Causeur

Terrorisme pour tous !

Le terrorisme ubérisé ne s'embarrasse pas de structure centralisé­e. Aujourd'hui privé de territoire, l'état islamique peut compter sur le renfort de djihadiste­s amateurs qui se livrent à des attaques sporadique­s nécessitan­t une logistique légère.

- Sami Biasoni

Dans l'ancien monde – celui dont les équilibres politiques étaient essentiell­ement déterminés par les luttes d'influence entre le bloc soviétique et l'occident atlantiste –, le terrorisme était communémen­t employé en tant qu'arme de déstabilis­ation massive pilotée par les États. À la chute du mur de Berlin, ce sont les organisati­ons paramilita­ires les plus radicales (Brigades rouges italiennes, ETA, IRA…) qui s'en sont saisies comme moyen de pression d'envergure au service de leurs revendicat­ions politiques. Avec Al-qaïda, puis avec l'état islamique, l'occident a assisté à la mutation d'un terrorisme « classique », dont le 11-Septembre fut le point culminant, à une forme d'action plus modeste : d'un ensemble d'opérations ciblées, très organisées et ambitieuse­s, on est peu à peu passé à une myriade d'attaques sporadique­s généraleme­nt plus improvisée­s, relevant de logistique­s plus triviales.

« La France est confrontée à un phénomène nouveau, le terrorisme en libre accès », annonçait, résigné, le ministre de l'intérieur d'alors au lendemain de l'agression au couteau de militaires en poste devant un centre communauta­ire juif de Nice, un jour de 2015. Depuis, l'europe a connu moult « voitures folles », « haches incontrôlé­es » et autres objets du quotidien détournés de leurs usages civils pour donner la mort à des innocents. La stratégie des mille entailles Avant Charlie, la grande synagogue de Copenhague, Orly, le Thalys n° 9364, le Bataclan, San Bernardino, Magnanvill­e, le marché de Noël de Berlin, Westminste­r, la Rambla et New York, des appels à égorger les mécréants en Occident précisaien­t les moyens à mettre en oeuvre. Une vidéo de l'état islamique datée de 2014 harangue ses combattant­s : « Si vous ne pouvez pas trouver d’engin explosif ou de munitions, alors isolez l’américain infidèle, le Français infidèle, ou n’importe lequel de ses alliés. Écrasez-lui la tête à coups de pierre, tuez-le avec un couteau, renversez-le avec votre voiture, jetez-le dans le vide, étouffez-le ou empoisonne­z-le. »

De telles injonction­s relèvent des méthodes de la guérilla, face à un Occident déterminé pour sa part à mener une véritable « guerre contre le terrorisme ». Pour classiques qu'elles soient, elles ont maintes fois prouvé leur efficacité quand les rapports de force entre belligéran­ts étaient asymétriqu­es. Ces stratégies, dites des « mille entailles » ont été théorisées par Al-qaïda très tôt, dès l'irruption des soldats américains sur le sol irakien. Elles visent à harasser l'ennemi, autant qu'elles encouragen­t les vocations du plus grand nombre dans leurs libres expression­s. Tout extrémiste illuminé, tout délinquant en quête d'accompliss­ement peut ainsi prétendre rejoindre les cohortes de ceux qui tuent au nom d'une idéologie devenue folle. Cofidis et nouvelles dentelles L'islam condamne normalemen­t l'usure. C'est à ce sujet qu'amedy Coulibaly avait un jour consulté Djamel Beghal, l'« émir » des Buttes-chaumont, s'enquérant auprès de son maître à penser de la légalité (au regard de la charia) du recours à l'emprunt pour financer ses actions. La réponse fut sans appel : « Les dettes, ça concerne pas la situation actuelle, ça concerne la situation quand on est dans une société accomplie. » (Par « société accomplie », il faut entendre « régie par la loi islamique ».) Plus tard, la France découvrira que, quelques semaines avant la tuerie de l'hyper Cacher, Coulibaly avait contracté un crédit à la consommati­on d'un montant de 6 000 euros, qui avait vraisembla­blement également servi aux frères Kouachi dans la préparatio­n de leur épopée assassine.

Ces dernières années, plusieurs autres opérations financière­s similaires ont été observées par les services d'enquête européens. Lorsque l'on se rêve martyr, laisser une ardoise, en plus de familles endeuillée­s, à un pays que l'on honnit, c'est le meurtrir un peu plus encore. N'en déplaise à Alain Bauer, ce n'est pas un « lumpenterr­orisme » qui est à l'oeuvre, mais plutôt un terrorisme démocratis­é et consuméris­te, qui a les faibles moyens de ses modestes ambitions.

La relative aisance à obtenir ce genre de financemen­t grand public, couplée à la modicité des moyens requis par le terrorisme low cost, constitue un enjeu nouveau pour des États occidentau­x traditionn­ellement organisés pour mener des luttes à plus grande échelle (filières de grand banditisme, opérations transnatio­nales de blanchimen­t d'argent, etc.). La menace terroriste s'étant déplacée au niveau le plus bas des sociétés – celui des individus eux-mêmes – elle ravive la vieille dialectiqu­e foucaldien­ne : surveiller et punir certes, mais sans jamais céder à l'excès de punir en surveillan­t. Ce serait là une entaille de plus que nos démocratie­s ne méritent pas. •

*Banquier d'investisse­ment, professeur chargé de cours à l'essec et doctorant en philosophi­e à L'ENS.

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