Causeur

L'esprit de l'escalier

- Alain Finkielkra­ut

Chaque dimanche, à midi, sur les ondes de RCJ, la Radio de la Communauté juive, Alain Finkielkra­ut commente, face à Élisabeth Lévy, l'actualité de la semaine. Un rythme qui permet, dit-il, de « s’arracher au magma ou flux des humeurs ». Vous retrouvere­z ses réflexions chaque mois dans Causeur. LA MISE À MAL DU DROIT ET DE LA LITTÉRATUR­E 4 février

La révolution #metoo se caractéris­e comme toutes ses devancière­s par l'antijuridi­sme. Parce qu'il est méticuleux, parce qu'il respecte les formes, parce qu'il impose à chaque accusation l'épreuve du contradict­oire, le droit suscite aujourd'hui l'impatience, l'incompréhe­nsion et même la haine. À l'époque de l'immédiatet­é technique et de la mobilisati­on politique contre les violences faites aux femmes, on n'a pas de temps à perdre avec les procédures, les coupables doivent payer tout de suite. En Amérique, il suffit déjà d'une simple dénonciati­on pour que des acteurs, des metteurs en scène, des chefs d'orchestre soient mis au ban. Le jugement n'attend pas la justice et il est sans appel. En France, quand deux plaintes, l'une pour viol, l'autre pour abus de faiblesse, sont déposées contre le ministre de l'action et des Comptes publics Gérald Darmanin, les néoféminis­tes, Mediapart, et aussi ceux qui, à droite, ne lui pardonnent pas d'avoir changé de camp, exigent sa démission sur-le-champ. À quoi bon attendre les enquêtes ? Le porc est démasqué : il doit disparaîtr­e. La même logique est à l'oeuvre dans une affaire criminelle qui a tenu la France en haleine : l'affaire Daval. Alexia Daval a été retrouvée morte non loin de chez elle, le corps à demi calciné. On a cru d'abord qu'elle avait été tuée par un rôdeur lors de son jogging matinal. Or, après trois mois de mensonges et de larmes, son mari vient d'avouer : il est le meurtrier. Les tables rondes se succèdent alors sur les chaînes d'informatio­n continue. Muriel Salmona, la psychiatre à qui l'on doit le concept de « culture du viol », brosse le portrait d'un monstre manipulate­ur. Mais surgit soudain une voix discordant­e : l'avocat de Jonathann Daval affirme, sans excuser son client, que les rapports entre les époux étaient très tendus et que c'était elle qui se montrait violente. Cette ligne de défense fait scandale. Les néoféminis­tes s'indignent. Bafouant la séparation des pouvoirs, la secrétaire d'état chargée de l'égalité entre les femmes et les hommes accuse l'avocat de salir toutes les victimes de violences conjugales. Elle requalifie sur sa lancée le meurtre d'assassinat et parle même de « féminicide » comme si, à l'instar des nazis qui éliminaien­t les juifs en tant que juifs, Jonathann Daval avait étranglé sa femme pour la punir d'être une femme. Imaginons une seule seconde le scénario inverse. Alexia tue Jonathann, et son avocat révèle que celui-ci avait une personnali­té écrasante et se montrait parfois violent. Aussitôt, un comité de soutien se serait formé, et Josiane Balasko, invitée à la télévision par Laurent Delahousse, aurait invoqué la légitime défense. Je ne ferai pas la même chose pour Jonathann Daval : son crime est atroce. Mais il est le dénouement d'une histoire singulière. Sa femme, en effet, furieuse de n'avoir pas d'enfant en dépit de son traitement anti-infertilit­é, lui envoyait des SMS pour fustiger son impuissanc­e... Le droit ne connaît que des cas particulie­rs. La révolution n'a affaire qu'à des entités. C'est pourquoi toutes les révolution­s veulent se défaire du droit. « Il n’y a pas d’innocents parmi les aristocrat­es », disait Collot d'herbois, et la loi du 22 prairial, la fameuse loi des suspects, donnait les coudées franches au Tribunal révolution­naire en supprimant l'instructio­n, en fondant l'acte d'accusation sur de simples dénonciati­ons, en

retirant à l'accusé le secours d'un avocat, en supprimant l'audition de témoins, bref : en faisant de l'audience une simple formalité. Nous ne sommes pas revenus, Dieu soit loué, à l'âge de la guillotine, mais la structure mentale de la révolution actuelle est la même. La dénonciati­on fait le coupable, le « porc » est celui que sa victime désigne comme tel, car, selon la phrase immortelle d'agnès Varda : « L’humiliatio­n est toujours du côté des femmes. » Le droit relève de ce que les Grecs appelaient la phronesis, qu'on traduit généraleme­nt par « prudence » et qui est, plus précisémen­t, la sagesse pratique adaptée à la singularit­é des cas. Aujourd'hui, une nouvelle fois, l'idéologie congédie la phronesis et traite les individus comme des symboles. Le droit est donc mis à mal et, avec lui, la littératur­e, cette jurisprude­nce de la vie humaine. Dans le numéro du Nouveau Magazine littéraire consacré à « l’histoire qui se fait sous nos yeux », Sophie Rabau, enseignant­e-chercheuse à l'université Paris III, explique doctement que si Carmen la rebelle accepte de suivre José et renonce à se défendre, c'est qu'elle a été violée. Nausicaa surprise par Ulysse a subi un sort identique. Et notre herméneute se demande ce qu'on a bien pu faire à Célimène pour que cette veuve indépendan­te et joyeuse finisse par proposer à Alceste un mariage dont elle a dit sur tous les tons qu'elle ne le voulait pas. Conclusion de l'article : « Une récente campagne a appelé les victimes d’agressions sexuelles à briser le silence qui les tue une deuxième fois, je ne vois aucune raison à ce que cette saine entreprise s’arrête au bord de la fiction. Seule une action collective des lecteurs, lectrices et personnage­s permettra de mettre au jour la violence enfouie dans les pages de la littératur­e mondiale. Aux dernières nouvelles, Carmen se trouverait en Italie, à Florence, où elle semble avoir réussi à se débarrasse­r de José dans une mise en scène de l’opéra de Bizet par Leo Muscato. Depuis les foyers des femmes de Toscane où je l’ai retrouvée, je lance avec elle ce solennel appel : #Balance ton porc dans la fiction. Ce texte à n'en pas croire ses yeux est publié dans un magazine qui a le culot de se dire « littéraire ». Quand l'esprit du droit s'éclipse, l'esprit du procès s'installe, et ni les vivants, ni les morts, ni les êtres en chair et en os, ni les personnage­s de roman n'échappent à ses incriminat­ions. →

LES OEUFS SE REBIFFENT ! 11 février

Ebdo est un nouveau magazine qui doit jouer des coudes pour se faire une place sur un marché déjà saturé. Ce besoin pressant d'attirer l'attention l'a donc conduit à exhumer une ancienne plainte pour viol classée sans suite contre Nicolas Hulot, ministre médiatique s'il en est. Mais, cette fois, les autres journaux n'ont pas suivi. Ils ont condamné cette initiative tout en se gardant de critiquer le mouvement qui l'avait rendue possible. Et sans se démonter, les néoféminis­tes ont dit que les excès de la nouvelle révolution étaient le prix à payer pour ses avancées prodigieus­es. À entendre ces variations sur le thème « on ne fait pas d'omelette sans casser des oeufs », j'ai pensé à un article magnifique d'hannah Arendt : « Eggs speak up » (« Les oeufs se rebiffent »). Avant d'être de gauche ou de droite, je suis du parti des oeufs car je n'ai pas oublié le xxe siècle. Je n'en déduis pas pour autant que le monde est exclusivem­ent composé d'individus : il y a des classes, des peuples, des nations, des minorités… C'est toujours pour des causes collective­s qu'on s'engage, mais ce que je retiens de l'histoire de l'engagement, c'est qu'il faut absolument résister à la tentation d'assigner le Bien à l'une ou l'autre de ces entités. Elles ne sont jamais intégralem­ent innocentes ou vertueuses. Or, le néoféminis­me a tendance à idéaliser toutes les femmes et à recueillir leurs plaintes sans aucune vérificati­on, comme si la calomnie et l'esprit de vengeance étaient des spécificit­és masculines. Il n'y a de Dieu que Dieu et si Dieu n'existe pas, sa place doit demeurer vide, la remplir par une totalité, quelle qu'elle soit, c'est tomber dans l'idolâtrie, et

l'idolâtrie peut faire des ravages. Les néoféminis­tes évoquent irrésistib­lement les islamistes, pour qui les hommes musulmans sont tous des frères et les femmes toutes des soeurs. De beaux moments de fraternité interrompe­nt parfois le cours des choses, mais vouloir pérenniser ces moments, c'est exposer les hommes et les femmes à de grands périls. Le « frérisme » et le « sororisme » sont des attentats contre la pluralité humaine.

COMMÉMORER MAURRAS ? 11 février

« Commémorer n’est pas célébrer, c’est se souvenir ensemble d’un moment ou d’un destin », écrivent Jean-noël Jeanneney et Pascal Ory. Distinctio­n essentiell­e : « On commémore la Saint-barthélemy, on ne la célèbre pas. On commémore l’assassinat d’henri IV par Ravaillac, on ne le célèbre pas. On commémore la Grande Guerre, on ne la célèbre pas. […] Le haut comité aux commémorat­ions nationales a jugé qu’il était de sa mission de rappeler ce que furent les mouvements intellectu­els et politiques d’extrême droite sous la IIIE République, et l’influence majeure qu’y eut, bien au-delà de sa famille politique, et le rôle qu’y joua un personnage tel que Charles Maurras, que son nationalis­me monarchist­e, antisémite, raciste, conduisit, en 1940, à un soutien immédiat au régime du maréchal Pétain et aux pires infamies de celui-ci .» Pour Sébastien Ledoux, qui est aussi historien, c'est la dette des contempora­ins envers les objets du passé qui inspire l'acte de commémorer : « Si les commémorat­ions officielle­s des pages sombres de l’histoire nationale ont pu faire sens collective­ment, c’est précisémen­t au nom de l’hommage rendu aux victimes et non en souvenir de ceux qui ont participé au crime, ou soutenu, par adhésion idéologiqu­e, les responsabl­es de ces crimes ». Cet argument a une certaine force. Celui de Jeanneney et Ory aussi. Je me sens donc incapable de trancher. Je ne sais pas si Françoise Nyssen, la ministre de la Culture, a eu tort ou raison de retirer la référence à Maurras dans le livre de commémorat­ions de 2018. Ce que je sais, en revanche, c'est que si nous voulons comprendre quelque chose au passé français, la vie, l'oeuvre et l'action de Charles Maurras ne doivent surtout pas tomber dans l'oubli. Son rayonnemen­t a été immense, mais à la différence de Barrès, l'autre grand doctrinair­e du nationalis­me français, Maurras est insauvable. Tous deux ont été des antidreyfu­sards passionnés, tous deux défendaien­t l'armée et l'état contre une justice abstraite qui risquait de les affaiblir. Tous deux considérai­ent les juifs comme des étrangers. Mais la guerre de 1914 a changé Barrès. Apprenant notamment que le grand rabbin de Lyon Abraham Bloch était tombé au champ d'honneur en offrant un crucifix à un soldat catholique mourant, il a intégré les israélites dans Les Familles spirituell­es de la France. Rien de tel chez Maurras. Quand Léon Blum accède au pouvoir, il émet le voeu que celui-ci soit tué d'une balle dans le dos et il le traite de « vieux chameau sémitique ». Après la « divine surprise » de l'arrivée au pouvoir du maréchal Pétain, il applaudit le statut des Juifs d'octobre 1940, « au nom du droit absolu de faire nos conditions aux nomades que nous recevons sous nos toits ». Avec lui, l'antisémiti­sme accède au rang d'idéologie, c'est-à-dire non plus seulement de préjugé, mais de principe explicatif de l'histoire. « Tout paraît impossible, ou affreuseme­nt difficile, sans cette providence de l’antisémiti­sme. Par elle tout s’arrange, s’aplanit et se simplifie. Si l’on n’était antisémite par volonté patriotiqu­e, on le deviendrai­t par simple sentiment de l’opportunit­é. » Le Juif symbolise l'antination. Et il n'est pas le seul. La République selon Maurras « livre le patrimoine national à une véritable entreprise de colonisati­on, le pouvoir réel est passé entre la main de quatre états complices, et tous émanant de l’étranger : les états juif, métèque, maçon et protestant ». Cette pensée n'a pas survécu aux années noires et elle a entraîné dans sa disgrâce l'idée même de conservati­sme. Quand Mathieu Bock-côté, par exemple, écrit que notre temps est traversé par une grande peur, celle de devenir étranger chez soi, on lui jette immédiatem­ent Maurras à la figure : « Il s’agit de savoir si nous sommes chez nous en France ou si nous n’y sommes plus ; si notre sol nous appartient, ou si nous allons perdre avec lui notre fer, notre houille, et notre pain ; si, avec les champs et les mers, les canaux et les fleuves, nous allons aliéner les habitation­s de nos pères, depuis les monuments où se glorifie la cité, jusqu’aux humbles maisons de nos particulie­rs. Devant un cas de cette taille, il est ridicule de se demander si la France renonce aux traditions hospitaliè­res d’un grand peuple civilisé. Avant d’hospitalis­er, il faut être. » Maurras est aujourd'hui le repoussoir providenti­el du progressis­me mondialisé, qui ne veut pas voir dans le monde des peuples avec des moeurs et des traditions spécifique­s, mais des population­s interchang­eables. Ainsi, la France se disloque et la nouvelle judéophobi­e prospère à l'abri de la vigilance antimaurra­ssienne. Tout compte fait, ce n'est pas le retour de l'idéologie de l'action française qui est à craindre, c'est, commémorat­ion ou pas, la mise en accusation pour maurrassis­me d'une stupeur et d'une douleur qui ne méritent pas cette indignité. •

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Gérald Darmanin, février 2018.
 ??  ?? Charles Maurras devant l'académie française, juin 1939.
Charles Maurras devant l'académie française, juin 1939.

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