Documenta ou propaganda ?
Pour sa 14e édition, la Documenta de Cassel, l'une des principales foires mondiales d'art contemporain, met lourdement à l'honneur les idées du moment, des droits de l'homme à la défense des sans-papiers. Quand la didactique chasse la dialectique.
Il y a cinq ans, une coterie d’indignés se revendiquant du mouvement Occupy entreprit de poser ses tentes sur la place principale de la ville de Cassel, au coeur du paisible Land de Hesse, pour protester contre le capitalisme « cupide » et « mortifère ». À ce moment-là se tenait à Cassel la 13e édition de la quinquennale d’art contemporain Documenta, rendez-vous majeur de la scène artistique mondiale. Au mépris des visiteurs, des critiques, de la presse, des habitants et des oeuvres, la direction de l’événement se refusa à faire évacuer le campement de fortune, contraignant de facto les uns et les autres à une cohabitation aussi absurde que malaisée.
Apprendre d'athènes
La 14e Documenta – qui vient de s’achever – s’inscrit dans cet héritage de complaisance, voire d’encouragement à l’égard de positions politiques tranchées généralement ancrées dans un universalisme droitde-l’hommiste férocement anticapitaliste. Soucieux de « déstabiliser l’unicité et la singularité de l’événement », Adam Szymczyk, directeur artistique de cette dernière édition, a pris le parti d’en dédoubler la structure en organisant cent jours d’exposition à Athènes, comme une propédeutique aux cent jours de Cassel ; le tout ayant été sobrement baptisé « Apprendre d’athènes ». En lieu et place du camping sauvage d’occupy se dresse, un lustre plus tard, l’oeuvre iconique de cette Documenta 14 : le « Parthénon des livres » de Marta Minujín, réplique à l’échelle du temple grec, assemblage de structures métalliques recouvertes de 100 000 livres, tous bannis à quelque endroit du monde contemporain. Au-delà de sa symbolique évidente, l’oeuvre interpelle car elle est un écho de temps que l’on aimerait révolus : tout d’abord, ce Parthénon est en fait la resucée d’un temple des livres érigé en 1983 à Buenos Aires contre la censure exercée par la dictature militaire d’alors ; ensuite les nazis organisèrent des autodafés à Cassel, sur le lieu même de la Friedrichsplatz.
L'enfer et les autres
Non loin, sur la Könisgplatz, l’artiste nigériano-américain Olu Oguibe a installé un obélisque de béton sur lequel on peut lire ces mots tirés de l’évangile selon saint Matthieu, écrits en lettres d’or et traduits en allemand, turc, arabe et anglais : « J’étais un étranger et vous m’avez accueilli. » Cet étranger dont il est question, ce n’est pas l’autrui auquel l’humanisme classique appelle à s’ouvrir, mais le réfugié, le clandestin, le migrant qui contraint aujourd’hui l’europe à repenser son identité et son corpus de valeurs. Les épaves d’embarcations de fortune devenues instruments de musique de Guillermo Galindo, la marelle dont Vlassis Caniaris a remplacé les chiffres par les étapes du parcours admi-
Sami Biasoni est banquier d’investissement, professeur chargé de cours à l’essec et doctorant en philosophie à L’ENS.
nistratif de celui qui choisit l’exil, le temple factice fait de barbelés à l’étincelance chirurgicale de Kendell Geers rappellent à l’envi ces images douloureuses dont les médias ne cessent par ailleurs d’abreuver le spectateur. Partout des échos de souffrance sourde, partout des insinuations culpabilisatrices. Lorsque l’art se contente d’être un miroir déformant, il devient propagande. Se limiter à n’être qu’une réverbération ingénue du discours droit-de-l’hommiste dominant en Occident, c’est s’exposer à rendre tout son discours stérile, voire contre-productif.
Repentance partout, dialectique nulle part
Aux antipodes géographiques de l’espace européen, Allemagne et Grèce incarnent les deux versants de l’histoire contemporaine de notre continent. L’axe Cassel-athènes trace un gradient entre une Europe du Nord politiquement motrice, qui s’ouvre aux « migrations » par nécessité démographique autant que par idéologie progressiste, et une Europe méditerranéenne, en situation de dépendance économique et de déclassement politique. Mais à une dialectique fine de dette réciproque, Documenta 14 a préféré adopter une fruste position manichéenne : ainsi Piotr Uklanski expose-t-il froidement la fresque photographique « 203 Real Nazis » composée de portraits des pires criminels teutons de la Seconde Guerre mondiale ; ainsi Marta Minujin propose-t-elle le « Paiement de la dette grecque à l’allemagne en olives et en art ». La quête d’un salutaire contrepoint par le spectateur accablé restera – quant à elle – tristement vaine. Tout au long de la période d’exposition, une volumineuse fumée blanche s’est échappée sans discontinuer du sommet du plus emblématique musée de Cassel. Pourtant, nombreux sont les visiteurs distraits à n’avoir pas vu cette oeuvre majeure de Daniel Knorr. Notre maison Europe brûle et Documenta a choisi de regarder ailleurs. •