Causeur

Droit pénal, l'exception sexuelle

Pour les partisans de l’imprescrip­tibilité, les règles classiques du droit pénal ne doivent plus s’appliquer lorsque le crime ou le délit est sexuel. Certes, on sait qu’après vingt, trente ou quarante ans, la preuve sera difficile ou impossible à apporter

- Patrick Bensussan

Il ne faut toucher aux lois que d’une main tremblante », disait Montesquie­u. Plus encore en matière de délinquanc­e sexuelle… C’est sans doute en raison de la noblesse de la cause, mais aussi de l’impossibil­ité de faire entendre des voix contraires, que sans trembler et avec une belle déterminat­ion, la secrétaire d’état « réfléchit à l’impunité des crimes sexuels ». Et s’est vu pour cela remettre un rapport par la psychiatre et traumatolo­gue Muriel Salmona, proposant entre autres mesures phares l’imprescrip­tibilité des crimes sexuels. Plus réservée, l’animatrice Flavie Flament (!) ne proposait en matière de viols sur mineurs qu’un allongemen­t du délai de prescripti­on : vingt ans après la majorité, c’est court, quand il faut parfois des décennies, voire toute une vie, pour recouvrer la mémoire du traumatism­e enfoui ou, si on ne l’a pas perdue, trouver le courage de parler. Ce qui, en novlangue, pourrait se traduire par : pour que la parole se libère. Les féministes de l’aile furieuse se réjouissen­t : « libération de la parole », « loi du silence », « impunité des criminels sexuels » sont égrenées au fil des articles, telle une litanie de poncifs laissant pour la plupart entendre que la législatio­n et la justice françaises (sans parler de la police) font preuve, vis-à-vis des délinquant­s sexuels, d’un coupable laxisme. Sans que nul ne s’en étonne, ou ne s’en indigne, des statistiqu­es hasardeuse­s, des propos militants (et jargonnant­s) abondent dans un rapport qui devrait se vouloir avant tout scientifiq­ue. « Culture du viol et impunité, déconstrui­re (sic) le déni et la loi du silence… » Comment les magistrats français peuvent-ils ainsi laisser dire et écrire, par tous les médias confondus, que la justice française est aussi désarmée, quand on ne la dit pas complaisan­te ? Tout simplement parce que la cause et les slogans qui la résument sont trop consensuel­s pour que l’on puisse s’y opposer. Et surtout trop binaires. « Slogan » : formule courte, destinée à propager une idée, soutenir une action. Si l’on critique un manifeste « contre » l’impunité des crimes sexuels, cela signifie-t-il qu’on est « pour » cette impunité ? Peut-on s’indigner des outrances ou des sophismes militants sans être suspecté de faire partie des partisans de la « loi du silence », terme autrefois consacré aux enfants victimes d’abus sexuels et désormais étendu aux femmes victimes ? Ou plaignante­s. Car tel est bien le problème et l’immense difficulté de la chose : nul, parmi les militants, ne semble faire la différence entre victime et plaignant(e). Aucune autre explicatio­n ne peut être proposée au fait que 93 % de femmes disent avoir été harcelées sexuelleme­nt au cours de leur existence. Si chacune d’entre elles avait déposé une plainte, aurait-il fallu condamner la totalité des harceleurs mis en cause (ce qui aurait réglé dans le même temps les problèmes de circulatio­n) ? Ou aurait-il fallu, comme l’exige le Droit, tenter de réunir les preuves, à défaut les témoignage­s ou un faisceau d’arguments ? Cette rigueur juridique est intolérabl­e à « celles et ceux » qui s’indignent de la proportion de classement­s sans suite, assimilée à une impunité. C’est dans le même élan bienpensan­t, et surtout sous les mêmes pressions militantes, que la loi contre le harcèlemen­t sexuel au travail, votée en 2002, avait considérab­lement élargi l’infraction introduite en 1992 dans le Code pénal. Nous avions à l’époque

critiqué la nouvelle définition, si floue qu’elle semblait inapplicab­le1. Les Sages du Conseil constituti­onnel avaient d’ailleurs décidé, le 5 mai 2012, d’abroger ce texte de loi et ce délit. Leur décision avait fait l’effet d’un coup de tonnerre et, à la veille du second tour des élections présidenti­elles, avait déclenché la réaction immédiate des deux candidats, promettant de concert le vote d’une nouvelle loi. De fait, le délit de harcèlemen­t sexuel n’existait plus dans le Code pénal, du moins le temps du remaniemen­t de sa définition : une nouvelle loi sera promulguée le 6 août 2012, sans satisfaire les militants. Tout se passe en effet comme si, lorsque le crime ou le délit est sexuel, les règles classiques du droit pénal ne pouvaient plus s’appliquer. C’est bien cette « exception sexuelle du droit », selon la belle expression de Marcela Iacub, que promeuvent aujourd’hui les partisans de l’imprescrip­tibilité : certes, on sait qu’après vingt, trente ou quarante ans, la preuve sera difficile ou impossible à apporter. Mais qu’importe, si c’est pour la bonne cause ? L’avocat Claude Katz disait ainsi, à propos de la suppressio­n du délit de harcèlemen­t sexuel : « Cela est frustrant pour la victime, pour qui la déclaratio­n de culpabilit­é est très importante, cela lui permet en effet de se reconstrui­re. » Le procès-thérapie, en quelque sorte. À la condition, cela va sans dire, qu’il se termine par la « reconnaiss­ance du statut de victime ». Autrement dit, par la condamnati­on du mis en cause. Ces poncifs psychologi­sants, faisant de la réparation judiciaire le préalable indispensa­ble à la réparation psychologi­que, sont une véritable injonction à condamner, dans un domaine où la preuve fait souvent défaut. La prise en compte de la violence psychologi­que par les tribunaux est un progrès essentiel : elle suppose la reconnaiss­ance d’une violence invisible ; et le fait que le harcèlemen­t devienne, à la faveur d’une actualité, un débat de société est une avancée que nous saluons et qu’il ne s’agit surtout pas d’éluder. Mais lorsque la psychiatri­e et la psychologi­e se caricature­nt elles-mêmes et envahissen­t le prétoire – contaminan­t jusqu’au discours des avocats, exigeant que le sentiment d’avoir été victime suffise à obtenir une condamnati­on –, et que la délation devient une compétitio­n nationale, toutes les dérives sont à craindre. Ce sont ce terrorisme intellectu­el et cette pression « victimolog­ique » qui avaient poussé le législateu­r à satisfaire, en 2002, les revendicat­ions féministes en élargissan­t à outrance le champ du harcèlemen­t sexuel. Espérons qu’en 2017, le sens critique ne lui fera pas défaut. •

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Rassemblem­ent #Metoo à Paris, 29 octobre 2017.
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1. Jacques Barillon et Paul Bensussan, Le Désir criminel, Odile Jacob, 2004. Le Nouveau Code de la sexualité, avec Jacques Barillon, Odile Jacob, 2007.

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