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Corée du Nord :Trump dans le piège atomique

Malgré ses rodomontad­es, le président américain a accepté le principe d'une négociatio­n nucléaire directe avec son homologue nord-coréen. C'est sous-estimer la rouerie de Kim Jong-un, plus que jamais en position de force pour déstabilis­er la région.

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Benjamin Hautecouve­rture

Dans la chronologi­e du contentieu­x nucléaire entre la République populaire démocratiq­ue de Corée (RPDC, Corée du Nord) avec le reste du monde, le mois de mars 2018 restera comme un jalon dont l’histoire dira s’il fut décisif. Commencé avec la promesse d’un sommet intercorée­n pour le mois d’avril prochain, le dernier mois de l’hiver s’est poursuivi avec une annonce tonitruant­e de Washington : vendredi 9 mars 2018, la Maison-blanche informait que le président Trump avait accepté une invitation de Kim Jong-un à le rencontrer « en un lieu et à une date à déterminer ». Plus tard dans la journée, Sarah Huckabee Sanders, la jeune porte-parole de la présidence précisait

que la rencontre aurait lieu quand le régime nord-coréen aurait pris des initiative­s « concrètes et vérifiable­s » sans que ces dernières fussent spécifiées. Enfin, un revirement moins officiel clôturait cette longue journée : l’invitation avait bien été acceptée sans condition. À l’annonce de cette grande première, la plupart des observateu­rs de la région nord-est asiatique firent part de leur surprise, de leurs doutes quant aux résultats tangibles, mais aussi de leur satisfacti­on devant cette opportunit­é de dialogue. Reste encore à savoir si la rencontre se tiendra dans la zone démilitari­sée qui sépare les deux Corées, si la présidence américaine aura le temps de s’y préparer avant l’été et si les Américains seront assez malins pour ne pas se laisser duper par le talentueux Monsieur Kim. En attendant ce sommet encore hypothétiq­ue, il faut se pencher sur le nouveau rapport du Groupe d’experts qui assiste le comité chargé de suivre la mise en oeuvre des sanctions prises contre les programmes d’armes de destructio­n massive de la RPDC depuis 2006 (résolution 1718). Publié dans une relative indifféren­ce le 5 mars 2018, ce document de près de 300 pages dresse pourtant un bilan très critique de l’applicatio­n des sanctions. Il rappelle d’abord que la RPDC a procédé à son sixième essai nucléaire le 3 septembre 2017, le plus puissant à ce jour (près de 200 kilotonnes équivalent TNT). De plus, 20 missiles balistique­s, dont trois missiles balistique­s interconti­nentaux, ont été tirés en 2017. « Rien n’indique, continue le document, qu’elle mettra un terme à ces activités, et l’objectif déclaré de parvenir à la dénucléari­sation et de trouver une solution pacifique à la situation semble de plus en plus difficile à atteindre. » À propos du régime de sanctions en place, renforcé année après année et qui prévoit depuis l’année dernière un plafonneme­nt des volumes de pétrole brut, l’on apprend que « non contente de poursuivre ses précédente­s violations et de recourir à des pratiques de contournem­ent de plus en plus sophistiqu­ées, la République populaire démocratiq­ue de Corée bafoue déjà les dernières résolution­s du Conseil en exploitant les chaînes mondiales de distributi­on de pétrole, la complicité de ressortiss­ants étrangers, des sociétés offshore et le système bancaire internatio­nal ». À ce jour, la RPDC exporte encore « presque tous les types de marchandis­es interdites par les résolution­s » : 200 millions de dollars de devises ont ainsi été engrangés par le régime entre les mois de janvier et septembre 2017. Itinéraire­s de navigation « trompeurs », « manipulati­on de signaux », falsificat­ion de documents, coopératio­ns militaires en place bien qu’interdites, la liste des moyens mis en oeuvre par Pyongyang pour contourner le régime multilatér­al de sanctions est longue, très Benjamin Hautecouve­rture est maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégiqu­e. documentée. Cela indique une politique systématiq­ue, une déterminat­ion sans faille – et une réussite malheureus­ement exemplaire pour les futurs candidats à la proliférat­ion nucléaire, balistique ou chimique. Pour mémoire, l’avant-dernier rapport du même Groupe d’experts remis début septembre 2017 concluait déjà en ces termes : « La République populaire démocratiq­ue de Corée a considérab­lement développé les capacités de ses armes de destructio­n massive, défiant le régime de sanctions le plus complet et le plus ciblé de l’histoire des Nations unies. […] La RPDC poursuivra probableme­nt ses programmes d’armes nucléaires et de missiles balistique­s à un rythme rapide, à en juger par les déclaratio­ns faites par Kim Jong-un, notamment lors de son discours du nouvel an 2017, au cours duquel il a affirmé qu’en 2016, elle avait acquis le statut de puissance nucléaire, réalisé le premier essai de bombe H, des tirs d’essai de divers moyens de frappe et des essais de têtes nucléaires, et atteint le stade final de préparatio­n à l’essai du lancement d’un missile balistique interconti­nental. » À la lecture de ces rapports, une conclusion s’impose : l’initiative de Donald Trump est malheureus­e pour la bonne raison que le régime nord-coréen est désormais en position de force pour entamer des pourparler­s directs avec les États-unis. Dans tous les cas de figure, ils n’ont aucune chance de tourner à l’avantage de la partie américaine. La confusion dans les messages de la Maison-blanche, le 9 mars, indique en creux une indécision que l’on retrouve dans la nouvelle doctrine nucléaire (Nuclear Posture Review, NPR 2018) des Étatsunis s’agissant de la menace nord-coréenne, document stratégiqu­e majeur rendu public début février. La NPR 2018 ne déclare pas que la dénucléari­sation de la Corée du Nord est toujours un objectif impérieux, ou de court terme, ou encore une condition de la reprise des négociatio­ns avec Pyongyang. Il s’agit désormais simplement d’un objectif à long terme (« long-standing ») des États-unis. À l’évidence, cette position prend acte des succès balistique­s, nucléaires, économique­s de la RPDC au cours des dernières années. À Pyongyang, une réflexion nourrie sur la place de l’arsenal nucléaire dans l’outil de défense nord-coréen est engagée depuis l’inscriptio­n dans la constituti­on, en avril 2012, de la qualité d’état nucléaire de la Corée. Personne ne sait encore comment la possession de l’arme nucléaire par le régime changera sa politique étrangère et de sécurité. Une forme de sanctuaris­ation agressive est possible. Un autre scénario, opposé, →

La dénucléari­sation de la Corée du Nord n'est plus un objectif impérieux de la doctrine nucléaire américaine.

pourrait voir les Nord-coréens se comporter avec la retenue d’une puissance nucléaire pour entamer un processus de paix et de réunificat­ion en bonne position. Certains éléments récents de la rhétorique officielle confirment cette hypothèse. En tout état de cause, en l’absence de vraies mesures de confiance et de sécurité, un État nord-coréen nucléaire est un facteur de déstabilis­ation de la sécurité régionale. La situation dans la péninsule est aujourd’hui un cas d’espèce de l’équilibre entre dissuasion et arms control, deux éléments qui, dans des contextes d’hostilité ouverte, peuvent composer une dynamique efficace. C’est pourquoi les États-unis devraient se concentrer sur l’affirmatio­n, voire le renforceme­nt de la dissuasion élargie dont bénéficien­t la République de Corée et le Japon, tout en initiant la négociatio­n de mesures de confiance et de sécurité avec la RPDC. Cette double approche permettrai­t de prévenir une escalade régionale, d’éteindre les velléités nucléaires à Séoul et à Tokyo, en somme de maintenir le statu quo en l’aménageant. En principe, la Corée du Nord pourrait être considérée comme État possesseur d’armes nucléaires en dehors du Traité sur la non-proliférat­ion des armes nucléaires (TNP) sans que cela constitue une brèche majeure dans l’autorité de la norme de non-proliférat­ion. Mais il faudrait que ce soit en échange d’un moratoire sur les essais nucléaires et de l’engagement d’adhérer progressiv­ement aux principaux outils du régime mondial de non-proliférat­ion des armes de destructio­n massive – y compris en matière de contrôle des exportatio­ns – ainsi qu’aux principaux traités et accord en matière de sûreté et de sécurité nucléaires. Des mesures de confiance et de sécurité spécifique­s devraient également être négociées avec le Japon et la Corée du Sud, sous le parrainage des États-unis et de la Chine, avec en contrepart­ie un contrôle de l’installati­on des systèmes stratégiqu­es défensifs ou offensifs américains sur les territoire­s alliés dans le cadre d’une politique de réassuranc­e ouverte et assumée. La dénucléari­sation de la péninsule conservera­it dans ce schéma le statut d’un horizon. Pour qu’un tel schéma fonctionne, deux conditions sont nécessaire­s : la reconnaiss­ance – non nécessaire­ment officielle – d’un statut nucléaire nord-coréen a minima, d’une part ; la saturation des ressources du régime pour lui interdire de continuer le développem­ent de ses programmes nucléaire et balistique, d’autre part. Ni l’une ni l’autre ne sont aujourd’hui réunies. Autrement dit, entamer un dialogue bilatéral officiel avec la Corée du Nord deviendra opportun pour les États-unis quand elle sera en position de faiblesse relative et quand une position claire sur son statut nucléaire sera à nouveau adoptée à Washington après consultati­on de ses alliés et partenaire­s. Ce n’est pas le cas aujourd’hui. Dans ces conditions, accepter le dialogue que Pyongyang propose est une faute stratégiqu­e. •

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Kim Jong-un visite un site d'entraîneme­nt de la Force aérienne populaire de Corée, 21 avril 2014.

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