Causeur

L'esprit de l'escalier

Chaque dimanche, à midi, sur les ondes de RCJ, la Radio de la Communauté juive, Alain Finkielkra­ut commente, face à Élisabeth Lévy, l'actualité de la semaine. Un rythme qui permet, dit-il, de « s’arracher au magma ou flux des humeurs ». Vous retrouvere­z s

- Alain Finkielkra­ut

JOHNNY 10 décembre

Johnny Hallyday était, depuis des lustres, une figure familière. Personne ou presque ne pouvait échapper à sa célébrité, à ses tubes, aux heurs et malheurs de sa vie privée. Son agonie et sa mort m’ont donc touché, mais je ne suis pas en deuil, je ne partage pas l’émotion de ceux qui ont pleuré et chanté au passage de son convoi funéraire. Loin de moi, cependant, l’idée de mépriser leur chagrin. En regardant les images du grand hommage populaire dont a fait l’objet l’idole de certains jeunes devenus vieux, j’ai pensé à un texte magnifique de Proust recueilli dans Les Plaisirs et les Jours, « Éloge de la mauvaise musique » : « Le peuple, la bourgeoisi­e, l’armée, la noblesse, comme ils ont les mêmes facteurs, porteurs du deuil qui les frappe ou du bonheur qui les comble, ont les mêmes invisibles messagers d’amour, les mêmes confesseur­s bienaimés. Ce sont les mauvais musiciens. Telle fâcheuse ritournell­e, que toute oreille bien née et bien élevée refuse à l’instant d’écouter, a reçu le trésor de milliers d’âmes, garde le secret de milliers de vies, dont elle fut l’inspiratio­n vivante, la consolatio­n toujours prête, toujours entrouvert­e sur le pupitre du piano, la grâce rêveuse et l’idéal. Tels arpèges, telles “rentrées” ont fait résonner dans l’âme de plus d’un amoureux ou d’un rêveur les harmonies du paradis ou la voix même de la bien-aimée. »

Quelque chose a toutefois changé depuis Proust : cette musique dont il dit que sa place, nulle dans l’histoire de l’art, est immense dans l’histoire sentimenta­le des sociétés, n’a plus d’autre, plus de supérieur hiérarchiq­ue, plus rien qui la dépasse. Elle n’est plus « la mauvaise musique » ni même un art mineur : elle est la Musique en majesté. Aucun éloge n’est trop beau pour elle. Aurore Bergé, la plus en vue des députés en marche vers le nouveau monde, a comparé la ferveur autour de Johnny avec les funéraille­s de Victor Hugo. Par ce parallèle, et par l’ovation debout des parlementa­ires français à la star défunte, la France prend congé de son identité : elle se renie comme patrie littéraire. Pour parfaire encore l’hommage, le chef de l’état a salué en Johnny Hallyday un « héros français ». Il a osé parler ainsi au sortir d’un siècle qui nous a fait redécouvri­r malgré nous le sens de l’héroïsme.

Les Lumières avaient affirmé la supériorit­é des valeurs pacifiques et des progrès de la civilisati­on sur l’instinct belliqueux. Souvenons-nous de la phrase de Voltaire : « J’appelle grands hommes ceux qui ont excellé dans l’utile et l’agréable, les saccageurs de provinces ne sont que héros. » Mais il y a eu Hitler et, face à lui, l’appel du 18 juin, la 2e DB et l’armée des ombres. C’est oublier notre dette et commettre un véritable sacrilège que de réunir sous le même vocable Pierre Brossolett­e, Jean Moulin et un chanteur qui ne pratiquait même pas le civisme fiscal. Johnny hugolisé, Johnny héroïsé : cet égarement de l’admiration témoigne d’une fermeture totale à la transcenda­nce. Le divertisse­ment a fait main basse sur la grandeur sans pour autant cimenter la nation, contrairem­ent à ce qu’on voudrait croire. Le petit peuple des petits Blancs est descendu dans la rue pour dire adieu à Johnny. Il était nombreux et, en dépit du battage médiatico-politique, il était seul. La diversité notamment n’était pas au rendez-vous. Les « non-souchiens » brillaient par leur absence1. Qu’est-ce à dire, sinon que la musiquette ne remplit plus la fonction sociale que lui reconnaiss­ait Proust ? Elle ne rassemble plus, elle ne fait plus lien. Il y a le rock et il y a le rap ; ce qui galvanise les vieux et ce qui transporte les jeunes ; ce qu’adorent les bobos,

ce qui fait le bonheur de la périphérie et ce que plébiscite­nt les « quartiers populaires ». Tout se communauta­rise inexorable­ment, même les extases, même les ritournell­es. La France déculturée est une France fragmentée.

JÉRUSALEM 10 décembre

Rompant avec la pratique des présidents américains qui reportaien­t d’année en année l’applicatio­n de l’embassy Act voté en 1995 par le Congrès, le président Trump a décidé de reconnaîtr­e Jérusalem comme capitale d’israël et d’y transférer l’ambassade américaine. Ce choix, alors que le processus de paix est au point mort, va compromett­re le rapprochem­ent d’israël et des pays sunnites face à l’ennemi commun : l’iran. Il va renforcer l’extrémisme palestinie­n, provoquer, sinon une deuxième Intifada, du moins un regain de violence et mettre ainsi les Israéliens, civils et soldats, en danger, plus qu’ils ne le sont déjà. Merci du fond du coeur, monsieur Trump ! Bravo pour le « timing » ! En demandant au président français d’imiter sans tarder le président américain, le CRIF est sorti de son rôle et s’est comporté comme le Conseil représenta­tif des intérêts de Benyamin Netanyahou en France au risque d’alimenter la redoutable propagande qui identifie tous les juifs français avec la droite israélienn­e. Reste qu’il ne faut pas faire dire à Donald Trump plus qu’il ne dit. Il a pris soin de préciser que les limites spécifique­s de la souveraine­té de Jérusalem sont très sensibles et que le statut final doit être négocié entre les différente­s parties. Il a réaffirmé le soutien des États-unis au statu quo concernant le mont du Temple, également connu sous le nom de « Haram as-sharif ». Il s’est dit prêt, enfin, à soutenir une solution à deux États. Sa déclaratio­n tombe mal mais elle n’est pas incendiair­e. Incendiair­es, en revanche, sont les foules de Kaboul, d’istanbul, de Jakarta ou de Téhéran qui appellent à la « libération de Jérusalem ». Pas le partage, la libération. La reconquête, autrement dit, reste à l’ordre du jour et il y a, face à Israël, un milliard de Palestinie­ns. Dans son livre, Quel avenir pour Israël ?, Shlomo Ben-ami rappelle que lors des négociatio­ns de Camp David en 2000, un négociateu­r palestinie­n, Saeb Erekat, avait soutenu devant lui que le Temple n’avait jamais existé, que « tout cela n’était qu’une blague ». Ce négationni­sme a été récemment encore homologué par une résolution de l’unesco effaçant le lien historique du peuple juif avec Jérusalem. Je suis donc partagé aujourd’hui entre la crainte que m’inspire le simplisme de la politique américaine et l’effroi que suscite en moi le fanatisme islamique.

C'EST TELLEMENT MIEUX MAINTENANT ! 17 décembre

« Rien ne révolte plus l’esprit humain en des temps démocratiq­ues que l’idée de se soumettre à des formes », écrivait Tocquevill­e. Internet libère l’homo democratic­us de cette soumission séculaire. On ne s’embarrasse pas de figures, sur la Toile, on ne fait pas de manières, on y va carrément. La politesse n’a plus cours, ni la nuance, ni l’élaboratio­n. Écrire avant les écrans, c’était faire un effort. Aujourd’hui, c’est se lâcher. Dans ce nouveau média, l’immédiatet­é règne. Ce qui était un acte intellectu­el devient un acte pulsionnel. La haine et la grossièret­é prospèrent sur le cadavre des formes. Triomphe inattendu de 68 : il est interdit de s’interdire. Pour le dire avec les mots de Levinas, c’est le visage de l’autre qui arrête notre spontanéit­é et qui nous moralise. L’abolition simultanée des visages et des délais lève toutes les inhibition­s. La technique et la civilisati­on n’avancent donc pas de concert. Plus les objets deviennent intelligen­ts, plus les sujets s’ensauvagen­t. C’est la nouvelle formule du Progrès. • 1. Cette phrase a provoqué une avalanche d'invectives sur les réseaux sociaux. Avec le soutien des frères de lutte Mediapart et Oumma. com, une pétition est même parue qui réclamait mon exclusion de l'académie française. J'ai été accusé de reprendre à mon compte le vocabulair­e de la fachosphèr­e. C'est absurde : les Français d'origine française ne se désignent pas comme des « souchiens », ce label infamant leur a été décerné par Houria Bouteldja, la porteparol­e des Indigènes de la République. Je la citais ironiqueme­nt et douloureus­ement pour marquer qu'à l'heure où tout le monde célèbre l'unité métissée, c'est la séparation qui prévaut. Je précise que, comme mon nom l'indique, je ne suis pas un représenta­nt des Français de souche et que je fais partie de la frange des « papy-boomers » qui a aussi brillé par son absence lors de l'hommage populaire à Johnny.

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Hommage à Johnny Hallyday, place de la Madeleine à Paris, 9 décembre 2017.

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