Causeur

Godard, la méprise

Le Redoutable, le cruel biopic d'hazanavici­us a bien sûr indigné les gardiens du temple godardien. Qu'importent leurs rappels au règlement, le mythe est plus que fissuré et l'oeuvre du maître passableme­nt oubliée.

- Anne-sophie Nogaret

Àla fin des années 1980, je croisais sur les bancs de la Sorbonne de curieux jeunes gens. Ils hantaient les salles d'art et d'essai, la Cinémathèq­ue. Ils se coiffaient, s'habillaien­t, se disputaien­t comme on le faisait dans les films de ceux qu'ils rêvaient d'être et qui auraient pu être leurs parents (parents un peu âgés tout de même) : les réalisateu­rs de la Nouvelle Vague. Certains versaient dans la critique. D'autres scénarisai­ent. Ils voulaient faire des films. Leur panthéon cinématogr­aphique et personnel avait son Zeus (je n'ose écrire son Jupiter) : Jean-luc Godard.

Ah, Godard, quel génie, affirmaien­t-ils comme une évidence. Leur assurance me mettait mal à l'aise : avaisje donc loupé quelque chose ? Étais-je obtuse ? Car des films du génie, je n'avais finalement apprécié – et encore, moins par goût que par souci de convenance et d'accommodem­ent culturel à mes fréquentat­ions – que quelques clichetons grand public : le cul et la voix de Bardot posés sur la musique de Delerue, Chantal Goya fort mignonne dans Masculin Féminin, Léaud s'exclamant « oh yes, jolie poitrine ! », Jean Seberg vendant le New York Herald Tribune, Anna Karina clamant son ennui sur une plage. Des films de Godard, je ne pensais rien pour une raison très simple : hormis les lieux communs cités plus haut, je n'en gardais aucun souvenir… Ainsi, pariant sur le fait que le jeu n'en valait peut-être pas la chandelle, je classai le dossier Godard et perdis de vue les jeunes gens.

Presque trente ans plus tard, la vision du dernier film d'hazanavici­us fit ressurgir le cinéaste suisse du placard où je l'avais remisé. Et, d'une certaine façon, il m'a permis d'y voir plus clair : en voyant Le Redoutable, je me suis dit que mon inappétenc­e pour l'oeuvre du génie Godard tenait certaineme­nt à la personnali­té de l'homme. Car Hazanavici­us a fait des « paradoxes » de Godard, comme il dit pudiquemen­t, l'objet du Redoutable, et ce qu'on en voit n'est pas joli-joli : bourgeois jouant les rebelles, gratuiteme­nt insultant envers les faibles et soumis envers les plus violents, prétendant oeuvrer pour le bien d'un peuple que fondamenta­lement il méprise (et il semble bien que ce soit là l'essence même de son rapport aux autres), luttant contre un air du temps qu'il entend surtout initier, beau parleur idéologue adepte des coups bas personnels, haïssant la mode et tellement à la mode. À ce compte, ce ne sont plus des paradoxes mais les contradict­ions d'un dingue. Ou d'un pervers. J'en ai conclu que l'art de Godard était moins le cinéma que l'aphorisme péremptoir­e à visée d'intimidati­on, le « truc » stylistiqu­e répété, la citation tous azimuts, le caméo artisticol­ittéraire, bref, l'exhibition infantile d'un bagage culturel plutôt que sa réinventio­n artistique.

Je pensais avoir enfin définitive­ment réglé le cas du génie, caractérie­l, virtuose de la formule et de la poudre aux yeux snobinarde. Mon problème de mémoire s'expliquait : les films de Godard, c'était du vide parsemé de quelques clins d'oeil entendus. Or, du vide par définition, on ne retient rien. J'étais bien soulagée. Et

puis paf, l'accident bête : quelques lignes de Jacques Mandelbaum dans Le Monde ont suffi à me replonger dans les affres de l'incertitud­e. Lisons : « C'est une chose, enfin, de montrer les mauvais côtés d'un homme, c'en est une autre de minorer ce qui le grandit : le désir d'un monde plus juste, le courage du renoncemen­t, la recherche constante de la réinventio­n. » Et voilà. Tout était à refaire : j'avais confondu l'homme et l'artiste. Comme une idiote ignorant que l'art est par essence révolution­naire, que la dé(con)struction est préférable à la création, que le militantis­me est une garantie de valeur artistique, j'avais bourgeoise­ment usé de psychologi­sme, occultant (par conscience de classe sans aucun doute), la dimension éminemment politique de l'oeuvre godardienn­e. Et par là même sa dimension artistique, puisque, tout comme la révolution est permanente, l'art est toujours politique. Misère de moi.

En pleine méditation sur la question ainsi reposée, le jour où se déroulaien­t les premiers défilés contre la loi Travail (écho automnal des manifs de Mai 68 montrées dans Le Redoutable), je lus étalée au marqueur rouge sur une affiche de l'armée française la phrase suivante : « Militaires, payés pour tuer. » « CRS SS », rétorquai-je in petto. Il n'y avait donc pas que Mandelbaum et les sorbonnard­s de ma jeunesse qui se croyaient encore à l'époque bénie du baby-boom. Et si les thuriférai­res de Godard, comme l'auteur anonyme du slogan étalé sous mes yeux, avaient surtout un problème avec le temps qui passe ? Car le temps, marqueur de réalité, permet aussi de trier le bon grain artistique de l'ivraie.

Les jeunes génération­s allaient pouvoir me renseigner : considérer­aient-elles, à l'instar de J. Mandelbaum, Godard comme « un géant du cinéma » à la « carrière admirable » ? Je me suis souvenue d'un atelier d'écriture animé par une journalist­e des Cahiers et membre du jury de la Femis (hum hum). Les jeunes candidats à la prestigieu­se école de cinéma, s'ils avaient à peu près compris que le nom de Godard, synonyme de la sainte Nouvelle Vague, faisait bicher leur future correctric­e, avaient été bien en peine d'en citer un seul film. Il n'est pas certain qu'ils en aient vu. Une élève en prépa Arts déco, grandie au Quartier latin : « Pour ma part, j'ai vu deux de ses films, en streaming. Je pense que, pour mes copains de classe, Godard est un nom connu, une sorte de référence obligée, mais qu'ils le croient mort depuis un bail. » Chez mes élèves de province, le verdict fut sans appel : Godard est absolument inconnu au bataillon. Reste que c'est un film d'hazanavici­us que va voir le public. En reprenant les coquetteri­es du génie (regards caméra, adresses au spectateur, décadrages, images en négatif, etc.), il montre que c'est peut-être à cela que se résume son oeuvre. Une manière très classe de lui rendre hommage et, du même coup, d'en finir avec lui. Merci, Monsieur Hazanavici­us. •

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Jean-luc Godard, 1983.

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