Causeur

Ils rendent à César ce qui est à Dieu

Dans Aveuglemen­ts, Jean-françois Colosimo, historien et théologien, voit dans la confusion entre politique et religieux l'origine des convulsion­s du monde moderne. Le dévoiement de la religion en un ensemble de rites marque la défaite de la spirituali­té a

- Jérôme Leroy

Est-il possible d'être à la fois engagé et nuancé, passionné et précis, méthodique et digressif sur des questions aussi décisives par les temps qui courent que le retour du religieux, le choc des civilisati­ons, les métamorpho­ses et les masques d'un nihilisme au mieux de sa forme, la barbarie la plus primitive des égorgeurs de Daech et celle de l'hypertechn­ologie prométhéen­ne de la Silicon Valley, cet aboutissem­ent extrême occidental de la mondialisa­tion libérale ? Est-il possible, aujourd'hui encore, de conjuguer l'histoire, la géopolitiq­ue, la philosophi­e et surtout la théologie sans oublier, parfois, la littératur­e et la poésie pour tenter de conjurer ce que Debord appelait en voulant caractéris­er la misère de l'homme moderne, « la perte de tout langage adéquat aux faits » ? À lire le monumental essai de Jean-françois Colosimo, Aveuglemen­ts, la réponse est oui. Le sous-titre, Religions, guerres, civilisati­ons, délimite un champ de bataille qui est le nôtre aujourd'hui, qu'on le veuille ou non. Il est pourtant hors de question, pour l'auteur, d'élaborer une théorie ou de faire preuve d'esprit de système. Ceux qui voudront trouver ici un brûlot antimodern­e ou un manifeste néoconserv­ateur seront déçus. Si Colosimo se livre à une critique serrée des Lumières ou de la fin de l'histoire rêvée par la révolution bolchéviqu­e dans la vieille tradition du messianism­e russe, il n'est pas question pour lui de nier leur rôle, y compris dans sa propre réflexion : « Mes amis nostalgiqu­es des hymnes de la Révolution redouteron­t peut-être que je ne me mette à ressasser les rengaines de la Réaction. Qu’ils se rassurent, ce n’est doublement pas

L'égorgement du père Hamel dans l'église de Saint-étienne-durouvray illustre l'oubli de la spirituali­té.

le cas : ni qu’ils connaissen­t vraiment cette pensée qu’ils croient savoir accessoire et arriérée ; ni que je la croie vraie quoique je sache capital de connaître son actualité. Faut-il ajouter que je me sais pour partie héritier des Lumières et participan­t de la modernité qui ont leur part de bonheurs ? » Le lecteur d'aveuglemen­ts ne pourra pas se réfugier dans le confort intellectu­el. Il y a du Bernanos chez Colosimo, celui des Grands cimetières sous la lune qui n'hésite pas à tirer contre son camp au nom de l'honneur et de l'amour. Ou ce que l'on pourrait croire être son camp, au vu de la biographie de notre homme : un catholique converti à l'orthodoxie, un des grands théologien­s français, professeur à l'institut Saint-serge. Comme Bernanos, il a juré, dans Aveuglemen­ts, de nous émouvoir « d’amitié ou de colère, qu’importe ? » et son livre, tel qu'il le définit lui-même en citant Michel Foucault et Maurice Clavel, s'apparente d'abord à un « reportage d’idées », à un « journalism­e transcenda­ntal ». Aveuglemen­ts part d'un premier constat, tout entier contenu dans son titre. À proprement parler, nous ne voyons plus ce qui se passe, ce qui se passe vraiment. Nous sommes terrifiés, en Occident, par les fondamenta­lismes religieux que nous tenons pour des archaïsmes mortifères. Mais nous nous trompons sur les raisons réelles de ce phénomène. Il ne s'agit pas d'un passé qui revient à la faveur de crises géopolitiq­ues et d'un désarroi identitair­e né de l'uniformisa­tion du monde sous le signe de l'individual­isme. Il s'agit en fait de la continuati­on d'un mouvement historique long que l'occident a lui-même initié et qui consiste en une sécularisa­tion du religieux : on a remplacé les Églises par les États, la foi en Dieu par la foi en des idéologies et Dieu lui-même par un individu appelé à devenir souverain. Ce mouvement a transformé les vieilles théologies, celle de Thomas d'aquin, d'averroès ou de Maïmonide en « théologie politique » : peu à peu, il n'a plus été question de croire en Dieu dans une conjugaiso­n entre foi et raison, mais d'établir des religions sans Dieu, d'en garder les rites, les signes, les symboles, en divinisant l'état, le pouvoir. Sans oublier l'histoire dont la fin n'est plus le Jugement dernier et la Cité de Dieu d'augustin, mais l'horizon radieux de la société sans classe des bolcheviks, le Reich de mille ans ou l'utopie des Pères fondateurs des États-unis voyant dans une terre nouvelle l'occasion d'expériment­er une « théodémocr­atie » qui perdure aujourd'hui encore, avec « cette destinée d’exception sous la protection de Dieu ». L'islam n'a pas échappé à ce mouvement, y compris dans les formes terroriste­s qu'il a prises après la révolution chiite iranienne en 1979 ou lors du 11 septembre 2001. D'où le face-à-face auquel nous assistons aujourd'hui entre l'occident et les diverses formes étatiques que prend l'islam fondamenta­liste, qui a tout d'une rivalité mimétique et rien d'un choc des civilisati­ons, concept que Colosimo démonte sans trembler : « Embarras majeur : on ne sait plus de la religion et de la politique où sont l’original et la copie, à moins de considérer qu’ils sont les ersatz ou les résidus l’un de l’autre. » Dans son chapitre intitulé « La guerre perpétuell­e », Colosimo montre que cette confusion des genres explique déjà en grande partie les tragédies du xxe siècle, y compris les deux guerres mondiales. D'où l'intérêt d'une généalogie fouillée de cette confusion ou de cette substituti­on. Pour aller vite, Colosimo distingue plusieurs coupables. D'abord, les Lumières et leur dégénéresc­ence dans la Terreur, qu'il décrit minutieuse­ment sous l'angle d'un phénomène religieux sécularisé avec Robespierr­e en mystique de l'être suprême. Ensuite le philosophe allemand Carl Schmitt, culturelle­ment catholique, mais qui dans sa Théologie politique de 1922 théorise cette divinisati­on totalitair­e de l'état qui plaira tant aux nazis, lesquels feront de lui leur juriste officiel. Cette substituti­on est aussi à l'oeuvre dans le nihilisme russe de 1905, le stalinisme et le djihadisme, aveuglemen­ts mortifères qui prétendent faire advenir un homme nouveau. Même notre Iiirépubli­que, que l'on voit habituelle­ment comme un régime plutôt aimablemen­t anticléric­al, modérément radical-socialiste, n'a pas échappé à cette métabolisa­tion du religieux en divinisant la patrie, en vouant un culte aux monuments aux morts ou en amenant au Panthéon la dépouille des saints laïques de la raison et de l'émancipati­on. Pour Colosimo, homme de foi, l'adversaire existe pourtant. C'est lui qui fait régner l'illisible chaos de notre temps. Et, quand notre auteur évoque dans une conclusion poignante l'égorgement du père Hamel dans l'église de Saint-étienne-du-rouvray, il nous montre que ce qui était à l'oeuvre ce jour-là, ce n'étaient pas des hommes, c'était le stade ultime de cette fameuse théologie politique et, paradoxale­ment, l'oubli de la spirituali­té. La seule voie, pourtant, qui puisse nous faire revenir sur les chemins de l'espérance et de l'amour rédempteur. •

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 ??  ?? Aveuglemen­ts : religions, guerres et civilisati­ons, Jeanfranço­is Colosimo, Éditions du Cerf, 2018.
Aveuglemen­ts : religions, guerres et civilisati­ons, Jeanfranço­is Colosimo, Éditions du Cerf, 2018.

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