Causeur

Léon Bloy, la grâce et la fureur

À l'occasion du centenaire de la mort de Léon Bloy, la collection « Bouquins » a réuni en un seul volume ses Essais et Pamphlets. On y trouvera mille preuves que cet imprécateu­r catholique, antimodern­e et révolution­naire est avant tout un très grand écriv

- Jérôme Leroy

Léon Bloy nous manque. Comme nous manquent Barbey d'aurevilly, Bernanos ou Pasolini. Imprécateu­rs désespérés, marathonie­ns de la colère, révoltés antimodern­es, tous se sont tus, apparemmen­t une fois pour toutes. Aucune voix, désormais, pour troubler le consensus et nous réveiller d'un totalitari­sme doux – et choisi – qui nous conduit à nous extasier sur les nouvelles technologi­es, les trains à grande vitesse, les algorithme­s du trading à haute fréquence, la vie virtuelle comme substitut de la vraie vie pendant que sur terre, l'horreur réelle est quotidienn­e. Celle, banale dans nos contrées développée­s, d'une existence aliénée, « séparée » aurait dit Guy Debord. Celle, aussi, de la violence planétaire qui frappe partout, toujours et encore, les plus pauvres.

Les pauvres… Le mot a quelque chose de démodé, n'est-ce pas ? De démodé et de brutal à la fois : dans les discours politiques, même de gauche, comme dans la néo-langue sociologiq­ue ou technocrat­ique, on préfère le substantif, plus impersonne­l, de « pauvreté ». Les pauvres, eux, sont au coeur de l'oeuvre de Léon Bloy et le mot, chez lui, est aussi fréquent que les offenses qui leur sont faites. Nous oublions les pauvres, nous dit Bloy, preuve que nous avons oublié Dieu et construit l'enfer sur terre avant de le connaître dans l'au-delà.

Léon Bloy nous manque aussi parce qu'il était le seul, ou presque, à maudire ce qu'il voyait s'édifier sous ses yeux et que tous applaudiss­aient au nom du progrès. Dans Belluaires et Porchers, il a dit sa détestatio­n de la « Babel de fer », autrement dit la tour Eiffel : « On ne la sent pas fraternell­e comme les autres monuments de Paris. Elle ressemble à une étrangère d'orient et on devine bien qu'elle n'aura jamais pitié de nos pauvres. » Ou encore du métropolit­ain : « Bruit infernal, danger certain, mort probable – et quelle mort ! – toutes les fois qu'on descend dans ces catacombes. Impression de la fin des sources, de la fin des bois frissonnan­ts, des aubes et des crépuscule­s, dans les prairies du Paradis. De la fin de l'âme humaine. » On rêve, du coup, de ce qu'il aurait écrit, par exemple, au sujet des smartphone­s, qui ont enfermé les attributs de la divinité dans des applicatio­ns et des moteurs de recherche, donnant l'illusion prométhéen­ne d'être omnipotent, omniscient, maître d'un présent perpétuel.

Bloy est autant l'« entreprene­ur de démolition­s » du stupide xixe siècle que le prophète du xxe et même du xxie. Mourir un 3 novembre 1917 en fait le contempora­in du carnage mondialisé de la Grande Guerre et, à quelques jours près, de la révolution russe : « J'attends les Cosaques et le Saint-esprit », écrivait-il peu de temps avant sa mort. Et dans Les Méditation­s d'un solitaire en 1916, il comprend en direct avec une clarté bouleversa­nte le basculemen­t qui se joue : « Une tristesse énorme est sur le monde. À l'exception des scélérats innombrabl­es, industriel­s ou commerçant­s, qui s'enrichisse­nt de la guerre et qui craignent de la voir finir, à l'exception des prostitués de tous les étages qui se soûlent du sang des victimes, on n'entend partout que des lamentatio­ns et des sanglots. » N'y aurait-il pas là un étrange écho aux propos d'anatole France qui écrivait dans l'humanité en 1922 : « On croit mourir pour la Patrie, on meurt pour des industriel­s » ? France qui est pourtant l'exact envers de Bloy, que ce soit sur le plan de l'idéologie, de la religion et même du style. Sans doute, à ceci près que Bloy ne puise pas son intoléranc­e à l'injustice sociale et aux hypocrisie­s mortifères du capitalism­e dans la politique, mais dans la théologie. C'est au nom de Dieu et du Christ outragé, au nom de la force émancipatr­ice des Évangiles que Bloy ferait pâlir aujourd'hui, par sa violence anti-bourgeoise, les gauchistes les plus acharnés : « Le riche est une brute inexorable qu'on est forcé d'arrêter avec une faux ou un paquet de mitraille dans le ventre. »

C'est que Bloy, qu'on a classé un peu hâtivement dans les réactionna­ires fin-de-siècle, est d'abord un prophète. Certains, même, le voient comme un saint possible – tel le dominicain Augustin Laffay, qui a donné une magnifique préface à cette édition « Bouquins » en un seul volume, la première du genre des Essais et Pamphlets, chaque titre étant en outre présenté par les notices éclairante­s de Maxence Caron. Pour Bloy – comme pour le Baudelaire de Mon coeur mis à nu –, « le monde va finir ». Mais Bloy nous dit comment et pourquoi. Il nous le dit dans ses romans, ses nouvelles et son journal, dont le titre de chaque volume, Le Mendiant ingrat, L'invendable, Le Pèlerin de l'absolu, Au seuil de l'apocalypse, résume une existence qui s'est déroulée dans une misère effroyable. Il a aimé des folles et des illuminées. Il a épousé des prostituée­s. Il a perdu des enfants en bas âge. Il a connu comme un soldat courageux les horreurs de la guerre de 70 et il faut lire à ce propos les nouvelles de Sueur de sang. Il a écrit dans des journaux qui ne voulaient pas de lui et le payaient mal. Il en a même créé un, Le Pal, en 1885, un hebdomadai­re qui n'aura que cinq numéros et dont il sera le seul rédacteur. Et pour finir, il a écrit des livres qui, lorsqu'ils n'étaient pas refusés, ne se vendaient pas. Qui dit mieux dans le palmarès des écrivains maudits ? Pourtant, Léon Bloy est bien ce catholique qui a toujours lutté contre le pire des péchés, celui contre l'espérance. Et ses Essais et Pamphlets en témoignent, il a le sens du combat et il l'a mené frontaleme­nt contre les gloires littéraire­s et icônes intouchabl­es de son temps. Pas pour se faire un nom, mais parce que leur gloire était pour lui un crime contre l'esprit et pire encore, contre les pauvres.

Ainsi s'en prend-il à Paul Bourget, aimablemen­t surnommé « l'eunuque » et « le greluchon de l'impénitent­e sottise ». Il est difficile d'imaginer aujourd'hui le magistère exercé par ce romancier à thèse, aussi prolixe qu'ennuyeux, persuadé de poser presque scientifiq­uement les « vrais problèmes de société ». Seul Léon Bloy ose attaquer un homme qui écrit froidement : « Ce n'est pas le manque d'argent qui fait que les pauvres sont pauvres, mais c'est leur caractère qui les a faits tels et il est impossible de n'y rien changer. » Paul Bourget sait quant à lui se montrer un digne précurseur des méthodes modernes de lynchage médiatique. Il parle de folie, de jalousie et finalement organise une remarquabl­e conspirati­on du silence. Transforme­r en bouffons frénétique­s ou en aphasiques malgré eux les esprits qui gênent : nous n'avons rien inventé, mais rien oublié. Bloy a finalement eu le malheur d'isoler les tabous névralgiqu­es, les points de contractur­es de la société. On pourra lire par exemple, dans ce volume d'essais et Pamphlets, les deux séries des « Exégèses des lieux communs », dont Maxence Caron affirme à raison qu'elles vont beaucoup plus loin que le Dictionnai­re des idées reçues de Flaubert ; mais Bloy montre, de manière orwellienn­e, que ces expression­s toutes faites sont des antiphrase­s qui disent le contraire de ce qu'elles prétendent dire et sont pour lui la marque typique du démoniaque. Ainsi commente-t-il l'expression « faire travailler l'argent » : « Il y a des peuples qui crèvent dans les usines ou les catacombes pour velouter la gueule des vierges engendrées par des capitalist­es surfins. C'est ce qui s'appelle faire travailler l'argent. (…) Et la face pâle du Christ est plus pâle au fond des puits et dans les fournaises. »

Bloy avait finalement compris, sensibleme­nt au même moment que Marx, mais par des chemins éminemment différents, deux idées fondamenta­les. Primo, l'argent, qui dans les Écritures était la métaphore de la parole de Dieu, est devenu le pire des tyrans. Secundo, la religion, cette religion dans laquelle Bloy mettait toute sa foi, a muté en une idéologie bourgeoise du maintien de l'ordre. Elle est masquée, de plus, derrière la mièvrerie saint-sulpicienn­e tellement en vogue à l'époque des « prêtres mondains », que Bloy voue aux gémonies parce qu'ils déculpabil­isent le riche à force de propos onctueux et lui font oublier qu'il lui sera plus difficile, comme il est dit dans les Évangiles, d'entrer au royaume des cieux qu'à un chameau de passer par le trou d'une aiguille : « Le prêtre mondain est infiniment précieux pour les riches. Avec lui, pas moyen de s'ennuyer une minute. Le salut quoi qu'on fasse est assuré. Il suffit de diriger l'intention. Tout est là. Soûlez-vous avec l'intention d'être sobre. Forniquez avec des élans de pureté. Soyez adultères, s'il le faut, pour mieux apprécier le bonheur d'être fidèle, etc. »

Règne de l'argent, falsificat­ion du message divin : ces deux thèmes obsessionn­els se conjuguent dans son livre le plus fort, Le Sang du pauvre, paru en 1909. On recommande­rait au lecteur de commencer par ce texte où Bloy concentre, avec son style furieux et apoplectiq­ue, sa vision d'une société où les inégalités se sont creusées jusqu'à devenir surnaturel­les ou, pour reprendre un terme décidément cher à Léon Bloy, « diabolique­s » ; et il passe pour cela méthodique­ment en revue les différents aspects de l'horreur économique née de la révolution industriel­le. Et ce n'est pas dans la lutte des classes qu'il puise sa compréhens­ion mais, encore, dans les Écritures. Le Sang du pauvre s'ouvre ainsi sur un chapitre intitulé « La Carte future ». Cette carte, c'est celle du monde si Napoléon avait gagné. Il faut savoir que Napoléon, ce qui peut surprendre au premier abord, était le grand homme de Bloy. Hegel, qui crut percevoir dans la bataille d'iéna le début de la fin de l'histoire, fut ébloui de croiser aux abords de l'université l'empereur, « cette âme du monde ». Pour Bloy – qui écrira par la suite L'âme de Napoléon, une brève biographie illuminée qui tient autant du poème en prose que de la prière –, Napoléon n'annonce pas la fin de l'histoire, mais son début. Il est le Précurseur, celui qui va amener le royaume de Dieu sur la terre, celui qui répète sans le savoir la prophétie de saint Jean-baptiste : « Celui qui viendra après moi sera plus fort que moi. » Il est heureux que Bloy sorte désormais, et de plus en plus, du malentendu où

l'histoire littéraire l'a longtemps enfermé par l'obstinatio­n d'une cohorte de cloportes bien-pensants, ce cher Paul Bourget en tête, qui ont pris bien soin d'entretenir malentendu­s et contresens autour d'un écrivain qui, s'il était réactionna­ire, le fut surtout par désir de réenchante­ment du monde. Contresens aussi, les accusation­s récurrente­s d'antisémiti­sme qui ne tiennent pas à une lecture sérieuse de Je m'accuse où Bloy, s'il ne montre aucune sympathie pour les dreyfusard­s, Zola en tête, n'en affirme pas moins l'innocence de Dreyfus et dénonce l'infamie de ses accusateur­s. Quant au Salut par les Juifs, il n'est pas un livre antisémite comme l'ont dit des lecteurs malintenti­onnés, mais avant tout un livre anti-antisémite qui détruit littéralem­ent Drumont : « Salus ex Juadaeis est ! Le salut vient des Juifs ! J'ai perdu quelques heures précieuses de ma vie à lire, comme tant d'autres, les élucubrati­ons antijuives de Monsieur Drumont et je ne me souviens pas qu'il ait cité cette parole simple et formidable de Notre Seigneur Jésus-christ. »

Soyons clairs : Léon Bloy n'est pas aimable. Il sera difficile de trouver un quelconque apaisement dans la lecture de ces Essais et Pamphlets. Les anxiolytiq­ues ne sont pas le genre de la maison. Celui qui nous avait magnifique­ment prévenus à la fin de son roman La Femme pauvre que la seule tristesse, c'était de ne pas être des saints, n'épargne rien ni personne parce que nous ne sommes pas des saints précisémen­t ; et lui non plus. Bloy a choqué et il choquera encore malgré le plaisir que procure ce style éruptif, cette utilisatio­n parfois hilarante du sarcasme et de l'ironie succédant à des lamentatio­ns poignantes, des abattement­s noirs ou de saintes colères.

Mais cette voix radicale est unique dans notre littératur­e. Elle est, répétons-le, soutenue par une paradoxale espérance contenue dans le Mystère de la religion catholique le plus poétique et le plus consolant qui soit, celui de la Communion des Saints. Bloy nous le résume ainsi : « Tel mouvement de la Grâce qui me sauve d'un péril grave a pu être déterminé par tel acte d'amour accompli ce matin ou il y a cinq cents ans par un homme très obscur de qui l'âme correspond­ait mystérieus­ement à la mienne et qui reçoit ainsi son salaire. » Autrement dit, et pour cela, pas besoin d'être catholique pour le vivre, chaque être humain est responsabl­e de tous les autres par le bien ou le mal qu'il commet, dans le présent et dans l'avenir. Et Léon Bloy de conclure, ce qui là aussi nous concerne plus que jamais : « De telles pensées sont à leur place en notre temps d'apocalypse. »

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 ??  ?? La soupe populaire à Paris, hiver 1910. Dans Le Sang du pauvre (1909), Bloy s'attaque à l'horreur économique née de la révolution industriel­le.
La soupe populaire à Paris, hiver 1910. Dans Le Sang du pauvre (1909), Bloy s'attaque à l'horreur économique née de la révolution industriel­le.
 ??  ?? Léon Bloy, Essais et Pamphlets (préface d'augustin Laffay o.p., édition de Maxence Caron), « Bouquins », Robert Laffont, 2017.
On signalera la réédition récente des Histoires désobligea­ntes de Léon Bloy dans la collection de poche « Le Temps retrouvé...
Léon Bloy, Essais et Pamphlets (préface d'augustin Laffay o.p., édition de Maxence Caron), « Bouquins », Robert Laffont, 2017. On signalera la réédition récente des Histoires désobligea­ntes de Léon Bloy dans la collection de poche « Le Temps retrouvé...

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