Les carnets de Roland Jaccard
1. LA NUIT DE GÊNES
De même que Blaise Pascal a connu sa « Nuit de feu », nuit qui le conduira à une identification hystérique à Jésus, Paul Valéry a vécu une expérience semblable qu'il a décrite comme sa « Nuit de Gênes ». Les conséquences furent diamétralement opposées à celles que connut Pascal. Valéry décide de renoncer à toute ambition intellectuelle et à toute forme de passion : il s'en tiendra dorénavant à l'écriture aurorale de ses Cahiers,« se sentant le droit d’être bête le reste de la journée ». Cette Nuit de Gênes, cette nuit « blanche d’éclairs » – qu'il a passée avec pour seul désir « d’être foudroyé. (Il paraît que je n’en valais pas la peine.) », ironise-t-il –, il l'a racontée dans une lettre à son ami Guy de Pourtalès : « Ce n’était que haute fréquence – dans ma tête comme dans le ciel. Il s’agissait de décomposer toutes mes premières idées, ou idoles ; et de rompre avec un moi qui ne pouvait pas pouvoir ce qu’il voulait, ni vouloir ce qu’il pouvait. » La Nuit de Gênes ayant ainsi dissipé les brumes de son romantisme, il deviendra ce « mystique bloqué » dont Cioran se moquait, lui reprochant d'avoir lui-même créé sa légende de poète-mathématicien. Ce préambule un peu trop long pour dire que Valéry et Nietzsche ont en commun d'avoir vécu à Gênes des expériences décisives qui les marqueront toute leur vie durant. Nietzsche, au plus fort de sa dépression en mai 1881, corrige les épreuves d'aurore à Gênes, où il a les premières intuitions de l'éternel Retour et se prend de passion pour Carmen, l'opéra de Bizet qui lui permettra de rompre définitivement avec Wagner.
2. « JE FINIRAI PEUT-ÊTRE PAR L'AIMER... » Du coup, curieux de savoir comment Paul Valéry avait réagi à la lecture de Nietzsche, je me suis procuré son bref essai Sur Nietzsche et je n'ai pas été déçu. Là où je m'attendais à des points de rencontre, notamment concernant la méfiance à l'égard de la métaphysique, la critique des idéalismes, la démolition du « palais des idées », je n'ai pratiquement trouvé que des sarcasmes, voire des insultes qui culminent dans cette injonction : « Qu’on le prive de papier ! » Injonction qui ne serait que cocasse si on ne la rapportait à ce souci de rigueur qui lui faisait affirmer dans ses années de jeunesse que « plus on écrit, moins on pense ». Il est vrai que Valéry n'a connu Nietzsche qu'au travers des traductions, élégantes et dépourvues d'afféteries inutilement savantes, de son ami Henri Albert. Guy de Pourtalès également, tout comme Gide, l'incitait à écrire un article sur Nietzsche, article qu'il n'écrira jamais. Mais par courtoisie il admettra qu'il y a chez le penseur allemand une espèce de charme qui tient à la forme nerveuse de son intelligence et qu'il finira peut-être par l'aimer. Quand on se plonge dans les notes qui figurent dans les ouvrages qu'henri Albert lui a fait parvenir, on peut en douter.
3. UN PANTIN ?
Quelques exemples assez savoureux pour conclure : « Nietzsche ne veut que troubler les cerveaux pour la plus grande gloire du sien. […] Il est féroce en idées, pitoyable en fait. Fou de vanité ! […] La niaiserie musicale de l’éternel retour. […] Abondant en généralités, échouant en détail. […] Il dit : “Je ne veux pas être pris pour un saint. Il me plairait davantage d’être pris pour un pantin.” […] Je le prends pour tel ! » dit Valéry. Je pourrais multiplier les formules assassines qui n'enlèvent rien à l'admiration que j'ai pour Nietzsche – l'homme comme l'oeuvre. Évidemment, qu'il y a trop de significations chez lui, qu'il n'est pas assez aveugle, pas assez inerte. Naïvement immoraliste. D'ailleurs, dit pertinemment Valéry, « je n’ai vu d’immoralistes que littéraires. Il n’y en a même pas au bagne ». Évidemment qu'il est humain, trop humain. Mais qui ne pense pas l'être ? Et c'est peut-être justement cela qui fait l'humain. Mais laissons le dernier mot à Nietzsche : « J’ai toujours écrit mes oeuvres avec tout mon corps et toute ma vie : j’ignore ce que sont des problèmes purement spirituels. » J'en dirais de même pour moi. • Paul Valéry, Sur Nietzsche, La Coopérative, 2017.