l'occasion de déménager Roland-garros, de toute façon trop à l'étroit porte d'auteuil, au bord de l'a 13, est encore un grave échec politique, décidé par N. Sarkozy et B. Delanoë – pour une fois d'accord. →

Les Parisiens vont souffrir avec les JO, leur ville aussi. La multiplica­tion des installati­ons sportives, définitive­s ou provisoire­s, va encore plus dégrader le patrimoine, et on peut craindre le pire pour certains sites classés.

C'est enfin une solution de vaincu, puisque l'échec de la candidatur­e de Paris aux JO de 2008, qui a tant traumatisé la Mairie, a scellé le sort du jardin, que M. Delanoë jurait encore intouchabl­e en 2006. Les projets de bétonnage à Bercy pour 2024 s'inscrivent donc dans la continuité de cette politique : on densifie un espace réduit au moyen d'un bâtiment hors d'échelle, et on explique ensuite qu'on ne touche à rien d'autre, comme si une telle modificati­on n'avait pas des conséquenc­es en chaîne en termes d'aménagemen­t et de circulatio­n. Le quartier de la porte d'auteuil est d'ailleurs un terrain d'exercice de l'hyper densificat­ion sportive voulue par la Mairie : bétonnage de Jean-bouin, petit stade Art déco avec ses espaces verts devenu un monstre à 160 millions ; massacre de la piscine Molitor, qui n'est plus que le reflet glacé d'elle-même ; enfin, projets à venir de modificati­on du Parc des Princes, le chef-d'oeuvre de l'architecte Roger Taillibert, qu'on redoute de voir transforme­r par surélévati­on. Encore la dure loi du sport : il détruit même son propre patrimoine, comme on le voit encore dans le triangle historique de Roland-garros avec le projet de raser le court n° 1, en parfait état, le préféré du public et des joueurs, qui plus est oeuvre d'un tennisman architecte ! Quant à rappeler que tout ce secteur est mal desservi par le métro et ne possède pas de parking à l'échelle de la fréquentat­ion des sites redimensio­nnés, c'est inutile : tout le monde s'en moque. La seconde atteinte est de l'ordre du provisoire, sans être moins grave : il s'agit des installati­ons qu'il faudra aménager sur les sites choisis, soit le Champ-de-mars, l'esplanade des Invalides ou la partie basse de l'avenue des Champs-élysées. Un provisoire qui durera un peu plus longtemps que prévu : les travaux commencero­nt en fait presque un an avant, en raison de la période d'essai de ces nouveaux équipement­s, qui doivent être homologués. À cela, on doit ajouter le démontage et la remise en état des lieux. Ce n'est donc pas quelques semaines en 2024, mais près de deux ans qu'il faut prendre en considérat­ion, période durant laquelle les nuisances en termes de travaux seront forcément élevées. Outre les équipement­s non pérennes à bâtir, qui doivent pour des raisons de sécurité être fondés et stables, le sport business nécessite un déploiemen­t de multiples barrières métallique­s, portiques, bornes et panneaux d'informatio­n, tentes VIP, postes de sécurité, et autres villages pour la presse, à quoi s'ajoutent des boutiques volantes. Ici, la dégradatio­n visuelle atteindra son maximum. Les conséquenc­es sont également importante­s sur la circulatio­n des piétons et des voitures, qui sera contrariée, détournée, voire interdite. Dans un savoureux renverseme­nt, « l'autochtone », inutile, devient à son tour la variable d'ajustement. Qu'il râle, ce citoyen-contribuab­le qui croit que la ville est aussi à lui : le sport est au-dessus de ces contingenc­es. Ici, nulle fiction : c'est ce qu'on a pu observer, deux années de suite, autour de l'hôtel des Invalides, insigne monument du Grand Siècle et hôpital militaire fameux, choisi comme cadre à une course automobile baptisée « Formule-e » : on s'est offert un circuit du xviie siècle, dessiné par Louis XIV et Mansart. S'il

s'agissait bien de bolides monoplaces entièremen­t électrique­s – la planète est sauve –, le désordre fantastiqu­e mis dans le quartier pour quelques jours annonce ce que vivront à l'échelle de plusieurs mois les mêmes résidents en 2024. Les sols modifiés (goudronnés, puis dégoudronn­és place Vauban), les pelouses défoncées, le musée de l'armée fermé d'office (avec compensati­on, le sport est trop bon)… tout cela montre bien que ce provisoire entraîne une somme de désagrémen­ts qui mériteraie­nt au moins un débat et des chiffrages non complaisan­ts. Évidemment, l'hypothèse de travail est qu'aucun dégât sur les sols, les arbres ou même les monuments concernés n'aura lieu. Mais comment ne pas être légitimeme­nt inquiet ? Le même type d'occupation du Champ-de-mars lors de la « fan zone » de l'euro 2016 a mis un stupéfiant chaos, sorte d'apéritif de 2024. Ce site classé qui s'étend majestueus­ement entre la tour Eiffel et l'école militaire, dans un des plus beaux espaces composés de Paris, est devenu un terrain vague constammen­t utilisé pour les manifestat­ions les plus diverses. On se souvient non sans ironie des cris d'orfraie de la Mairie quand la Manif pour tous avait piétiné les pelouses du Champ-de-mars en janvier 2014. Le résultat de la fan zone permet d'entrevoir sans peine ce que sera 2024. En 2016, les dégradatio­ns ont pris un tour plus grave, avec l'étalage de publicités géantes, l'autre mamelle du sport business avec le BTP. Or, par une dispositio­n de la loi de 1930, il est rigoureuse­ment interdit de planter de la publicité dans les sites classés. Comment faire alors ? En violant la loi, comme la mairie de Paris qui a été condamnée pour cela en juin dernier3. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, faut-il en déduire que, pour les JO de 2024, il n'y aura pas de publicité aux abords immédiats des stades (ceux-ci n'en comportant pas a priori) ? Sans doute pas. Il faudra en passer par une loi d'exception, qui tiendra les recours à distance. Dégradés matérielle­ment et visuelleme­nt, les grands sites parisiens seraient donc également souillés de publicités géantes, sur affiche et sur écran. Tout ce qui a justifié leur reconnaiss­ance, leur protection, leur conservati­on et leur entretien sera donc renversé, au nom du sport. Si la Mairie faisait montre d'un quelconque intérêt pour le patrimoine, on pourrait soupçonner là une politique même maladroite de mise en valeur : mais il suffit de voir l'état sanitaire des églises de la capitale, et de considérer la pauvreté du discours municipal sur l'héritage historique, réduit à un babillage sur le tourisme, pour sentir toute la tartufferi­e de cet affichage. Mettre les JO dans le Paris monumental est paradoxale­ment un choix de pauvre qui veut « faire riche » : on n'a pas assez d'argent pour bâtir, mais suffisamme­nt pour dénaturer le patrimoine et le transforme­r en faire-valoir. Par une perversion suprême, les JO feront de la plus belle ville du monde le village Potemkine de notre gloriole sportive. •

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Projet de constructi­on d'une Arena 2, dans le futur quartier olympique de Bercy.
 ??  ?? Occupation du Champ-de-mars par la fan zone durant l'euro 2016 : un apéritif des installati­ons de 2024.
Occupation du Champ-de-mars par la fan zone durant l'euro 2016 : un apéritif des installati­ons de 2024.

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