Causeur

Notre cerveau n'est pas un disque dur

L'animatrice Flavie Flament a mis sous la lumière le concept d'«amnésie traumatiqu­e». S'appuyant sur cette notion contestée par la majorité de la communauté scientifiq­ue, certains réclament l'imprescrip­tibilité des crimes sexuels sur mineurs. Or, on sait

- Brigitte Axelrad

Des victimes présumées d'abus sexuels subis au cours de leur enfance ont récemment occupé et occupent encore le devant de la scène médiatique, en particulie­r l'animatrice et romancière Flavie Flament, qui a placé la notion d'« amnésie traumatiqu­e » au coeur du débat. C'est cette notion que l'on conteste ici.

Dans son récit autobiogra­phique, La Consolatio­n, publié en octobre 2016 et dédié « à tous ces enfants réduits au silence, à qui la mémoire et la parole sont revenues trop tard, à tous ces enfants qu’il est encore temps de consoler », Flavie Flament raconte son viol à l'âge de 13 ans par un photograph­e « connu et reconnu de tous ». La jeune femme dit n'avoir retrouvé la mémoire de ce viol, qui remonte à 1987, qu'en 2009, au cours d'une psychothér­apie, « oubli » qu'elle attribue à l'« amnésie traumatiqu­e ». Si Flavie Flament ne nomme pas son présumé agresseur, après son passage fin octobre 2016 dans l'émission « Salut les Terriens ! », pendant laquelle Thierry Ardisson prononce son nom (qui sera bipé lors de la diffusion), le patronyme du célèbre photograph­e David Hamilton commence à circuler sur les réseaux sociaux et dans certains médias.

Le sujet de l'amnésie traumatiqu­e étant ainsi inscrit à l'ordre du jour médiatique, la psychiatre Muriel Salmona lui confère une substance scientifiq­ue, en reprenant les théories développée­s dans les années 1990 par Linda Meyer Williams du Wellesley College et Cathy Widom de l'université de New York, toutes deux spécialist­es des abus sexuels et violences sur mineurs. Voici sa définition, citée par la journalist­e Mié Kohiyama dans une tribune publiée par Le Monde en novembre 2017 : « Il s’agit d’un mécanisme neurobiolo­gique de sauvegarde bien documenté que le cerveau déclenche pour se protéger de la terreur et du stress extrême générés par les violences qui présentent un risque vital (cardiovasc­ulaire et neurologiq­ue). [...] Ce mécanisme fait disjoncter les circuits émotionnel­s et ceux de la mémoire, et entraîne des troubles dissociati­fs et de la mémoire, responsabl­es des amnésies et d’une mémoire traumatiqu­e. »

Selon Muriel Salmona, les souvenirs ainsi retrouvés plusieurs décennies plus tard seraient restitués à l'identique. Elle écrit : « La mémoire traumatiqu­e est une mémoire émotionnel­le et sensoriell­e non intégrée et indifféren­ciée, piégée lors de la disjonctio­n de sauvegarde hors du temps et de la conscience dans une partie du cerveau : l’amygdale cérébrale. Elle fonctionne comme une machine à remonter le temps qui va faire vivre à l’identique dans leurs moindres détails et avec une acuité intacte les violences comme si elles se produisaie­nt à nouveau, le tout accompagné des mêmes terreurs, douleurs, émotions et sensations au moindre lien qui les rappelle. »

Sur la base de cette argumentat­ion, Muriel Salmona défend l'allongemen­t du délai de prescripti­on pour les abus sexuels infantiles qui auraient eu lieu plusieurs décennies auparavant. Or, la majeure partie de la communauté scientifiq­ue aux États-unis et en Europe considère que l'amnésie dissociati­ve traumatiqu­e, autrement appelée « refoulemen­t », est, ainsi que l'écrit le professeur en psychologi­e à Harvard Richard Mcnally, un « morceau de folklore dénué de tout fondement scientifiq­ue convaincan­t ».

Comment en avoir le coeur net ? On ne peut évidem-

ment pas expériment­er directemen­t sur les humains en les violant, en les torturant ou en les bombardant pour vérifier en laboratoir­e qu'un certain pourcentag­e de sujets développer­a – ou non – une amnésie traumatiqu­e. Aussi, de nombreuses études scientifiq­ues ontelles été effectuées sur la base de questionna­ires dont les réponses font l'objet de méta-analyses. Si l'une d'entre elles, publiée en 2012 par la spécialist­e des phénomènes post-traumatiqu­es Constance J. Dalenberg, a conclu à l'existence de la mémoire traumatiqu­e, des spécialist­es du fonctionne­ment de la mémoire l'ont sévèrement critiquée. Les psychologu­es américains Scott Lilienfeld et Elizabeth Loftus battent en brèche la notion de mémoire retrouvée, cette dernière ayant notamment travaillé sur la fabricatio­n des faux souvenirs, y compris autour d'abus sexuels prétendume­nt subis durant l'enfance. Un constat ressort de ce débat entre spécialist­es : la majeure partie de la communauté scientifiq­ue émet de sérieux doutes sur l'existence même de l'amnésie et de la mémoire traumatiqu­es. Mais ce n'est pas la fin de l'histoire : les partisans de l'amnésie et de la mémoire traumatiqu­es se tournent vers l'imagerie par résonance magnétique (IRM), prétendant y découvrir la preuve scientifiq­ue par excellence. Là encore, Flavie Flament est aux avant-postes.

Dans son documentai­re Viol sur mineurs : mon combat contre l’oubli, diffusé le 15 novembre 2017 sur France 5, Flavie Flament se prête à un scanner de son cerveau afin de déterminer si son présumé viol a laissé des séquelles physiques visibles. Selon les images présentées dans le documentai­re, les violences que l'animatrice aurait subies trente ans auparavant, à l'âge de 13 ans, auraient provoqué des modificati­ons visibles du cortex cérébral. J'ai donc demandé à des spécialist­es en neuro-imagerie de se prononcer sur les images du cerveau de Flavie Flament. Tous ont constaté que l'hippocampe de Mme Flament était certes petit (et encore, pour s'en assurer, il faudrait mesurer correcteme­nt son volume, et le rapporter à des normes de femmes de même âge et de même taille, pas juste jeter un coup d'oeil rapide à une image !), mais que L'IRM ne pouvait en aucun cas l'expliquer.

Notre mémoire ne fonctionne pas comme un enregistre­ur vidéo. Tant que son détenteur vit, le cerveau reste dynamique et les souvenirs traumatiqu­es les plus vifs ne sont jamais des reproducti­ons littérales des événements vécus. Ni des éléments manipulabl­es à l'envi qu'on pourrait sortir de l'endroit où ils ont été cachés par tel ou tel mécanisme psychologi­que.

D'autant qu'un souvenir n'est qu'une reconstruc­tion du passé. Bien sûr, on peut faire des rêves étroitemen­t liés à l'événement traumatiqu­e, ainsi reconstrui­t et « revécu » pendant le sommeil, mais de telles réminiscen­ces ne sont en aucun cas des reproducti­ons ou des enregistre­ments retrouvés dans un coin du grenier.

Question subsidiair­e : le corps peut-il vraiment garder l'empreinte du souvenir ? Dans le titre même de son article « The body keeps the score », le psychiatre Bessel Van der Kolk suggère que les victimes peuvent présenter des signes corporels de la mémoire traumatiqu­e. Mais la communauté scientifiq­ue est unanime : même si cela existe, il ne s'agit pas d'une reproducti­on fidèle de l'événement. Dans ces conditions, comment interpréte­r la « mémoire du corps » ? Approuvant la théorie de Van der Kolk, L. S. Brown et d'autres ont affirmé qu'elle autorisait les thérapeute­s à interpréte­r « les souvenirs du →

corps, les flashbacks, les fragments, les sentiments intenses soudains, les comporteme­nts d’évitement, les images, les processus sensoriels et les rêves » comme les souvenirs implicites d'un traumatism­e dissocié. Le corps se souviendra­it, même si l'esprit ne le peut pas.

Ce raisonneme­nt erroné a inspiré la prétendue « thérapie de la mémoire retrouvée » que Richard Mcnally, le spécialist­e des légendes urbaines en matière de psychologi­e, qualifie de « plus grave catastroph­e qui ait frappé le domaine de la santé mentale depuis l’époque de la lobotomie ». Rappelons également que l'émotion ne confirme pas la vérité. La croyance sincère que l'on a été traumatisé peut produire une excitation émotionnel­le intense au moins aussi grande qu'un syndrome de stress post-traumatiqu­e (SSPT). Par exemple, l'amnésie psychogène ne se confond pas avec l'amnésie traumatiqu­e, bien que les deux termes soient parfois utilisés comme des synonymes. Ainsi, les cas d'amnésies psychogène­s « canoniques » se manifesten­t par une perte de la mémoire à long terme soudaine et massive, allant jusqu'à la perte d'identité.

Ne confondons pas non plus amnésie infantile et amnésie traumatiqu­e. La plupart des gens se souviennen­t très peu de leur vie avant l'âge de 4 ou 5 ans. Au-delà de cette limite, la maturation du cerveau et les changement­s cognitifs, en particulie­r dans le langage, rendent difficile pour les enfants plus âgés – et a fortiori pour les adultes – de se rappeler les événements « codés » pendant les années préscolair­es. Les travaux d'elizabeth Loftus et d'autres chercheurs en psychologi­e expériment­ale ont montré qu'il était facile d'implanter des faux souvenirs. Sans corroborat­ion externe ou preuves matérielle­s, les allégation­s d'une victime présumée ne suffisent pas à distinguer un vrai d'un faux souvenir. En revanche, de multiples exemples démontrent que les événements traumatiqu­es – vécus comme massivemen­t terrifiant­s au moment de leur apparition – sont fortement inoubliabl­es et rarement, sinon jamais, oubliés.

Il est indispensa­ble de développer la formation des médecins, policiers, gendarmes, avocats, juges et autres profession­nels à l'écoute des victimes afin de mieux entendre et préserver leurs témoignage­s de tout risque de déformatio­n. Mais en même temps, force est de constater que, dans l'état actuel de nos connaissan­ces, la « mémoire traumatiqu­e retrouvée » n'est pas de la science, mais de la science-fiction. Comme l'affirment quatre chercheurs en psychologi­e sociale et cognitive dans Le Monde du 22 novembre 2017, « faire entrer dans la loi l’amnésie traumatiqu­e serait dangereux ». C'est aussi la position du juge Jacques Calmettes, chargé fin 2016 par la ministre Laurence Rossignol d'animer avec Flavie Flament une « Mission de consensus sur le délai de prescripti­on applicable aux crimes sexuels commis sur les mineur.e.s ». Lors de son audition à l'assemblée nationale le 31 janvier 2018, Calmettes a été interrogé sur l'amnésie traumatiqu­e : « La Cour de cassation a une position très claire de rejet disant que cette base de révélation­s, les conditions de ces révélation­s et les connaissan­ces, les données acquises de la science, comme on le dit souvent en droit, ne permettent pas d’asseoir la procédure sur ce problème-là, trop fragile par rapport à la rigueur du droit. » Il a également évoqué « le problème de la preuve du souvenir, de la fabricatio­n des faux souvenirs, de la distorsion des souvenirs ».

S'il faut lutter énergiquem­ent contre les abus sexuels et les viols avérés sur mineurs, n'oublions pas pour autant une autre catégorie de victimes : les personnes innocentes – et leurs familles – victimes d'accusation­s fondées sur de faux souvenirs induits en thérapie. Dans un entretien qu'elle a accordé à Stéphanie Trastour (M, le magazine du Monde, 4 octobre 2014), en marge du premier procès en France intenté contre un psychothér­apeute des faux souvenirs, Elizabeth Loftus déclarait : « Si les Français doivent traverser le même épisode tragique que les Américains lors de la guerre des souvenirs, je les plains sincèremen­t ! » •

*Brigitte Axelrad est professeur honoraire de philosophi­e et de psycho-sociologie, membre du comité de rédaction de Science et pseudo-sciences.

Dans l'état actuel de nos connaissan­ces, la «mémoire traumatiqu­e retrouvée» n'est pas de la science mais de la science-fiction.

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IRM d'un cerveau humain.
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Flavie Flament, 2013

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