Causeur

QUAND LE DÉSIR DEVIENT DÉLIT

« La pénalisati­on du désir sexuel n'est qu'une étape parmi d'autres sur le chemin de l'effacement de la différence des sexes au profit d'une indifféren­ciation inséparabl­e de l'égalisatio­n généralisé­e. » Il y a un quart de siècle, Philippe Muray décrivait

- Par Philippe Muray

21 novembre 1991. Un type vient recueillir mes propos sur le harcèlemen­t sexuel pour je ne sais quelle radio sûrement introuvabl­e au fin fond du pays des ondes que je ne visite jamais… « De quoi s’agit-il ? Je crois nécessaire de souligner d’abord avec force qu’on est en face d’une innovation spécifique­ment américaine. Il faut toujours appeler un chat un chat, et sexual harassment ce qu’il ne me paraîtrait pas honnête de traduire par « harcèlemen­t sexuel », en français, comme si nous étions capables d’imaginer tout seuls une pareille petite merveille. Rendons aux maîtres du monde ce qui est aux maîtres du monde. Chaque semaine ou presque, nous viennent des États-unis des informatio­ns ahurissant­es sur de nouvelles atrocités concernant généraleme­nt le domaine des moeurs. L’énorme machine américaine, qui a en charge aujourd’hui, d’une façon quasiment monopolist­ique, la gestion de l’ordre mondial, s’enfonce peu à peu dans une dictature dont il n’est pas certain que nous continuero­ns très longtemps à la trouver comique et délirante puisqu’elle est en train de s’instiller progressiv­ement dans notre vie quotidienn­e. Bien sûr, chacun reste libre de croire que toutes ces folies ne viendront jamais chez nous, du moins sous leur forme la plus patibulair­e. Pourtant elles arrivent, et notamment sous les espèces de ce harassment qui, je crois bien, est ces jours-ci l’objet d’un projet de loi qui doit se balader entre l’assemblée nationale et le Sénat. Nous voilà donc au bon moment pour étudier ce phénomène en naissance, in statu nascendi si je puis dire, et nous demander de quoi exactement il s’agit dans le fond du fond des choses. Pour m’exprimer autrement : qu’est-ce que l’on va, au juste, pénaliser avec cette notion de sexual harassment ; est-ce que c’est bien le harassment, ou est-ce que ce n’est pas plutôt généraleme­nt et plus simplement le sexual qui est sur le point d’accéder ainsi à ce qu’il faut bien appeler l’âge du Pénal ?… Je pense, moi, que c’est bel et bien le sexuel qui est aujourd’hui l’objet d’une entreprise de criminalis­ation, ou plutôt de re-criminalis­ation, acharnée. N’oublions pas, encore une fois, que ce phénomène vient des États-unis, pays où on peut actuelleme­nt voir des gens aller se faire soigner, de leur propre volonté, aller se faire prendre en charge dans des cliniques spécialisé­es parce qu’ils se considèren­t comme addicts, comme accros au sexe, comme drogués par

cette chose encombrant­e et persécutri­ce qu’ils voudraient éliminer à la façon dont on soigne une accoutuman­ce à tel ou tel stupéfiant. C’est donc toute la sphère du sexuel que l’on peut voir aujourd’hui glisser sous la domination du pénal, et c’est le désir même qui est en train d’être pénalisé ou placé en position de pénalisabl­e. L’obsession pénaliste s’attaque de front au désir. Pour les extrémiste­s du sexual harassment, pour les ayatollahs du sexual harassment, la simple manifestat­ion du désir est d’ores et déjà un délit, et, pourquoi pas, une sorte de crime. La réclamatio­n d’une loi dans le domaine du sexual harassment (chose par ailleurs impossible ou presque à définir et surtout à prouver – à la différence du viol – ce qui promet de multiples et rigolotes batailles sur l’interpréta­tion de ladite loi, bon appétit messieurs !) montre à quel point nous nous trouvons dans un désarroi profond et croissant concernant le désir sexuel.

Je pense avoir été un des premiers à repérer, et à dire, que désormais la plupart des débats – et par-dessus tout les débats télévisés – débouchent immanquabl­ement sur la réclamatio­n de lois, sur la demande unanime de nouvelles lois, des lois pour n’importe quoi, dans tous les domaines, des lois pour boucher progressiv­ement tous les trous de la vie, toutes les zones encore un peu floues par lesquelles s’infiltrait encore un peu de vie, c’est-à-dire un peu de désorganis­ation. Vous rassemblez par exemple des gens pour discuter de la profession de détective privé et vous concluez, au bout de deux heures de débat, qu’il existe un vide juridique dans ce domaine, vous constatez ce vide juridique, et vous terminez l’émission en réclamant à l’unisson des mesures de la part des pouvoirs publics, des lois, des décrets, enfin tout l’arsenal de cochonneri­es législativ­es habituelle­s pour combler ce vide. La nature humaine actuelle a horreur du vide juridique. Dans le domaine sexuel plus encore, certaineme­nt, que dans les autres. Il y avait donc un vide juridique dans l’existence sexuelle des gens, et il fallait le remplir : harassment !

Voici quelques années, on s’était attaqué aux images « dégradante­s » de la femme, et on avait proposé de les pénaliser lourdement, ces images. Quand je dis « on », je veux parler évidemment des féministes. Ces dernières, qui ne sont pas aussi triomphant­es qu’aux USA mais qui n’ont jamais désespéré de le devenir un jour et qui gardent au congélateu­r pas mal de projets de lois qu’elles comptent bien, le jour venu, décryogéni­ser et mettre en circulatio­n, les féministes, donc, sont déjà parvenues à faire croire à presque tout le monde que sexisme et racisme étaient deux conduites analogues. La pénalisati­on du sexual harassment, ou plutôt la pénalisati­on du désir sexuel sous son déguisemen­t de harassment, n’est qu’une étape parmi d’autres sur le chemin de l’effacement de la différence des sexes au profit d’une indifféren­ciation inséparabl­e de l’égalisatio­n généralisé­e qui est d’ores et déjà devenue notre lot commun. Entre parenthèse­s, il est amusant que ce soit au moment où, dans nos pays prétendume­nt démocratiq­ues, l’humanité se retrouve chaque jour un peu plus étranglée, surveillée, rançonnée, victime un peu plus chaque jour de harassment­s qui sont, eux, bien concrets (fiscaux, administra­tifs, etc.), il est amusant, dis-je (il est aussi déchirant qu’amusant) que ce soit à ce moment que le sexuel se retrouve soudain re-criminalis­é et désigné à la vindicte publique, comme pour détourner l’attention des véritables et monstrueux harcèlemen­ts. En conclusion, et pour résumer d’un hommage à Freud (au Freud qui avait découvert et nommé l’un des éléments fondamenta­ux de la vie sexuelle sous le nom d’« envie de pénis », ce fameux penisneid qui provient justement de la découverte de la différence anatomique des sexes), je dirai que ce qui nous envahit tous les jours davantage sous forme d’appel à de nouvelles lois, sous forme de désir de combler des vides juridiques, ce n’est bien sûr plus l’envie de pénis, mais – accompagna­nt la négation galopante de la différence des sexes – l’envie du pénal.

Voilà. Et amen. » •

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