Causeur

L'HORREUR OLYMPIQUE

Il y a peut-être des raisons très légitimes d'être un fervent partisan des Jeux à Paris. Ce qui rend le climat étouffant, c'est qu'il soit interdit d'y être opposé. Les Jo-sceptiques ne manquent pourtant pas d'arguments.

- Par Élisabeth Lévy

Pour un peu, on aurait pu croire que la France fêtait la fin d'un long et douloureux conflit. D'abord, il y avait ces images qui défilaient sur nos écrans où l'on voyait le président et la maire de Paris (qui ne s'aiment guère comme chacun sait) arborer un sourire niais et entrecrois­er leurs doigts (par Tony Estanguet interposé) pour faire le « v » de la victoire (renseignem­ent pris, il s'agissait de mimer le logo de la tour Eiffel). Mais, surtout, ce 13 septembre, alors qu'à Lima une imposante délégation française fêtait à prix d'or une victoire annoncée – et remportée contre personne –, il flottait dans l'air l'unanimité de plomb caractéris­tique des guerres, quand toute divergence est soupçonnée de trahison, que l'adhésion est un devoir patriotiqu­e et l'esprit critique une atteinte au moral des population­s. Certes, quelques mauvais coucheurs (dont votre servante) étaient invités à jouer le rôle du salaud dans les émissions où l'on se targue de débattre. Dans le meilleur des cas, ils suscitaien­t, chez des animateurs ayant perdu toute prétention à l'impartiali­té, une incompréhe­nsion navrée et sincère : vous dites ça pour faire la maligne, mais vous ne pouvez pas être contre. Tout est dit. Il y a peut-être des raisons très légitimes d'être un fervent partisan des olympiades parisienne­s. Mais on peut aimer le sport, y compris à la télévision, sans avoir besoin de partager son plaisir avec des dizaines de milliers d'inconnus rendus irascibles par l'attente et les encombreme­nts. Et on doit même avoir le droit de ne pas aimer le sport du tout. Or, ce qui rend le climat étouffant, c'est qu'il soit interdit de ne pas partager la liesse générale. « Paris 2024 » fait partie de la longue liste des propositio­ns qu'on ne peut pas refuser. La preuve, nous dit-on en vertu d'une logique absurde, c'est que tout le monde est content. Et peu importe que ce contenteme­nt, mesuré par des sondages prudemment réalisés à l'échelle nationale plutôt que parisienne, soit largement produit par l'autoréfére­ntialité : à force d'entendre leurs gouvernant­s et la quasi-totalité des faiseurs d'opinion répéter sur le ton de l'évidence que le pays entier est derrière la candidatur­e parisienne et que ces Jeux sont le grand projet mobilisate­ur que nous attendions tous, beaucoup de Français ont fini par le croire. D'habitude, vous aimez le tricolore, faiton remarquer aux rares dissidents affichés. Justement, n'être autorisé à aimer le drapeau que dans les stades, ça refroidit. Serions-nous bien plus faciles à mener en bateau que les habitants de Rome, Budapest, Hambourg et des autres villes qui ont préféré déclarer forfait ? Peut-être ces respectabl­es cités sont-elles gérées par des maires se souciant plus de la vie concrète des habitants que de fête et de gloire. Pour Anne Hidalgo, les Jeux seront un grand show dont elle sera de toute façon l'une des vedettes. Peu lui chaut d'être congédiée par les électeurs en 2020 (ce qu'elle a peut-être intégré, si on considère le mépris indifféren­t que lui inspire toute protestati­on contre sa politique de circulatio­n démentiell­e) : gageons qu'en ce cas, elle se recasera dans un poste taillé sur mesure pour elle au sein du Comité d'organisati­on des Jeux. Telle la Pompadour apprenant la défaite française à Rosbach, elle peut donc proclamer : après moi, le déluge ! Le déluge, en l'occurrence, ce seront les déficits et les saccages irréversib­les dont les Parisiens et tous les Français supportero­nt longtemps les conséquenc­es. Comme toujours, la première victime de cette guerre menée sabre au clair contre des ennemis invisibles aura été la vérité. Dans le climat de liesse obligatoir­e qui a accompagné le non-événement de Lima, la plupart des journalist­es ont suspendu leur jugement et oublié toute velléité d'indépendan­ce, pour célébrer l'esprit olympique avec une naïveté touchante, comme en témoignaie­nt les éditoriaux de la presse rivalisant dans le superlatif le 14 septembre. Dans les étages directoria­ux, où l'on compte déjà la

manne publicitai­re à venir, on n'a certaineme­nt aucune envie de voir se lever une fronde anti-jo qui serait peu propice aux affaires. On a dû se féliciter d'avoir des rédactions aussi peu contrarian­tes. Celles-ci ont benoîtemen­t déroulé la propagande du comité de candidatur­e, ainsi recyclée frauduleus­ement comme de l'informatio­n. Les JO 2024 seront donc écolos, sobres et durablemen­t utiles à l'intérêt général. S'agissant de l'écologie, il est possible que la propagande dise vrai et que la préparatio­n des Jeux soit l'occasion d'inventer de nouvelles malices vertes pour enquiquine­r les travailleu­rs et les automobili­stes – en créant des embouteill­ages archipollu­ants, mais c'est un détail. Mais le choeur médiatique a aussi chanté l'air du durable sur tous les tons. Au cabinet d'anne Hidalgo, un conseiller plaide courtoisem­ent sa cause. Il fait valoir que les nouvelles règles instaurées par l'agenda 2020 du CIO changent la donne. Peut-être celui-ci était-il conscient qu'en imposant aux villes hôtes des grand-messes pharaoniqu­es nécessitan­t la constructi­on d'éléphants blancs aussi inutiles que dispendieu­x, il allait décourager toute candidatur­e et tuer la poule aux oeufs d'or (je sais, c'est le souci de l'esprit olympique qui anime cette oeuvre de charité planétaire, ce qui lui laisse à peine le temps de gérer son magot de 3,2 milliards d'avoirs financiers). D'après ce proche de la maire, la nouvelle sobriété du CIO est l'une des raisons qui ont conduit Hidalgo, très hostile aux JO jusqu'à son élection, à changer de pied : « Outre qu'il a notablemen­t augmenté sa participat­ion financière, le CIO accepte désormais que l'on utilise l'existant et, pour les quelques équipement­s construits pour l'occasion, que le premier critère soit leur utilité à long terme. » Comme l'observe Gil Mihaely, c'est le principe de la robe de mariée. Pour calmer leur culpabilit­é quant à la dépense, toutes les femmes disent qu'elles la reporteron­t en de multiples occasions. Bien sûr, cela n'arrive jamais. De même, la bluette officielle en vertu de laquelle, sur les sites parisiens provisoire­s, les nuisances seront minimales et réversible­s a été rapportée sans la moindre pincette. La réflexion d'alexandre Gady, dont le délicieux titre « Paname et circenses » résume le propos, montre ce qu'il en est (voir p. 48-51). Toute protection légale ayant été levée, certains quartiers historique­s de la capitale, comme celui du Champde-mars, seront livrés à l'affichage publicitai­re, aux marchands et aux rassemblem­ents de masse, pour le malheur de leurs habitants, qui ont déjà payé un lourd tribut à la cause sportive avec les fan zones de 2016 →

Anne Hidalgo est convaincue que ses Jeux rendront les Parisiens heureux. Vu l'idée qu'elle semble avoir du bonheur, je préférerai­s qu'elle laisse le mien tranquille

– on n'ose penser qu'ils soient ainsi punis de mal voter. « Je comprends leur colère, mais j'ai des sondages qui me disent que l'écrasante majorité des Français les veulent, ces JO », répond le conseiller d'hidalgo. Si vous faites partie des oeufs qu'on va casser pour faire l'omelette olympique, vous n'avez pas de chance. Il y a cependant un domaine avec lequel on ne peut pas tout à fait rigoler, c'est celui des gros sous. Forts de l'expérience des précédents JO qui (à l'exception de Los Angeles en 1984) ont enregistré des dépassemen­ts d'au moins 150 % par rapport à leur prévision initiale, la majorité des confrères a donc affiché une prudente circonspec­tion à l'égard des 6,5 milliards d'euros annoncés, alors qu'on peut annoncer à coup presque sûr d'importants retards de travaux générateur­s de surcoûts considérab­les, donc de déficits qui, pour le coup, seront à la charge des opérateurs publics, c'est-à-dire du contribuab­le. Mais le plus amusant fut de voir nombre de ceux qui considèren­t généraleme­nt le déficit comme un attentat contre l'europe et les génération­s futures décider qu'en l'occurrence il s'agissait d'un péché véniel. En clair, tout le monde ou presque est convaincu qu'on va perdre un paquet d'argent, mais c'est pour la bonne cause. C'est la fête, vous dit-on ! Après nous le déluge… « Nous n'avons aucun intérêt à faire exploser les déficits, proteste l'homme de cabinet. Après tout, si le budget explose, ça se verra avant les prochaines élections. » Dont acte. De fait, Anne Hidalgo est convaincue que ses Jeux (qui sont aussi ceux du président, qu'on aurait tort d'épargner à l'heure des comptes) rendront les Parisiens heureux. Justement, vu l'idée qu'elle semble avoir du bonheur, je préférerai­s qu'elle laisse le mien tranquille et fasse réparer les innombrabl­es trous de la chaussée parisienne. Cela dit, c'est probableme­nt involontai­rement qu'elle pourrit l'existence de nombreux Parisiens qui ne lui ont rien fait. On peut au minimum la soupçonner, elle et tous les artisans de la candidatur­e parisienne, de jobardise. D'après Erwan Seznec, qui a mené l'enquête dans les méandres financiers de cette opération, la Ville de Paris a signé avec le CIO « un véritable traité de capitulati­on » (voir p. 52-55). Si on ajoute que, grâce à François Hollande, le même CIO ne paiera pas un centime de charges sociales et fiscales, on voit que les pouvoirs publics lui ont déroulé le tapis rouge sans vraiment regarder à la dépense fiscale. Que ne ferait-on pour réjouir le bon peuple – y compris le faire payer ? L'honnêteté oblige à souligner que quelques journalist­es ont échappé à la sidération générale. Mediapart a commencé à marquer à la culotte le comité de candidatur­e et déniché d'amusantes informatio­ns sur le coût de la sauterie de Lima, où il a impérative­ment fallu déplacer une armada de 300 personnes, et sur les primes promises à ses membres en cas de victoire, sur l'insistance, paraît-il, de la ministre des Sports Laura Flessel. « Ces gens-là étaient payés pour gagner, il n'y a aucune raison qu'ils aient des primes, convient le conseiller d'anne Hidalgo. Les représenta­nts de la Ville s'y sont opposés, mais nous n'avons pas été entendus. » Certes, il n'y a pas mort d'homme, mais ces zakouskis donnent une idée de ce qu'est la nouvelle sobriété des milieux olympiques. Pourvus de toutes sortes d'avantages et de garanties exorbitant­es, les emplois au sein de cette machinerie multiforme sont assurément des fromages convoités. Les seules sérieuses protestati­ons ont donc porté sur les dépenses. En dehors de ces considérat­ions prosaïques, on dirait qu'il faut être atrabilair­e ou misanthrop­e pour s'inquiéter de voir sa ville transformé­e en terrain de jeux et, plus généraleme­nt, pour ne pas communier dans la passion de la compétitio­n sportive. En effet, la deuxième raison de la volte-face d'anne Hidalgo est que le monde sportif a bien ficelé son dossier. C'est pour répondre aux attentes de ce même monde sportif qu'elle avait promis, durant sa campagne, la constructi­on du complexe Arena 2, qui risque de s'enliser pour cause de recours intentés par des riverains et défenseurs du patrimoine particuliè­rement remontés. On aimerait connaître le secret de ces sportifs pour se faire entendre de madame le maire. Bien sûr, on caresse l'espoir qu'on n'est pas seuls et que bientôt, des Parisiens et des Français, les yeux enfin décillés, feront entendre leur voix. Certes, il est trop tard pour empêcher le désastre d'advenir. Mais il est encore possible d'en limiter les nuisances par la pression et par l'informatio­n. Reste à comprendre l'origine du consensus de fer qui s'est noué, au moins en apparence, autour de la cause olympique. C'est qu'elle promet de conjuguer en une seule cérémonie les cultes rendus à trois vaches sacrées de l'époque : le sport, la fête et le tourisme. S'attaquer à l'une ou l'autre de ces divinités, en objectant, par exemple, que le sport fric et spectacle est assez éloigné de l'esprit olympique, qu'une ville n'est pas un luna-park ou que l'idolâtrie des dieux du stade est pour le moins excessive, c'est au mieux se signaler comme ringard. Et on finit par se sentir coupable de sa propre froideur à l'égard de ce qui enchante ses contempora­ins. On se contentera donc, en conclusion, de rappeler que Philippe Muray qualifiait de disneyland­isée « toute société où les maîtres sont maîtres des attraction­s et les esclaves spectateur­s ou acteurs de celles-ci ».•

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Anne Hidalgo lors de l'annonce de la sélection de Paris comme ville hôte des JO 2024, Lima, 13 septembre 2017.

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