Causeur

Pichonneau et la déconstruc­tion

Rimbaud écrivait : « Il faut être absolument moderne. » Eh bien, Jean-michel Pichonneau le pense aussi. Réussira-t-il ? On le découvrira au gré de ses exploits relatés chaque mois dans Causeur.

- Par Patrice Jean

Patrice Jean

Certains croient que Jean-michel Pichonneau n’existe pas, du moins pas plus ni moins que l’hydre de Lerne, Sherlock Holmes, un hippogriff­e ou Superman. C’est faux. Je l’ai rencontré chez ma belle-soeur. Alors, on fait moins les malins ! Pichonneau, à l’époque où je le vis la première fois, n’était pas encore le Pichonneau qu’on connaît tous : il portait une chemise Lacoste et ne perdait pas ses cheveux (sauf sur le haut du crâne). Sonia (c’est ma belle-soeur) fêtait ses 35 ans, c’est la raison pour laquelle nous étions, à cette soiréelà, une trentaine de convives à sourire bêtement, un verre à la main, pour bien montrer que nous étions cools et sympas, prêts à plaisanter. Le plus grand déconneur gagnerait la partie. Le jeu était risqué, car il fallait éviter les déconnades trop vulgaires (le baissage de pantalon ou la paire de seins postiche) sans, pour autant, se contenter de la saillie spirituell­e et de l’épigramme de bon aloi : il fallait être drôle, être un « numéro », mais pas un gros beauf. En général, comme personne ne tenait l’équilibre, on finissait par mettre de la musique, en mélangeant des vieux tubes de Téléphone (« Ça, c’est vraiment toiiiii ! ») à des airs plus contempora­ins que des aigrefins commentaie­nt d’un air entendu – pendant que les autres dansaient « comme des malades ». Le souffle chaud du mois de juin s’engouffrai­t par les fenêtres ouvertes, Macron venait d’être élu président de la République, les cafés de la rue de Clichy s’emplissaie­nt d’hommes en bras de chemise et de femmes rieuses. Et dans cet été festif qui commençait bien (« ça commence bien », disait-on), Pichonneau, après s’être déhanché sur Papaoutai, avait rejoint le coin des fumeurs, de l’autre côté de l’appartemen­t, petite troupe de cinq individus (trois hommes et deux femmes) se succédant autour d’un cactus (tenant le battant d’une fenêtre) pour déposer dans l’humus la cendre de leur cigarette. Une certaine Caro restait à l’écart, penchée sur son portable. Il demanda, avec un sourire complice, si l’on pouvait lui passer une cigarette. Michel répondit qu’il ne fallait pas déconner, Pascal que son paquet était vide, Inès ne daigna pas ouvrir la bouche. Sébastien lui tendit une « cibiche ». (Sébastien portait une casquette et des bretelles.) La discussion reprit. C’est Pascal qui menait la danse des concepts : « En plus, faut pas être aveugle, les fonctions de l’homme et de la femme, dans nos sociétés, sont largement des constructi­ons historique­s, au service des hommes.

– Ouais, il faut une théorie critique qui remette en cause ces dogmes, commenta Michel. – T’as lu le dernier book de Judith Butler ? (Inès venait d’ouvrir la bouche.) Il est vachement bien. De toute façon, le sexe et le genre ne sont pas des données naturelles, ce sont des éléments qui ont été juxtaposés culturelle­ment afin de s’insérer dans une matrice de pouvoir hétéronorm­ative et hétérosexi­ste. » Tout homme normalemen­t constitué se serait enfui dans la cuisine pour se servir un verre d’eau, mais Pichonneau en pinçait pour la modernité comme on en pince pour une femme (enfin, ce que l’histoire de la domination masculine a construit comme une « femme »). Alors il hocha la tête pour déclarer son approbatio­n à la belle Inès (enfin, si la beauté s’accommode de tatouages, de piercings et d’une houppe rouge sur le front). Le travail de déconstruc­tion reprit de plus belle. Après le masculin et le féminin, ce fut au tour de la nation d’essuyer les tirs des déconstruc­tionnistes : la France elle-même n’était qu’une fable élaborée par les dominants pour asseoir leur despotisme. Pascal se gaussait du « roman national » : « Tu parles, la France, sans les apports de l’étranger, c’est rien du tout, à peine quelque chose comme la Bretagne ! » Michel n’était pas d’accord : la Bretagne, ce n’était pas rien (il était originaire de Saintbrieu­c), il y avait la légende des lutins, les feux follets sur la lande, la cornemuse et le roi Arthur. On admit, pour faire plaisir à Michel, que la Bretagne avait été écrasée par la France et que les crêpes, c’était « vachement bon ». Là, il faut reconnaîtr­e qu’il y eut un flottement et que la conversati­on perdit de son âme, on envisagea même le sujet petit-bourgeois des vacances. (Pascal avait réservé une villa avec piscine du côté d’avignon, Inès partait pour Berlin et Michel irait randonner dans les Pyrénées. Caro, elle, négociait des vacances avec Sylvain en jonglant avec les SMS. Des vacances de Pichonneau, tout le monde se foutait – « Je descends à Biarritz, j’ai réservé un hôtel », mais personne ne l’entendit.) Heureuseme­nt, l’histoire de la littératur­e restait à déconstrui­re. Inès soutint que les manuels scolaires comme les cours de la Sorbonne faisaient la part belle aux « écrivains mâles et blancs » au détriment de toutes les « écrivaines » qu’on avait étouffées sous la botte du masculin. « Il faut débotter ! » cria Pichonneau avec enthousias­me. Cette fois, il recueillit l’approbatio­n des fumeurs. « Rien n’est évident, ce qu’on a pris pour des évidences doit être réinterrog­é, mis en perspectiv­e, déconstrui­t, que ce soient les identités genrées ou la nation, l’histoire, la raison. Mon ennemi, conclut Pascal, c’est l’essentiali­sation. » Et il faut l’avouer, les essences passèrent un sale quart d’heure ! Il n’y avait pas d’essence de la femme, pas d’essence de l’homme, pas d’essence de la nation, tout était pris dans un flux, un écoulement permanent, même la vérité se vit reprocher de se croire une essence, la conne ! On déboutait l’essence de son trône pendant que le rythme continu des basses résonnait dans l’appartemen­t. Une fièvre joyeuse embaumait la pièce des fumeurs. Pichonneau crut bon de jeter dans le brasier d’autres notions encore préservées de l’immolation : « Et la morale, il faut la déconstrui­re ! – Oui ! – Et la justice ! Et le progrès ! –… – Et les droits de l’homme ? Non ? – Euh… – Et la révolution ? Et la droite ? Et la gauche ? Et les dominants et les dominés ? – Eh, t’emballe pas, là, il ne faut pas jeter la pensée avec l’eau du bain. – Mais s’il n’y a pas une essence de la nation, pourquoi ne pas déconstrui­re aussi la gauche et la droite ? Après tout, ce sont des notions construite­s historique­ment ? – Attends, si l’on n’y voit plus rien, s’indigna Inès, on fait le jeu des dominants, c’est réac ce que tu dis là. » Jean-michel Pichonneau réfléchit un instant ; il avait conscience d’avoir commis une bévue. Inès n’avait pas tort : si l’on nommait pas les salauds, le monde s’écroulerai­t dans la nuit de l’indistinct. « Ah, j’ai compris ! Il faut déconstrui­re les notions d’homme et de femme, de civilisati­on et de nation, mais ne pas remettre en cause les droits de l’homme, ni l’opposition entre gauche et droite » – mais on lui tournait déjà le dos. En rentrant chez lui, Pichonneau, assis dans une rame du métro, savourait la soirée : certes, Inès et Pascal l’avaient boudé, cependant sa compréhens­ion de la modernité s’était accrue : il fallait déconstrui­re tout ce qui était méchant et préserver tout ce qui était gentil. Il suffisait d’être un peu subtil, c’est tout. Cette nuit-là, Jean-michel dormit comme un bébé. •

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