Causeur

SUS AUX BRIGITTE !

Est-il bien raisonnabl­e de laisser un cinéaste déraisonna­ble commenter chaque mois l'actualité en toute liberté ? Assurément non. Causeur a donc décidé de le faire.

- Par Jean-paul Lilienfeld

Brigitte Lahaie, dont vous et moi ignorons le passé, mais qui pour ce qu’on en connaît sait plus que toutes les « bigotes de la cause » ce qu’est le sexe non désiré, si ce n’est contraint, lâche dans un sanglot : « Je suis surtout une femme qui a souffert dans sa chair et qui depuis trente ans aide les femmes à se libérer. » Et parce que cette femme a l’élégance de ne pas s’appesantir sur son passé, dont on devine bien, aux quelques détails lâchés sur le divan de Fogiel, qu’il comporte des zones troubles, parce qu’elle a la dignité de sa résilience obtenue à force de travail et d’obstinatio­n, elle n’aurait droit qu’au lynchage en ligne, l’empathie étant réservée à celles dont le malheur non surmonté permet de se sentir utiles, grandes et généreuses ? Brigitte Lahaie parle de ce qu’elle connaît mieux que beaucoup d’autres. Le fait de jouir parfois pendant un viol – parfois, ça veut dire « pas souvent », ça veut dire « rarement », mais celles à qui ça arrive se sentent tellement coupables qu’elles s’en considèren­t deux fois plus sales – est une vérité et un obstacle supplément­aire à la reconstruc­tion tellement connus que même un site comme « NON aux violences sexuelles » [violences sexuelles.be/mythes-ausujet-des-agressions-sexuelles, NDLR] traite ce problème dans une rubrique démontant les mythes sur le sujet : « Le mythe : Si la victime est excitée sexuelleme­nt ou a eu un orgasme durant le viol, cela signifie qu’elle a ressenti du plaisir. La réalité : Certaines victimes ont une érection ou un orgasme durant une agression sexuelle, ce qui peut être troublant, et donner l’impression que c’était agréable. La plupart des personnes ne savent pas qu’une érection/un orgasme peut survenir durant un stress extrême. Il n’est donc pas question d’excitation sexuelle. […] Que la victime ait le vagin mouillé ne signifie nullement qu’elle soit consentant­e ou qu’elle en ait envie. » J’étais jusqu’à présent assez perplexe sur #balanceton­porc, partagé entre l’évidence qu’il libérait une parole indispensa­ble et celle de sa non moins évidente toxicité entre les mains sans éthique de la « foule », celle qui allait assister aux exécutions tant qu’elles étaient publiques, celle qui attend les criminels à la sortie des tribunaux pour leur cracher dessus, celle qui faisait le salut nazi avant d’apprendre précipitam­ment le V de la Victoire en 1944. L’appel

aux réactions de masse, la caisse de résonance démultipli­catrice avaient entamé mon soutien à ce hashtag. Un « microévéne­ment » a transformé ma méfiance en défiance. Qu’on en juge. La réalisatri­ce Brigitte Sy a commis un crime ! Elle a signé la tribune des 100 femmes. Il y a des points que je ne partage pas dans cette tribune. Reste que la résumer aux approximat­ions faites depuis sa parution est un procédé inique quoique désormais banal de disqualifi­cation de quiconque ne pense pas « comme il faut ». De plus, l’éternel argument « c’était-pasle-moment » me rappelle fâcheuseme­nt le prétexte de « non-stigmatisa­tion » qui a longtemps permis d’interdire que l’on voie certains problèmes, et au passage de décerner à ceux qui voyaient et qui disaient leurs galons de néoréactio­nnaires. Et voilà que Brigitte Sy, la mal-pensante, vient d’apprendre que son film, L’astragale, était déprogramm­é du cycle « Le genre fait son cinéma » au Ciné 104 de Pantin, organisé par le Collectif féministe de Pantin, par le mail suivant : « Les projection­s-débats du cycle “Le genre fait son cinéma” ont pour objectif d’engager avec les habitant-e-s de Pantin une réflexion sur le féminisme et sur les inégalités entre les femmes et les hommes. Nous pensons que le moment n’est pas opportun pour débattre sereinemen­t dans ce cadre avec une signataire de la tribune des cent femmes. En effet, les positions tenues dans cette tribune vont à l’encontre de valeurs féministes que nous portons. Elles banalisent les violences faites aux femmes et dépolitise­nt les questions que les féministes ont mis 30 ans à construire. Elles jettent le discrédit sur les féministes, qui se sont battues et continuent de se battre pour l’émancipati­on et la liberté des femmes. Enfin, elles expriment un réel mépris de classe. Nous sommes disposées à en discuter avec elle si elle souhaite s’en expliquer. » On cauchemard­e ! Qui sont ces « femmes de bien » pour laisser généreusem­ent à cette réalisatri­ce la possibilit­é de « s’expliquer » si elle le souhaite, de quel droit la traduisent-elles devant ce tribunal populaire autoprocla­mé ? On ne parle pourtant pas ici de propos honteux, on parle d’une ligne plus nuancée du féminisme. On parle de s’éloigner du manichéism­e. Son film était programmé depuis des mois (la projection initialeme­nt prévue en décembre avait été reportée en janvier pour des questions d’organisati­on), c’est donc bien uniquement en réaction à sa signature qu’il a été censuré. Certes, ce collectif est libre de programmer les films qu’il souhaite, mais déprogramm­er un film au prétexte que sa réalisatri­ce s’est écartée de la ligne laisse craindre quelques stages agricoles à venir pour rééduquer les réfractair­es au « Petit Livre rose ». De plus, l’accusation portée contre Brigitte Sy et les signataire­s de la tribune du Monde de « dépolitise­r » le débat et d’exprimer « un réel mépris de classe » est particuliè­rement significat­ive. Elle suggère que #balanceton­porc aurait pour but de défendre les travailleu­ses sur leur lieu de travail. Il est évident que les femmes aux prises avec leurs chefs de service et autres petites ou grandes autorités sont beaucoup plus démunies et vulnérable­s que celles qui, comme notre patronne vénérée, n’hésiteraie­nt pas à envoyer chier qui de droit en cas de besoin. Il n’en est pas moins vrai que des actrices connues, dont les témoignage­s, en larmes avec effet retard, ont ému le monde entier, n’ont pas grand commun avec la plupart des victimes. Certes, toutes sont confrontée­s au même choix cornélien : dénoncer ou perdre un emploi. Les unes prennent le risque de rater un film à Oscar, les autres de ne pas avoir de quoi nourrir leurs enfants. Les ukases et excommunic­ations d’une poignée de dogmatique­s persuadées d’être la seule incarnatio­n de la vertu, l’éliminatio­n du contradict­eur, la diabolisat­ion de l’avis différent sont finalement une manière d’apporter un soutien criant à cette tribune nuancée, d’en montrer toute sa pertinence : ne rien nier de l’indispensa­ble combat contre les violences faites aux femmes, mais se défier du néomaccart­hysme de l’ordre moral. Le mois prochain, nous verrons pourquoi il serait judicieux de rayer des encyclopéd­ies les articles sur les érections post mortem, notamment chez les pendus. Prétendre que la mort peut faire jouir est scandaleux et la mandragore est une fleur réactionna­ire. •

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