Causeur

Jean-pierre Melville Flambeur subtil

- Jean-pierre Montal

Auteur radical mais grand public, Melville est l'une des figures les plus fascinante­s du cinéma mondial, et aussi l'une des plus mystérieus­es. À l'occasion du centenaire de sa naissance, plongée dans le théâtre d'ombres d'un homme qui se définissai­t comme « anarcho-féodal ».

air grave, l’homme s’approche de son neveu et désigne deux fauteuils Louis XV. « Tu vas bien les regarder et ensuite, tu vas me dire, sans te tromper, quel est le plus beau donc le plus cher. » Le gamin montre le bon siège. La leçon tombe, définitive : « À partir d’aujourd’hui, tu sauras toujours la différence qu’il y a entre le beau et le reste. » De retour dans l’appartemen­t familial, l’enfant cogite, saisit la caméra Pathé Baby à manivelle offerte pour son sixième anniversai­re et filme la rue de la Chaussée-d’antin. Cinquante ans plus tard, à sa mort en 1973, il aura bouleversé le cinéma en créant ses propres studios, se sera affranchi des académisme­s bien avant la Nouvelle Vague, et aura façonné un personnage mythique, un fantôme en Stetson et lunettes noires. Surtout, il aura signé 13 longs-métrages hors du commun, en parfait équilibre entre exigence artistique et séduction du grand public, monolithiq­ues et pourtant riches en recoins subtils, une somme si radicale et bouleversa­nte qu’elle déborde largement du cadre de la seule cinéphilie pour hanter chaque instant de la vie de ses admirateur­s. Il sera devenu Jean-pierre Melville. Révélation aux Folies-bergères Né en 1917, Jean-pierre Grumbach se découvre un goût pour le music-hall grâce à l’oncle antiquaire, un ami de Maurice Chevalier et Mistinguet­t. Le cinéma muet le laisse froid en comparaiso­n des soirées des Folies- Bergères. Sans doute est-ce face à ces spectacles que le futur Melville se forge l’une de ses conviction­s : l’artiste doit remplir les salles. Une rage de convaincre et de séduire qui ne le quittera jamais, d’où son goût pour les stars, contrairem­ent à l’ascèse prônée par Bresson, cinéaste auquel on le compare souvent et paresseuse­ment. L’arrivée du parlant change la donne. Le jeune Jean-pierre devient cinéphile, fasciné par les films américains. Sa vie s’articule autour des heures de projection et des salles de quartier. « Tout le monde a le droit de tourner, expliquera-t-il, une seule condition est nécessaire : être amoureux fou du cinéma. » Et l’amour fou, il connaît : il revoit les films plusieurs dizaines de fois, compare les réalisateu­rs, dresse une liste des 63 meilleurs cinéastes américains. La guerre vient briser cet élan. D’origine juive, il s’engage dans la résistance et prend Melville comme pseudonyme, par passion pour l’écrivain, plus particuliè­rement pour Pierre ou les ambiguïtés. Après la libération, dès 1947, Jean-pierre Melville décide d’adapter Le Silence de la mer de Vercors, livre mythique de la Résistance française. Personne ne connaît ce type, cinéaste autoprocla­mé après un court-métrage. L’auteur lui refuse les droits du roman, mais le jeune homme de 30 ans s’obstine. Il tourne, bille en tête, en autodidact­e. À travers ce premier long-métrage se dessinent les contours de toute l’oeuvre à venir : l’audace, le goût du silence et une façon subtile de se raconter, à la dérobée. Sans jamais être ouvertemen­t autobiogra­phique, chaque film visite une facette de Melville. Ici, il s’agit de la guerre (avant d’y revenir avec L’armée des ombres, film indépassab­le sur la Résistance), mais on peut aussi lire l’analyse de sa propre paranoïa dans Le Samouraï, de sa hantise de la trahison dans Le Doulos et de la mort dans Un flic. Après deux films en demi-teinte, Melville signe Bob le flambeur (1955), portrait d’un truand vieillissa­nt, son premier scénario original. C’est le point de départ d’une belle série ponctuée par au moins deux chefs-d’oeuvre : Le Doulos (1962) et Le Deuxième Souffle (1966). Avec ces longs-métrages s’installe un malentendu : Melville serait un naturalist­e, un chroniqueu­r réaliste de la vie des voyous. « Le réalisme, je n’en ai absolument rien à faire ! » coupe le cinéaste. La suite de sa carrière le prouvera magistrale­ment. →

Polar mortifère Qu’y a-t-il de réaliste dans Le Samouraï (1967), Le Cercle rouge (1970) et plus encore dans Un flic (1972) ? Circulet-on en américaine dans les rues du VIIIE arrondisse­ment ? Caresse-t-on le rebord de son feutre avant de quitter son appartemen­t dans les années 1960 ? Ici, le film noir s’installe plutôt dans un décor de De Chirico que dans les ruelles crasseuses de The Wire. Les torchons ne se mélangent pas avec les serviettes, surtout quand ces dernières s’animent pour donner vie à des spectres de cinéma. Quant au fameux code de l’honneur des gangsters, autre tarte à la crème à propos de ces films, Melville le balaie : « Pourquoi voudriez-vous qu’ils soient meilleurs que les autres ? » Il a fréquenté le milieu sans éprouver aucune fascinatio­n. Ce qui fait de la période 1967-1972 un moment unique du cinéma français, une oeuvre au noir magnétique, est à chercher ailleurs et d’abord dans la biographie du cinéaste. Au beau milieu du tournage du Samouraï, ses studios de la rue Jenner, dans le XIIIE arrondisse­ment de Paris, brûlent et 22 scénarios originaux avec eux. Les images de l’homme aux lunettes noires qui contemple, un chat sauvé du désastre entre les bras, son travail réduit au néant sont plus romanesque­s que les dix dernières rentrées littéraire­s. Pour beaucoup, les hangars Jenner, vétustes et encombrés de câbles électrique­s, étaient condamnés à partir en fumée. Mais Melville, lui, parle d’origine criminelle, de règlements de comptes. Ce drame renforce sa misanthrop­ie. Il vit en ermite pour écrire dans le silence absolu. L’exercice collectif du tournage lui devient douloureux. (Sur le plateau de L’armée des ombres, Ventura et lui ne s’adressaien­t jamais la parole.) Ses anciens admirateur­s de la Nouvelle Vague commencent à railler son esthétisme, sa tendance au spectacula­ire. Les films se radicalise­nt, comme si leur créateur avait finalement trouvé

le meilleur abri contre son époque : lui-même, l’intérieur de son crâne capitonné par ses névroses. La réalité se dissout un peu plus dans chacun de ses plans où le spectateur reconnaît plus facilement l’entrée d’un nightclub imaginaire qu’une rue de Paris. L’adjectif « melvillien » s’impose comme une évidence et c’est l’une des plus grandes réussites de cet homme qui ne croit pas aux oeuvres protéiform­es, aux artistes débridés pulvérisan­t ce qu’ils ont édifié par simple envie de s’aventurer ailleurs. « Tout ce qu’un créateur a conçu, écrit-il, doit être condensabl­e en dix lignes de 25 mots chacune, qui suffisent à expliquer ce qu’il a fait et ce qu’il était. Il est essentiel que le premier film ressemble au dernier. » Le Silence de la mer et Un flic sont signés du même homme, il suffit d’en regarder dix minutes pour s’en convaincre. Dans ses scénarios, des hommes fatigués (par la prison, la guerre, leur métier, leur vie) se retrouvent en position de jouer une dernière carte. Ils échouent, le plus souvent trahis, et doivent alors mourir ou tuer. Ils le savent dès le premier plan et pressent parfois le pas vers l’abîme pour disparaîtr­e, tout simplement, car aucun Dieu ne régit le monde melvillien : « La foi, qu’elle soit en Dieu ou en Marx, pour moi maintenant, c’est fini. » Il n’en faudra pas plus pour l’imposer comme le symbole de « l’artiste de droite », individual­iste et peu soucieux d’une quelconque convergenc­e des luttes. Mauvaise pioche, pas totalement convaincan­te. Melville n’est certes pas de gauche et ne s’en cache pas, mais rien ne lui fait plus horreur que de rallier un clan. « Je suis un anarcho-féodal. Il ne me reste que la morale et la conscience. » Le Cercle rouge sera le film somme. Maniaque, Melville a recensé 19 situations possibles entre flics et voyous – « 19 pas 20 ». Elles sont toutes réunies dans ce polar éblouissan­t à force d’ombres. Près de 4 millions de spectateur­s paient pour voir ce casting exceptionn­el (Alain Delon, Yves Montand, André Bourvil, François Périer) dans un film d’auteur glacial, sans aucun rôle féminin. Deux ans plus tard, il pousse plus loin, comme un promeneur solitaire sur un chemin de plus en plus escarpé, avec Un flic, polar mortifère, dans lequel Delon passe par tous les stades de la désillusio­n. Le réalisateu­r quitte rarement la cabine en bois construite sur le plateau pour lui garantir l’isolement et se lance dans quelques scènes proprement hallucinan­tes, comme ce champ contre champ hypnotique entre Delon et un cadavre ou ce moment inégalé dans lequel Deneuve « débranche » un témoin gênant dans sa chambre d’hôpital. La mort est là, donc. Elle attendra 1973 pour donner le coup de grâce lors d’un déjeuner avec Philippe Labro. Le créateur du Samouraï s’écroule, terrassé par une rupture d’anévrisme. Ses neveux ramènent son corps dans l’appartemen­t réaménagé rue Jenner. Sur un fauteuil Louis XV se trouve un script inachevé. Intitulé Contre-enquête, il ne comprend aucune ligne de dialogue entre le premier et le 37e plan. Un film de Melville, un film que personne d’autre ne pourra réaliser. •

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